Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII.


DIXIÈME ÉPOQUE. LA POPULATION.


§ I. — Destruction de la société par la génération et le travail.


« Epithersès, père de Emilian, rhéteur, naviguant de Grèce en Italie dedans une nauf chargée de divers marchandises et plusieurs voyagiers, sus le soir cessant le vent auprès des isles Echinades, lesquelles sont entre la Morée et Tunys, feut leur nauf portée près de Paxès. Estant là abourdée, aulcuns des voyagiers dormans, autres veiglans, aultres beuvans et souppans, feut de l’isle de Paxès ouye une voix de quelqu’ung qui haultement appelloit Thamoun : auquel cry tous feurent espouvantez. Cestuy Thamous estoit leur pilot, natif d’Egypte, mais non congneu de nom, fors à quelques-ungs des voyagiers. Feut secondement ouye ceste voix, laquelle appelloit Thamoun en cris horrificques. Personne ne respondant, mais tous restans en silence et trépidation, en tierce foys ceste voix feut ouye, plus terrible que duvant. Dont advint que Thamous respondit : Je suis icy, que me demandes tu, que veulx tu que je face ? Lors feut icelle voix plus haultement ouye, luy disant et commandant, quand il seroit en Palodès, publier et dire que Pan, le grand Dieu, estoit mort !

» Ceste parolle entendue, disoit Epithesès tous les nauchiers et voyagiers s’estre esbahys et grandement effrayez : et entre eulx délibérans quel soroit meilleur, ou taire ou publier ce que avoit esté commandé, dict Thamous son advis estre, advenent que lors ilz eussent vent en pouppe, passer oultre sans mot dire, advenent qu’il feust calme en mer, signifier ce qu’ilz avoyent ouy. Quand donc feurent près Palodès, advint qu’ilz n’eurent ne vent ne courant. Adoncques Thamous montant en prore, et en terre projectant sa veue, dict, ainsi qu’il lui estoit commandé, que Pan le grand estoit mort. Il n’avoit encores achevé ce dernier mot, quand feurent entenduz grandz souspirs, grandes lamentations et effroys en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble.

» Ceste nouvelle, parce que plusieurs avoyent esté présens, feut bientôt divulguée en Romme. Et envoya Tibère César, lors empereur de Romme, quérir cesluy Thamous. El après l’avoir entendu parler, adjousta foy à ses parolles. Et se guémentant es gens doctes, qui pour lors estoyent en sa cour et en Romme, et en bon nombre, qui estoit cestuy Pan, trouva par leur rapport qu’il avoit esté fils de Mercure et de Pénélope. Ainsi auparavant l’avoyent escript Hérodote et Cicéron, on tiers livre de la Nature des dieux.

» Toutes foys je le interpréteroys de celluy grand Servateur des fidèles, qui feut en Judée ignominieusement occiz par l’envie et iniquité des pontifes, docteurs, prebstres et moynes de la loy mosaïcque. Et ne me semble l’interprétation abborrente. Car à bon droict peult-il estre en languaige grégeoys dict Pan. Veu qu’il est le nostre Tout : tout ce que sommes, tout ce que nous vivons, tout ce que avons, tout ce que espérons, est luy, en luy de luy, par luy. C’est le bon Pan, le grand pasteur, qui, comme atteste le bergier passionné Corydon, non-seulement ha en amour et affection ses brebis, mais aussi les bergiers. A la mort duquel furent plainctz, souspirs, effroys et lamentations en toute la machine de l’univers, cieulx, terre, mers, enfers. A ceste mienne interprétation compète le temps. Car cestuy très-bon, très-grand Pan, nostre unique Servateur, mourut lez Hiérusalem, régnant en Romme Tibère César. »

Qui croirait que cet admirable récit, fait d’un ton si grave, et terminé par une réflexion si pieuse, sorte de la plume de Rabelais, qui en avait pris le fond dans Plutarque ? Mais qui pourrait méconnaître dans l’application faite à Jésus-Christ de l’oracle publié par Thamous, l’emblème de la société mise à mort par ses éternels ennemis, le monopole et l’utopie, et dans ce même Thamous, l’homme dont les écrits ont semé le plus d’épouvante et fait douter davantage de la Providence, Malthus ?

L’histoire ancienne est la figure de l’humanité moderne, comme le Christ est la personnification de l’humanité. Quand la société, portée, comme le vaiseau de Thamous, de barbarie en civilisation par les souffles économiques, après avoir traversé l’archipel propriétaire, vient s’égarer sur les bas-fonds du communisme, Malthus est le pilote qui nous crie : La société se meurt, la société est morte ! Les âmes qui pleurent le dieu Pan, parce qu’elles n’ont point encore reçu la foi de sa résurrection, sont tous nos orateurs et nos écrivains, expressions vivantes de l’humanité, organes de ses pressentiments et de ses douleurs : c’est un Lamennais, un Lamartine, un Michelet ; ce sont nos économistes, nos politiques et nos mystiques, Sismondi, Blanqui, Buret, Guizot, Thiers, Cormenin, O. Barot, Buchez, les RR. PP. Ravignan et Lacordaire, messeigneurs de Lyon et de Chartres, E. Sue, etc., etc.

Oui, vraiment, la société touche à sa fin. Pan, le grand dieu, est mort ; que les ombres des héros se lamentent, et que les enfers en frémissent. Pan est mort : la société tombe en dissolution. Le riche se clot dans son égoïsme, et cache à la clarté du jour le fruit de sa corruption ; le serviteur improbe et lâche conspire contre le maître : plus de dignité chez le riche, plus de modestie chez le pauvre, de fidélité nulle part. Le savant regarde la science comme une galerie souterraine qui le conduit à la fortune : il ne se soucie point de la science. L’homme de loi, doutant de la justice, n’en comprend plus les maximes ; le prêtre n’opère plus de conversions, il se fait séducteur ; le prince a pris pour sceptre la clef d’or ; et le peuple, l’âme désespérée, l’intelligence assombrie, médite et se tait. Pan est mort : je vous le dis comme Thamous et Malthus. La société est arrivée au bas : dépêchez vos pleurs ; et nous, disséqueurs, à qui est livré ce cadavre, procédons à l’autopsie.

Le phénomène le plus étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l’expérience et le moins compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement, plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l’analyse logique, historique, physique et morale ; on l’a divisé par familles, genres, espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation, de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique : les titres seuls des livres qui en ont été écrits empliraient un volume. À force d’en parler, on est parvenu à en nier l’existence ; et c’est à peine si, à la suite de cette longue investigation, l’on commence maintenant de s’apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses indéfinissables, des choses qui ne s’entendent pas.

Ainsi la misère, comme une divinité impénétrable, mais toujours présente, a ses incrédules et ses dévots ; elle a même, et ce n’est pas ce qui sert le moins ses progrès, elle a ses indifférents. Étrange destinée que celle de l’homme, d’être toujours conduit par sa raison à nier ce dont il n’est informé que par le sentiment ou par les sens, fût-ce la douleur et la mort ! L’école d’Elée, si ma mémoire ne me trompe, niait le mouvement ; les stoïciens niaient la douleur ; les partisans de la résurrection et de la métempycose nient la mort ; les spiritualistes nient la matière ; les matérialistes nient Dieu. Les sceptiques ont prétendu se railler des uns et des autres : mais malgré les dénégations et les rires, les mondes n’en ont pas moins continué leur course majestueuse à travers l’espace ; la douleur et la mort n’ont pas moins fait de victimes, le culte des dieux n’a pas moins obtenu de succès. Que les philanthropes rient de la misère, et nous sommes sûrs d’une recrudescence. Tâchons donc de déchiffrer cet hiéroglyphe, si nous ne voulons attirer sur nous de nouveaux désastres.

La misère est le dernier fantôme que la philosophie doive éliminer de la raison, si elle veut l’expulser après de la société. Mais qu’est-ce qu’un fantôme ? comment est-il possible de le saisir, de l’expliquer, de s’en défendre ? comment parler des causes, de l’essence du développement, des accidents, des modes, d’un fantôme ?

La misère est, dans l’ordre de la société, le mal. Mais qu’est-ce que le mal ? Le mal, dit M. de Lamennais, c’est la limite. Or, qu’est-ce encore que la limite ? une conception de l’esprit, sans réalité objective. C’est, comme le point et la ligne géométriques, un être de raison. La limite n’est lien, parce qu’elle est elle-même sans limite, parce que la définition est la seule chose qui ne se définisse pas. Donc le mal, dans le système de M. de Lamennais, est une entité logique, un rapport dénué de substance : affirmer l’existence du mal, c’est affirmer la réalité d’une négation, la réalité du néant. Comment alors expliquer la douleur ? comment rendre raison de cette expérience continuelle qui nous fait crier et nous plaindre, qui excite en nous le dégoût et l’horreur, souvent même nous donne la mort ? Que dis-je ? Si le mal n’est autre que la limite, il est la détermination même de l’être ; ce par quoi les choses deviennent sensibles et intelligibles, et sans quoi il n’y a ni beauté ni existence ; c’est la condition suprême de nos sensations et de nos idées, c’est l’être nécessaire, en un mot le mal c’est le bien. Singulière définition !

La misère, selon E. Buret, qui a préféré généraliser moins afin de saisir mieux, la misère est la compensation de la richesse. Fiat lux ! Que de plus habiles expliquent cela, s’ils peuvent : quant à moi, ma conviction est que l’auteur ne s’est pas lui-même compris.

La cause du paupérisme, c’est l’insuffisance des produits ; c’est-à-dire le paupérisme : opinion de M. Chevalier. La cause du paupérisme, c’est la trop grande consommation ; c’est-à-dire encore le paupérisme : opinion de Malthus. Je pourrais à l’infini multiplier les textes sans tirer jamais des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au premier verset du Koran ? Dieu est Dieu ; la misère est la misère, et le mal est le mal. N’est-il pas vrai que la misère est quelque chose d’antiphilosophique, d’irrationnel comme une religion ; que c’est un fantôme, un mythe ?

La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production, restreindre la consommation, et faire moins d’enfants, en un mot être riches, et non pas pauvres : voilà, pour combatte la misère, tout ce que savent nous dire ceux qui l’ont le mieux étudiée ; voilà les colonnes d’Hercule de l’économie politique !…

Mais, sublimes économistes, vous oubliez qu’augmenter la richesse sans accroître la population, c’est chose aussi absurde que de vouloir réduire le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s’il vous plaît, puisqu’à moins déraisonner, nous n’avons plus même le sens commun. La famille n’est-elle pas le cœur de l’économie sociale, l’objet essentiel de la propriété, l’élément constitutif de l’ordre, le bien suprême vers lequel le travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N’est-ce pas la chose sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier d’industrie et voleur ; avec laquelle au contraire il subit le joug de votre police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le monopole, s’endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son existence, semblable au Créateur, dont on a dit qu’il est patient parce qu’il est éternel, ne sent plus l’injustice commise contre sa personne ? Point de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle est, d’après la donnée économique, notre première position. Et si vous n’en découvrez pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du monopole, du crédit et de la propriété.

Maintenant, le but de la famille n’est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n’est-elle pas l’effet nécessaire du développement vital de l’homme ? n’est-elle pas en raison de la force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse, le travail et le bien-être ? Donc, c’est une conséquence inévitable de la multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la proportion relative des subsistances, loin de s’accroître par l’élimination des bouches inutiles, tendrait invinciblement à diminuer, s’il est vrai, comme j’espère le démontrer bientôt, qu’une semblable élimination ne puisse s’effectuer que par la destruction de la famille, objet suprême, condition sine quâ non du travail.

Ainsi la production et la population sont l’une à l’autre effet et cause ; la société se développe simultanément, et en vertu du même principe, en richesse et en hommes : dire qu’il faut changer ce rapport, c’est comme si dans une opération où le dividende et le diviseur croîtraient et diminueraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le quotient. Que prétendez-vous ? Que les jeunes gens cessent de faire l’amour ; que le prolétaire ne se marie qu’à cinquante ans, ou plutôt jamais, et que la famille soit un privilège ? En ce cas, prenez d’efficaces mesures pour la garde de vos propriétés, doublez le nombre de vos soldats, augmentez celui des filles publiques, créez des primes pour la prostitution, poussez à la polygamie, à la phanérogamie, voire même à la sodomie, à toutes les espèces d’amours que le préjugé réprouve, mais que la science doit accueillir, en considération de leur stérilité. Car avec la famille il est impossible d’arrêter le progrès de la misère, par la raison même qu’il est impossible d’arrêter le progrès de la richesse : ces deux termes sont enchaînés l’un à l’autre par l’indissoluble lien du mariage ; il y a contradiction à les vouloir séparer.

Ainsi la misère est une chose mystique et nécessaire, une chose dont nous ne concevons ni la présence ni l’absence ; le mal comme le bien est un des principes de l’univers : nous voilà dans le manichéisme !

Mais enfin comment s’exprime le mal dans la société ? quelle est la formule de la misère ?

Malthus, s’appuyant sur une masse de documents authentiques, a prouvé en premier lieu que la population, si elle ne rencontrait aucun obstacle, tel par exemple que le manque de subsistances, pourrait facilement doubler tous les vingt-cinq, et même tous les dix-huit ans.

Say raccourcit encore cette période : il trouve que la population, si rien ne la réprimait, triplerait tous les vingt-six ans.

M. Rossi exprime la même idée dans cette élégante formule : « Si un produit deux, et que les nouveaux produits aient chacun la même force productive qu’avait la première unité, deux produiront quatre, quatre produiront huit, et ainsi de suite. Abstractivement parlant, Malthus posait donc un principe incontestable »

A côté de ce premier fait, désormais hors de doute, Malthus en pose un autre, non moins certain : c’est que, tandis que la population tend à s’accroître selon la progression géométrique :—: 2. 4. 8. 16. 32. etc., la production des subsistances augmente seulement selon la progression arithmétique 1. 2. 3. 4. 5. 6. etc. ; ce qui mène invinciblement à cette conclusion, qu’en tout pays une partie de la population périt incessamment faute de pain.

Malthus ayant prétendu qu’il suffisait que cette seconde proposition fût énoncée pour qu’elle parût immédiatement démontrée, et, s’étant dispensé en conséquence d’en faire la preuve, je vais suppléer à son silence en montrant comment a progression arithmétique des subsistances 1. 2. 3. 4... est le corollaire de la progression géométrique de la population 2. 4. 8. 16. 32. 64...

A quoi tient la génération d’un homme ? à l’émission d’un germe, émission que le géniteur est incessamment excité à permettre, qui n’exige de lui aucun effort, qui tout au contraire est le bien suprême de sa vie, le but de son travail, le besoin de sa destinée. Mais jusqu’au jour où il sera capable de pourvoir par lui-même à sa subsistance, ce germe coûtera, pour frais d’incubation, allaitement, nourriture, etc., pendant une période de dix, quinze, vingt et même vingt-cinq ans, 12, 15, 20 et même 50 pour 100 de ce que consomment ses auteurs. Or, admettant que le même couple conduise à bien quatre, six, dix ou douze enfants, il s’ensuit, avec une évidence mathématique et sans qu’il soit besoin de dresser une statistique immense, de compulser les récits des voyageurs et de fouiller les chroniques, que le bien-être de ces époux diminuera par la raison même qui devait y mettre le comble, de 12, 15, 20, 30, 50 et même 80 pour 100.

Et comme chacun des enfants, à peine sorti de l’école et délivré de l’apprentissage, est en état de faire pour son propre compte ce qu’avait fait son père ; comme tous ses désirs, tous ses vœux le poussent à cette imitation ; comme l’abstinence n’aurait d’autre résultat que de lui ôter le cœur au travail et de lui faire perdre l’esprit d’ordre et d’économie, il résulte que la procréation des hommes gagne, gagne incessamment sur la production de la richesse, laquelle reste toujours, toujours en arrière, et que la puissance de développement de l’humanité par la génération, et sa puissance de développement par le travail, sont entre elles comme les progressions :

 :—: 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. 128. 256.  .  .  .  .

 :—: 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.  .  .  .  .

Malthus, je le répète, isolait l’une de l’autre ces deux progressions ; du moins il ne m’a point paru qu’il en comprit nettement la solidarité et l’identité, et c’est à quoi, dans l’intérêt de sa théorie, il était utile de suppléer. Les faits, au surplus, c’est-à-dire la misère humaine manifestée sous mille formes effrayantes, terribile visu formæ, famine, guerre, peste, maladie, débauche, etc., confirment tous les jours, ainsi que l’a prouvé avec une immense érudition Malthus, l’exactitude de cette loi. Vit-on jamais énigme, fiction ou fantôme, s’exprimer avec une telle énergie, et se démontrer avec une puissance de faits aussi irrésistible ?

Dans l’ordre de la société, comme dans celui de la nature, la misère est donc chose fatale : vouloir s’en préserver, c’est vouloir que la loi des logarithmes change à notre convenance, et que l’arithmétique cesse d’être une vérité. Les deux progressions étant enchaînées l’une à l’autre par un rapport nécessaire, exprimant au fond la même idée, traduisant le même fait, la même loi éternelle portée dès le commencement Croissez et multipliez, il est inévitable que, si nous laissons agir la nature, nous tombions dans la misère par la surproduction des enfants ; et si nous résistons à la nature ou si nous la trompons par des suppléments illusoires, d’abord nous nous dérobions à notre destinée la plus impérieuse, bientôt nous prenions en horreur la famille et avec elle le travail, et nous nous précipitions dans une série inverse de maux.

Voilà, dans son expression la plus claire et la plus obscure, la plus décisive et la plus désespérante, le mythe final de l’économie politique, la couronne de la propriété, l’allégorie du travail et de la famille. L’humanité se consume et périt par l’exercice de ses facultés vivifiques ; s’il pouvait y avoir un terme à son suicide, elle cesserait d’exister.

Lors donc que la théorie économique, suivant de loin l’expérience, a prononcé le mot de misère, elle a exprimé par ce mot la loi intime de notre développement, l’essence de notre être, la forme de notre vie. Accroissement rapide de la population, accroissement plus lent des subsistances, sont les deux faces d’une même idée, d’un seul et unique phénomène. C’est la formule mystérieuse d’une loi aussi certaine que toutes celles qui président aux mouvements des corps célestes, d’une loi par conséquent inflexible et immiséricordieuse comme une équation d’algèbre. Combien, à ce point de vue, la plainte du misérable et les palliatifs du philanthrope nous doivent sembler puérils, mesquins ! La fatalité nous fait vivre, la fatalité nous emporte ; le plaisir qu’elle nous donne, elle se le fait payer : qu’avons-nous à crier et à gémir ? et que nous veulent ces économistes qui, incapables de saisir le lien de leurs propres idées, tantôt nous disent de produire davantage, tantôt nous recommandent de faire moins d’enfants ; comme si ces deux formes de la génération humaine n’étaient pas irrévocablement enchaînées l’une à l’autre, et qu’il y eût avantage à remplacer par la misère de notre prévoyance, la misère qui résulte pour nous de l’imprévoyance de la nature !…

Mais, me dira-t-on, sans doute il n’y aurait rien à répliquer à la double loi de Malthus, et nous n’élèverions aucune plainte, nous adorerions en silence l’arrêt de la fatalité économique, si cette inégalité du développement humanitaire en population et en richesse était d’une irréprochable certitude, si elle portait le caractère d’une idée complète et définitive, tel qu’il convient à une idée vraie ; si cette loi, en un mot, n’était pas une évidente contradiction. Or, le principe de Malthus tombe manifestement dans le cas de toutes les antinomies ; et, d’après vos propres principes, d’après cette théorie des contraires réputée infaillible, l’antagonisme du progrès dans la population et la production prouve uniquement qu’il existe un principe d’équilibre, et que ce principe, c’est à la science de le découvrir.

Quoi ! l’homme seul entre les animaux, par la distinction la plus glorieuse, aurait été créé travailleur ; la Providence lui aurait commandé de posséder la terre, de s’organiser par familles ; le bonheur aurait été placé pour lui dans l’exercice de cette double fonction du travail et de l’amour ; c’est par là qu’il lui était réservé d’augmenter incessamment son énergie, de multiplier ses moyens, de développer sa fécondité industrielle et de donner l’essor à toutes ses sympathies : et quand arrive l’heure de réaliser ces promesses magnifiques, la Providence, qui jamais ne mentit, se changerait tout à coup en une déception hideuse ! Pour goûter le bonheur, l’humanité, comme Saturne, devrait dévorer ses enfants ! L’amour irait trop vite, le travail trop lentement ! L’organisme social serait si faussement réglé, si mal conçu, que l’homme ne pourrait se soutenir que par la déperdition continuelle de sa chair et de son sang ! Il lui faudrait périr pour vivre, à moins qu’il ne préférât s’abstenir de se reproduire, ce qui est toujours perdition et misère ! La Mort serait le grand prévôt de l’économie politique, chargé de rétablir l’équilibre entre la population et les subsistances, et de soumettre les œuvres de l’amour à la mesure des œuvres du travail, le nombre des créatures raisonnables à la proportionnalité des valeurs ? Qui donc empêchait la nature, qui empêchait la Providence, en augmentant à notre intention la fécondité de la terre, de limiter en même temps la fécondité de notre espèce, et, par un enraiement fait à temps utile de notre faculté génitale, d’arrêter cette affreuse extermination ?…

Mais, vous réplique le matérialiste utilitaire, cette loi de mort qui saisit l’homme et la brute, et qui vous révolte, qu’est-elle autre chose que la grande évolution de la nature figurée par la trinité hindoue, Brahma, Siva, Vichnou, le Créateur, le Destructeur, le Réparateur ; évolution reconnue authentiquement par la science, et qui, émanant directement du dualisme éternel et irréductible, n’a plus de synthèse à espérer ? Votre espoir est donc sans fondement, l’antinomie reste ici sans solution. La création est un vaste champ de bataille où la vie est jetée en pâture à la vie, et renaît à perpétuité de la mort. Le règne végétal, planté sur le règne inorganique qu’il absorbe et s’assimile sans relâche, fournit à son tour à la subsistance du règne animal, dont les innombrables espèces auraient bientôt dénudé la terre, si elles n’étaient incessamment détruites les unes par les autres, et par l’homme. L’homme, à son tour, n’ayant rien au-dessus de lui, ni ange, ni démon, qui le mange, l’homme se dévore lui-même. L’anthropophagie est la sanction de la loi naturelle ; et c’est pour en procurer l’accomplissement que la Providence a institué le monopole et l’état, garanti la propriété, et soumis les humains à un ordre hiérarchique qui permet aux forts de consommer les faibles, sans péril et sans remords.

Ainsi tout sort de la substance infinie, tout y rentre : l’acte par lequel s’effectue l’émission des êtres vivants est la génération ; l’acte par lequel rentrent au réservoir commun les éléments que l’organisation entraîne, est la mort. Pourquoi murmurer contre cette loi ? Si nos réclamations pouvaient être entendues, après avoir obtenu pour tous l’avantage d’une vieillesse fortunée, nous devrions demander encore une vie et une efflorescence perpétuelle ; périr par décrépitude étant chose, en effet, tout aussi déplaisante et inconcevable que périr par misère. Mais il n’en peut être ainsi : l’immortalité, avec la faculté de multiplier à l’infini, est absurde ; et quant à la prolongation de la vie moyenne jusqu’aux confins de l’extrême vieillesse, comme elle exigerait l’ajournement de passions qui ne souffrent point de remise, elle est incompatible avec notre constitution et compromettrait notre existence. Le sang des misérables que la Providence a voués à l’holocauste est le ciment de l’édifice social, l’huile qui fait rouler sur ses pignons le mécanisme humain. Couronnez de fleurs et de bandelettes le front des victimes ; applaudissez à leur sacrifice, à la grâce de leur trépas ; qu’ils emportent en mourant le juste tribut de votre admiration et de vos éloges. Mais gardez-vous de les vouloir racheter de l’autel, parce que s’ils se fatiguaient de mourir pour vous, c’est vous qui devriez mourir pour eux.

Vous dites : La Providence, au lieu de nous assassiner, ne pouvait-elle à l’occasion suspendre, réfréner cette ardeur génitale ?… Imprudent, qui demandez l’émasculation du travailleur ! Quel produit en tireriez-vous, après avoir tari en son corps et en son âme la source même de l’activité et du génie ? Vous perdriez bientôt par le découragement de l’ouvrier le bénéfice d’une production plus forte, et, sans affaiblir l’intensité de la misère, vous compromettriez l’existence de l’espèce. Écoutez à ce propos ce que nous dit le maître :

« La passion est forte et générale, et il est probable qu’elle serait insuffisante, si elle venait à s’affaiblir. Les maux qu’elle entraîne sont l’effet nécessaire de cette généralité et de cette énergie. Tout nous porte à croire que le but du Créateur a été de peupler la terre ; mais il paraît que ce but ne pouvait être atteint qu’en donnant à la population un accroissement plus rapide qu’aux subsistances. Et puisque la loi d’accroissement que nous avons reconnue n’a pas répandu les hommes trop rapidement sur la face du globe, il est assez évident qu’elle n’est pas disproportionnée à son objet. Le besoin de subsistance ne serait point assez pressant, et ne donnerait pas assez de développement aux facultés humaines, si la tendance qu’a la population à croître rapidement, sans mesure, n’en augmentait l’intensité[1]. »

J’ignore quel effet produiront sur l’esprit du lecteur ces diverses considérations. Quant à moi, je déclare qu’au point de vue de l’économie politique et au terme où nous sommes parvenus, ayant d’un côté la propriété qui nous égorge, de autre la communauté qui nous étouffe, je ne vois absolument rien à répondre. Les faits parlent trop haut pour qu’il soit permis de se faire illusion : la misère existe, c’est-à-dire que la subsistance est insuffisante, et le nombre des bouches à nourrir trop grand. Cela est incompréhensible, mais enfin cela est. Ce que nous venons d’ajouter n’en est que le commentaire.

Ainsi donc l’Être infini, en procédant à la création, s’est trouvé engagé dans une impasse ; et nous, l’Être progressif et prévoyant, nous portons la peine de son impuissance. La nécessité n’a pu se passer du hasard ; l’ordre se conserve par le désordre ; les êtres organisés ne jouissent pas, comme le monde inorganique, de la perpétuité du mouvement ; et bien qu’il n’y ait pas contradiction dans l’idée d’un bien-être permanent, par une inexplicable infirmité de la nature cette permanence est impossible. Notre joie se nourrit de pleurs ; la garantie de notre bien-être, c’est la misère. Que ce contraste semble impliquer pour la raison la nécessité d’un accord, on ne le nie pas ; mais cet accord, cette condition où le bien et le mal se résoudraient en un fait supérieur, où la découvrir ? comment la concevoir ? et que pouvons-nous imaginer au delà de ce dualisme, Souffrir ou jouir, Être ou n’être pas ? Le bonheur et la souffrance, de même que le moi et le non-moi, de même que l’esprit et la matière, sont les deux pôles du monde, au-dessus desquels il n’est plus de synthèse, plus d’idée, puisque sans eux le monde lui-même n’est pas. S’il est ainsi, qu’avons-nous à faire de chercher encore le secret de notre destinée ? À quoi bon le travail, et quel peut être notre espoir ? Notre destinée, c’est misère ; notre travail, c’est misère ; notre espérance, c’est misère. Le socialisme n’a rempli que la moitié de sa tâche : après avoir aboli, comme causes de misère, l’argent, la concurrence, le monopole, le mariage, la famille, la propriété, la liberté et la justice, au lieu de s’arrêter à cette hypocrisie de communauté, il devait proscrire encore le travail et prêcher le désespoir ; le socialisme a pour dogme final le suicide. Car si c’est une loi de l’humanité de se développer toujours dans l’industrie, la science et l’art, c’est aussi une nécessité pour l’homme de sceller de son sang chacun de ses pas dans la carrière ; c’est une nécessité qu’il subisse une mort de plus en plus amère, qui lui fasse expier la délicatesse de ses sentiments, la vivacité de ses affections, la fécondité de ses travaux, la profondeur de son enthousiasme, la joie de ses voluptés ; une mort qui, prenant autant de formes que la vie, atteigne l’homme dans le cœur, dans les sens et dans la raison, et l’anéantisse des millions de fois. La mort ! voilà notre raison dernière, voilà le dieu du monde ! Finis est homininis sicut jumenti. Ou, si c’est uniquement pour mourir que nous avons été tirés du néant, où était la nécessité pour nous, pour l’univers, d’en sortir ? La création, la vie, la nécessité, la Providence, Dieu et l’homme, tout est absurde.

Quelle déraison ! reprennent à ce propos les économistes chrétiens, quelle démence impie ! Oui, disent-ils, la fin de l’homme sur la terre est comme celle des brutes, et la loi de Malthus ne fait aucune acception des personnes. Mais cette loi n’embrasse que la vie présente ; notre véritable vie n’est point ici-bas. Celle imperfection de notre destinée, qui nous fait paraître et disparaître, distribuant inégalement les biens et les maux, et frappant l’espèce comme l’individu, n’est et ne peut être autre chose que l’essai, la préparation, le prélude d’une vie ultérieure. Nous en avons pour garant la parole de Celui qui ne ment pas, et qui a mis au fond de nos entrailles, avec le désir du bonheur, le pressentiment de l’immortalité. La permanence de l’âme après le dernier soupir, la résurrection dans un monde meilleur, voilà le complément de la nature, le but de la vie, la justification de la Providence.

Que je recevrais avec amour, que j’embrasserais avec transport cette consolante utopie, s’il était possible, je ne dis pas de m’en faire voir quelque chose, mais seulement de la rendre accessible à ma raison ! Mais que peut-il y avoir hors de l’univers, hors de la série des créatures ? Où voulez-vous que je place ce monde de félicité, si le monde de malédiction dont je fais partie égale l’infini ? où trouver un temps hors du temps, un espace hors de l’espace, une raison hors de la nécessité ? Comment concevoir un bien que la douleur n’irrite, ne stimule plus ? comment me figurer une immortalité qui implique la séparation absolue du moi et du non-moi, la scission de la matière et de l’esprit, et qui choque tous les principes de mon entendement ? L’hypothèse de l’immortalité de l’âme renverse les fondements de la certitude. Comment, enfin, une preuve aussi éclatante de l’impuissance divine que la création disloquée dont je fais partie, deviendrait-elle pour moi le gage d’une rénovation inintelligible, fondée sur une existence impossible ?

Accroissement de la population, selon une progression géométrique ; augmentation des subsistances, selon une progression arithmétique : ce théorème est aussi bien démontré que tous ceux de l’algèbre. D’un mot, l’économie politique a prononcé l’arrêt de mort de l’humanité, condamné la Providence, démontré l’erreur de la nécessité, flétri la nature. Voilà ce que ma raison me force d’avouer, ce que mes sens me font voir, toucher, sentir. Tout ce qu’on essaie de me dire pour adoucir ma peine ne sert qu’à la rendre plus poignante ; et ma désolation renaît plus profonde de toutes les raisons imaginées pour la vaincre. Ou bien l’économie politique a calomnié ; et comment l’établir ? où trouver des arguments qui la réfutent, quand la loi des nombres la justifie ? des témoignages qui la démentent, quand les faits sont pour elle ?… Ou bien la nature, la nécessité, Dieu et l’homme ne sont que les rêves du néant ; l’univers est un cauchemar. Quelle inconcevable logique dans cette nuit ! quelle philosophie dans cette mort !…

J’essaierai, pourtant, une dernière analyse, ne fût-ce que pour jouir, comme le coupable condamné au supplice, de la lecture de mon arrêt. Je cherche comme si je pouvais trouver encore, comme s’il était un tribunal où il fût possible d’appeler des aphorismes de la science, du témoignage de cent siècles, d’un fait qui au dedans me saisit, et qui au dehors m’écrase. In spem contrâ spem ! Raidis-toi, malheureux, contre le désespoir. L’économie politique m’a trompé tant de fois, que je lui dois cette preuve de méfiance. Il y a là-dessous du mystère ; et il suffit que l’économie politique s’en prévaille, pour que je revienne à la charge. L’économie politique a besoin que la mort lui vienne en aide : ne serait-ce point qu’elle-même vient ici en aide à la mort ? Or, si la mort, privée de cet auxiliaire, reculait seulement d’un pas, qui sait l’avantage que la mort me donnerait sur elle par cette marche rétrograde ?…

L’économie politique nous dit : Je ne puis vous donner du pain à tous, parce que vous venez plus vite que je ne saurais vous servir. C’est pourquoi il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus !…

Avant de s’excuser sur le trop grand nombre de ses nourrissons, il faut que l’économie politique prouve qu’elle a rempli son devoir. Nous sommes dévoués à la mort, à la bonne heure ! L’économie politique n’aurait-elle point préparé, sollicité, accéléré notre exécution ? Cette misère qui lui sert à pallier ses fautes, ne serait-elle pas, en partie, son ouvrage ? Is fecit cui prodest ! L’économie politique est intéressée à nous faire périr, l’économie politique a menti.


§ II. — La misère est le fait de l’économie politique.


Je ne sais point encore ce que c’est que la misère : mais je suis certain d’une chose, c’est qu’elle anticipe sur la production, et qu’elle nous frappe avant que la stérilité du travail l’y autorise. Ce fait, aussi bien prouvé qu’aucun de ceux rapportés par Malthus, est le seul que je veuille opposer à la théorie de cet écrivain : il me suffira pour la renverser de fond en comble.

Je distingue d’abord, dans l’existence de l’humanité, deux périodes principales : l’état sauvage, essentiellement stationnaire, où l’homme, ignorant du travail, vit seulement des produits naturels du sol et de la chair crue des animaux ; et la civilisation, essentiellement progressive, où l’homme, devenu industrieux et transformant la matière, subsiste du produit de ses mains.

Dans la première période, la misère, c’est-à-dire l’épuisement des provisions et le manque des objets de première nécessité, a pour cause directe et immédiate la paresse, l’inertie générale des facultés de l’homme. Comme il était possible, sinon d’éliminer tout à fait, du moins d’ajourner, par un travail productif, cette misère née de l’inertie ; comme elle arrive longtemps avant que l’homme, s’emparant des forces naturelles, leur ait fait rendre tout ce qu’elles sont susceptibles de donner, il est clair qu’une telle misère est prématurée, qu’elle anticipe sur l’heure légitime, conséquemment qu’elle est anormale. Et puisque dans l’état sauvage l’apathie de l’homme est permanente, il y a permanence aussi dans l’anticipation, et partant dans l’anomalie de la misère.

Voilà ce que l’économie politique dirait, et avec toute raison, pour sa défense, si nous l’accusions d’être cause de la misère qui tue et décime les peuples sauvages. Il est possible, répondrait-elle, qu’un peu plus tard, et malgré l’énergie et l’intelligence de ses efforts, la misère ressaisisse l’homme civilisé : mais tant qu’il n’aura pas fait tout ce qui dépend de lui pour l’éloigner, tant que par son travail il n’aura pas mis, pour ainsi dire, la Providence en demeure, l’homme n’a pas le droit d’accuser la science et de proférer une plainte. Il souffre d’un malheur qui est son propre fait, et contre lequel la nature et la Providence protestent. En moins d’un siècle les Européens des États-Unis ont créé plus de richesse et de bien-être que tous les indigènes de ce vaste continent n’en avaient recueilli pendant des milliers d’années : et comme la nouvelle population des États-Unis n’a cessé de doubler et double encore tous les vingt-cinq ans, on peut dire que cette population, par sa prodigieuse activité, a fait plus d’heureux que la barbarie des Peaux-Rouges n’avait auparavant créé de misérables. Les trésors de richesse et de bonheur que recelait l’Amérique valaient bien la peine que l’homme s’en emparât ; et si pendant trente siècles il s’est abstenu, ce n’est point à l’économie politique, pas plus qu’à la Providence, d’en répondre.

Il y a donc dans la misère humaine une part que sans injustice on ne peut rejeter sur la nature, et qui, nonobstant la rapidité des générations, provient exclusivement de l’inertie de l’homme.

Il s’agit actuellement de savoir si la misère qui saisit le civilisé n’est pas aussi, comme la misère du sauvage, nécessairement et toujours prématurée ; s’il n’est pas vrai qu’elle anticipe sur son heure légitime, et qu’elle ait pour cause unique, non plus l’absence du travail, mais un vice d’organisation dans le travail. Dans ce cas, il en serait du civilisé comme du sauvage : sa misère n’appartiendrait qu’à lui seul ; il ne pourrait en accuser la nature tant qu’il n’aurait pas lui-même fait le nécessaire, et sommé par sa diligence la nécessité de le secourir. Car s’il était vrai que, comme la misère du sauvage dépend tout entière de l’engourdissement de ses facultés, la misère du civilisé eût pour cause unique un défaut d’ordre, il se pourrait alors que dans un état d’organisation parfaite, non-seulement la misère fût ajournée de nouveau pour un temps, mais qu’il existât une vertu spécifique qui rétablirait le niveau entre la population et la production, sans que la prudence humaine eût besoin d’intervenir d’aucune autre manière, et, par un artifice quelconque, de ramener l’équilibre.

On sent de quelle importance il est pour l’humanité de vérifier cette hypothèse. Si une telle hypothèse devenait vérité, la misère, et celle qui provient de l’inertie de l’homme, et celle qui a pour cause les vices de l’organisation industrielle, se trouverait indéfiniment écartée, et le problème de notre destinée, le problème de la destinée du monde, se présenterait sous une toute autre face.

Or, cette vérification importante, nous l’avons faite dans cet ouvrage, dont le sous-titre, Philosophie de la Misère, rappelle suffisamment l’esprit.

Le travail, avons-nous dit, est le principe de la richesse, la force qui crée, mesure et proportionne les valeurs. Mesurer et proportionner, c’est encore distribuer : le travail porte donc en soi une puissance d’équilibre en même temps que de fécondité, qui paraît devoir assurer l’homme contre toutes les chances de dénument.

Mais, pour devenir efficace, le travail a besoin de se déterminer et de se définir, c’est-à-dire de s’organiser : car, ainsi que nous l’avons remarqué mainte fois, il n’est pour les choses qu’une condition d’efficacité et de durée, comme il n’est pour les idées qu’une condition d’intelligibilité et de manifestation, c’est d’être définies. Tant que le travail n’est pas défini, tant que son organisation n’a pas reçu la dernière main, c’est une force vague et stérile, une idée inintelligible.

Quels sont donc les organes du travail ? En autres termes, quelles sont les formes par lesquelles le travail humain produit et constitue la valeur, et chasse la misère ? Car il appert suffisamment aujourd’hui que travail et misère sont opposés entre eux comme ordre et désordre, justice et spoliation, existence et néant.

Or, ces formes ou catégories du travail, nous en avons fait l’énumération et donné la critique. Ce sont : la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole, l’état ou la centralisation, le libre échange, le crédit, la propriété et la communauté. Il est résulté de notre analyse que si le travail possède en lui-même les moyens de créer la richesse, ces moyens, par l’antagonisme qui leur est propre, sont susceptibles de devenir autant de causes nouvelles de misère ; et comme l’économie politique n’est autre chose que l’affirmation de cet antagonisme, il est avéré par là même que l’économie politique est l’affirmation et l’organisation du paupérisme. La question n’est donc plus de savoir comment le travail chassera la misère primitive, elle a dès longtemps disparu ; mais comment nous éliminerons le paupérisme qui résulte du vice propre du travail, ou, pour mieux dire, de la fausse organisation du travail, de l’économie politique.

Au premier moment de l’évolution industrielle apparaît la division ou séparation des industries. La terre cesse d’être vide et vague ; elle se couvre de travailleurs, et par l’appropriation elle se féconde. Le travail acquiert par la division une fécondité surnaturelle : mais en même temps, par la manière dont s’effectue cette division, le travail abrutissant l’ouvrier tombe rapidement au-dessous de lui-même, et ne rend plus qu’une valeur insuffisante. Après avoir sollicité la consommation par l’abondance des produits, il lui fait défaut par la ténuité des salaires : au lieu de chasser la misère, il la ramène. La division du travail agit sur l’être collectif comme les industries malfaisantes sur ceux qui les exercent : en lui procurant l’abondance elle l’empoisonne, et après l’avoir convié à la vie, le replonge dans la mort.

Ici donc la misère est le vice propre du travail. Ce n’est ni la nature ni la Providence qui fait défaut, c’est la routine économique qui manque d’équilibre ; c’est elle seule qu’il faut accuser, et avec d’autant plus de raison que rien ne démontre que la contradiction qui résulte de la division parcellaire ne puisse être vaincue par une plus haute combinaison.

L’économie politique elle-même l’a senti : et c’est pour cela qu’elle s’est empressée d’appeler à son aide un nouvel organe, les machines.

Avec le secours des machines joint à la division, cent mille travailleurs, habitant un canton de cinquante lieues carrées, produisent plus qu’un milliard de sauvages qui, n’ayant que leurs ongles pour gratter la terre, leurs mains pour saisir une proie et leurs pieds pour l’atteindre, auraient besoin encore pour subsister d’une surface de terrain dix fois aussi grande que celle du globe. Et comme la limite des inventions industrielles est inassignable, il est certain encore que de ce côté le travail jouit d’une fécondité illimitée, susceptible, par conséquent, de s’accélérer dans un degré inconnu.

Il semble donc que les machines aillent réparer le déficit causé par la division, et triompher de la misère. Il n’en est rien. Avec les machines commence la distinction de maîtres et de salariés, de capitalistes et de travailleurs. L’ouvrier, que la mécanique devait tirer de l’abrutissement où l’avait réduit le travail parcellaire, s’y enfonce de plus en plus : il perd avec le caractère d’homme la liberté, et tombe dans la condition d’un outil. Le bien-être augmente pour les chefs, le mal pour les subalternes ; la distinction des castes commence, et une tendance monstrueuse se déclare, celle qui consiste, en multipliant les hommes, à vouloir se passer d’hommes. Ainsi la gêne universelle s’aggrave : annoncée déjà par la division parcellaire, la misère entre officiellement dans le monde ; à partir de ce moment elle devient l’âme et le nerf de la société.

Est-ce donc la surproduction des hommes qui cause ici la misère, ou celle-ci n’est-elle pas plutôt le résultat d’une fausse manœuvre ? Le travail ne manque pas, puisque sur tous les points le besoin de subsister, par conséquent de travailler, se fait sentir, et que l’offre du travail est surpassée par la demande. Les subsistances ne manquent pas non plus, puisque de toutes parts on se plaint de l’engorgement des produits qui s’avilissent faute de débouchés, faute de gens qui les paient, faute de salaires.

Donc l’humanité, en revêtant sa barbarie vagabonde de formes civilisatrices, n’a fait que changer la misère de son inertie contre la misère de ses combinaisons ; l’homme périt par la division du travail qui décuple ses forces, et par la mécanique qui les centuple, comme il périssait jadis par le sommeil et la paresse. La cause première de son mal est toujours en lui ; or c’est cette cause qu’il faut vaincre, avant de crier contre le destin.

À ses tendances aristocratiques, la société oppose la liberté, la concurrence. Que se passe-t-il alors ? Ne le perdons pas de vue : ceux qui ont pris soin de nous en instruire, ce sont les économistes, les apôtres de la misère. La concurrence émancipant le travailleur produit un accroissement de richesse incalculable. On a vu, à la suite d’une révolution qui avait eu la liberté du travail pour objet, la misère, chez un peuple nombreux, refoulée pour toute une génération. Preuve alors, ferai-je observer aux économistes, que la misère venue à la suite des machines, après l’institution du capital et du salariat, ne tenait point à une cause invincible, de même que la misère engendrée par la division parcellaire et réprimée jusqu’à certain point par la mécanique, n’avait rien aussi de fatal. Plus nous avançons, plus la misère nous apparaît avec un caractère de contingence et d’anomalie, avec des intermittences et des redoublements qui témoignent, non pas de l’inhumanité de la nature, mais de notre maladresse.

Qu’est-ce en effet que la concurrence, considérée de haut, dans les masses ? C’est une force pour ainsi dire toute métaphysique, par laquelle les produits du travail diminuent sans cesse de prix, ou ce qui revient au même, augmentent en quantité continuellement. Et comme les ressources de la concurrence, aussi bien que les améliorations mécaniques et les combinaisons distributives, sont infinies, on peut dire encore que la puissance productive de la concurrence, en intensité et en étendue, est sans bornes.

Une chose à considérer surtout, c’est que par la concurrence la production des richesses prend décidément le devant sur la procréation des hommes, ce qui fait du rapport établi par Malthus entre le progrès des subsistances et le progrès de la population un contresens économique, une théorie prise à rebours.

J’invoque sur ce point toute l’attention du lecteur.

Par la concurrence, chaque producteur est forcé de produire toujours à meilleur marché, ce qui veut dire toujours plus que le consommateur ne demande, par conséquent de fournir chaque soir garantie à la société de la subsistance du lendemain. Comment donc, dans un semblable système, est-il possible que la somme des subsistances tombe au-dessous des besoins de la population ?

Je suppose que deux hommes, isolés, sans instruments, disputant aux bêtes leur chétive nourriture, rendent une valeur égale à 2. Que ces deux misérables changent de régime et unissent leurs efforts par la division, par la mécanique qui en résulte, et par l’émulation qui vient à la suite. Leur produit ne sera plus comme 2, il sera comme 4, puisque chacun ne produit plus seulement pour lui, mais aussi pour son compagnon. Si le nombre des travailleurs est doublé, la division devenant en raison de ce doublement plus profonde qu’auparavant, les machines plus puissantes, la concurrence plus active, ils produiront 16 ; si leur nombre est quadruplé, 64. Cette multiplication du produit par la division du travail, les machines, la concurrence, etc., a été démontrée maintes fois par les économistes ; là est le côté positif de leur théorie, le point sur lequel ils sont tous unanimes, mais que la pratique ne saurait rendre tel que la théorie le fait espérer, aussi longtemps que la société, par une dernière réforme, n’aura pas résolu ses contradictions.

Donc, si la puissance de reproduction génitale de l’espèce humaine s’exprime par la progression 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64. etc., la puissance de reproduction industrielle devra s’exprimer par la progression i. 4. 16. 64. 256. 1024. 4096. En autres termes, dans une société organisée, la production s’accroît comme le carré du nombre des travailleurs. C’est l’économie politique elle-même qui nous l’enseigne : tous ses livres en sont pleins ; et si Mallhus, préoccupé d’une idée fixe, celle du doublement de la population, l’avait oublié, pourquoi ses confrères ne s’en sont-ils pas souvenus ? Car il est évident que le rapport d’accroissement déterminé par Malthus entre la population et les subsistances ne peut s’entendre que d’une société inorganique, où l’industrie, c’est à-dire la division, la mécanique, la concurrence, l’échange, etc., sont absolument nuls ; où la force collective n’existe pas : nullement d’une société engrenée, fondée sur la séparation des industries et sur l’échange, et où chaque homme, produisant pour des millions de consommateurs, est servi à son tour par des millions de producteurs.

C’est ainsi qu’il faut entendre ce que certains agronomes, et à leur suite certains socialistes moutonniers, ont voulu dire par quadruple produit. Il n’est pas vrai qu’un pays, dont la population et le degré de développement sont donnés, puisse produire le double, ni le triple, ni le quadruple de ce qu’il produit. Le produit est nécessairement en raison de la population, laquelle détermine à son tour le degré de division, la force des machines, l’activité de la circulation, etc. Mais ce qui est vrai, ce que la science reconnaît et démontre, c’est que si l’accroissement de la population est double, l’accroissement de la population est quadruple, et cela à l’infini, aussi longtemps que la société obéira aux lois économiques, aussi loin que la surface du globe comportera cet accroissement

Malheureusement l’antagonisme des institutions économiques ne permet pas qu’elles produisent sans froissements leur effet : de là les mécomptes du travail, de là les surprises de la misère. Ainsi, la concurrence, par son côté positif et social, a bien pour but de réduire indéfiniment le prix des choses, conséquemment d’augmenter sans cesse la somme des valeurs et de mettre la production en avance de la population ; mais, par son côté négatif et égoïste, la concurrence tourne de richesse à pauvreté, puisque la réduction de prix qu’elle entraîne, d’un côté ne profite qu’aux vainqueurs, de l’autre laisse les vaincus sans travail et sans ressource. La concurrence, dit la théorie, doit enrichir tout le monde. Mais, par l’imperfection de l’organisme social, la pratique prouve que là où la concurrence est devenue générale, il y a juste autant de malheureux que d’enrichis : c’est ce dont il est impossible de douter, après la critique que nous avons faite.

Ce qu’il faut accuser ici est donc le vice propre de l’institution, l’insuffisance de l’idée. Il est prouvé désormais que cette nécessité de la misère, qui tout à l’heure nous a plongés dans la consternation, n’est point absolue ; c’est, comme dit l’école, une nécessité de contingence. Contre toute probabilité,la société souffre de cela même qui devait faire son salut. Toujours la misère est prématurée, toujours le paupérisme anticipe : à l’encontre du sauvage, à qui la disette vient par l’inertie, elle nous vient à nous par l’action, et notre travail ajoute sans cesse à notre indigence. Que les économistes, avant d’accuser la nécessité, commencent par reformer leurs routines : Medice, cura te ipsum.

Qu’est-il besoin de continuer cette revue, et dans ce chapitre où il doit me suffire d’exprimer une conclusion générale, de faire rentrer tout mon ouvrage ? J’ai montré la société cherchant de formule en formule, d’institution en institution, cet équilibre qui lui échappe, et toujours, à chaque tentative, faisant croître en proportion égale son luxe et sa misère. Une fois parvenue à la communauté, la société se retrouve à son point de départ : l’évolution économique est accomplie, le champ de l’investigation est épuisé. L’équilibre n’ayant pu être atteint, il ne reste d’espoir que dans une solution intégrale qui, synthétisant les théories, rende au travail son efficacité, et à chacun de ses organes sa puissance. Jusque-là, le paupérisme reste aussi invinciblement attaché au travail que la misère l’est à la fainéantise, et toutes nos récriminations contre la Providence ne prouvent que notre imbécillité.

Singulière économie que la nôtre, en vérité, où le dénument résulte continuellement de l’abondance, où l’interdiction du travail est une conséquence perpétuelle du besoin de travailler ! Si par un décret du souverain, cinq cent mille parasites, rayés tout à coup de la liste des improductifs, étaient renvoyés aux ateliers et à la charrue, au lieu d’une augmentation de bien-être, nous aurions une augmentation d’indigence. Il y aurait, pour la classe des improductifs, cinq cent mille personnes sans emploi et sans revenu ; pour la classe des entrepreneurs, propriétaires et chefs d’industrie, cinq cent mille pratiques de moins à servir ; pour la classe des travailleurs, déjà si multipliée, et dont le salaire est si bas, cinq cent mille concurrents de plus. Baisse de prix dans la main-d’œuvre, augmentation dans la masse des produits, et restriction du marché : pour le prolétariat, progrès d’abstinence et de servitude ; pour la propriété, progrès de luxe et d’orgueil, telles seraient les conséquences d’une réforme que la raison nous signale comme une mesure de salut public. Nous serions plus pauvres précisément parce que nous serions devenus plus riches, et l’on verrait les économistes, qui ne comprennent rien à leur grimoire, accuser l’imprudence des mariages, l’inopportunité des amours, que sais-je ? la gaillardise des époux !

En vain les faits se pressent, s’accumulent et crient de toutes parts contre l’économie politique : il semble que les écrivains qui les rapportent, les développent et les commentent, n’aient d’yeux que pour ne point voir, d’oreilles que pour ne point entendre, d’intelligence que pour dissimuler la vérité. La propriété, l’usure, l’impôt, la concurrence, les machines, la division parcellaire, refoulent la population avant qu’elle surabonde : l’économiste, occupé seulement de ce que deviendrait un million d’hommes qui n’auraient pour subsister que la ration de cinq cent mille, ne se demande pas pourquoi cinq cent mille ne peuvent vivre avec ce qui suffirait à un million. Sous Jean-le-Bon la France comptait douze millions d’habitants ; sous Louis XIV, seize millions ; sous Louis XVI, vingt-cinq millions ; aujourd’hui, trente-quatre millions. Il est constant qu’à toutes ces époques il y a eu des pauvres, une immense quantité de pauvres : les lois atroces, portées contre les pauvres, en rendent témoignage. Or, à laquelle de ces époques peut-on dire que la société française avait épuisé ses moyens ? La France, il y a dix siècles, pouvait vingtupler sa production ; le tiers-état n’était pas suspect de paresse : d’où est venu le paupérisme ?

C’est l’Amérique qui a fourni aux économistes les exemples les plus frappants du doublement et même du triplement de la population en vingt-six ans. Or, si depuis un siècle ou un siècle et demi la population a doublé et triplé aux États-Unis tous les vingt-six ans, il est clair que la production a au moins doublé et triplé dans la même période ; et l’on peut dire que dans ce laps de temps la population n’a fait que suivre la production. Comment Malthus, qui a si bien exposé le progrès de la population américaine, n’a-t-il pas de même étudié les causes qui, dans d’autres circonstances, empêchent ou suspendent le progrès parallèle des subsistances ?

Oh ! répond l’économiste, le cas des États-Unis est exceptionnel : l’Amérique était pays vierge.

Pays vierge ! mais le pays était usé pour les Iroquois et les Hurons qui, avant la découverte, allaient déjà, ainsi que nous faisons aujourd’hui, plus vite en progéniture qu’en richesse, et qui, simples chasseurs, étaient depuis longtemps misérables, là où des Européens industrieux n’ont pas encore cessé, tout en multipliant, de s’enrichir. — Pays vierge ! dites plutôt que grâce à l’absence d’une hiérarchie industrielle, grâce à cette égalité des colons américains, protégée par les intervalles des forêts, et qui déjà commence à s’effacer sous l’action de vos procédés économiques, le travailleur jouissant partout de l’intégralité de son produit, faisant œuvre toujours utile, a pu devenir et se conserver riche, malgré le doublement en dix-huit ans. L’exemple de l’Amérique ne démontre pas seulement ce dont l’humanité, en fait de population, est capable ; il montre encore jusqu’où peut aller la puissance de l’homme en fait de production : pourquoi ce parallélisme, là-bas si évident, si authentique, n’a-t-il pu se soutenir ailleurs ? Car il ne s’agit pas tant ici de la rapidité du progrès que du progrès parallèle. — Pays vierge ! certes, ce n’est pas de l’incendie de ces forêts éternelles qu’a vécu et s’est multiplié le pionnier anglais, suisse, allemand ; c’est du travail, du travail, dis-je, d’abord convenablement divisé, puis s’assortissant peu à peu de capitaux et de machines, augmentant de valeur par la circulation, et non encore devenu stérile par le parasitisme et le monopole. Une preuve de cela, c’est que l’économie politique, importée d’Europe, s’étant mise à fonctionner un peu trop tôt dans ce pays où, la terre et l’espace ne manquant à personne, le travail se payait lui-même sans passer par la servitude du capital, l’entremise du banquier et la surveillance de la police, le peuple a dû laisser courir l’économie politique, et tourner seuls ses engrenages. Le crédit a coulé bas, les banques ont sauté, le capital exploitant a été englouti, et l’Américain a poursuivi, par le travail et l’égalité, sa fortune. Sans doute un jour viendra où ce merveilleux progrès ira d’un pas moins agile : mais sans doute aussi qu’alors la population, sans contrainte et sans misère, ralentira spontanément son essor, à moins que l’économie politique, la théorie de l’instabilité et du vol, ne vienne briser cet accord.

Depuis ciuquante ans, observe E. Burel et après lui M. Fix, la richesse nationale en France a quintuplé, tandis que la population ne s’est pas accrue de moitié. À ce compte la richesse aurait marché dix fois plus vite que la population : d’où vient qu’au lieu de se réduire proportionnellement, la misère s’est accrue ?

Ne confondez pas, nous dira l’économiste, la richesse avec les subsistances. La richesse se compose de tout ce qui, étant le produit du travail, a pour l’homme une valeur quelconque, de plaisir aussi bien que d’alimentation. Les subsistances sont la partie de cette richesse qui sert plus particulièrement au soutien de la vie. Or, c’est de cette portion de la richesse qu’il faut entendre la progression arithmétique de Malthus.

Distinction ridicule, réfutée d’avance par la théorie de la proportionnalité des valeurs. Les subsistances sont nécessairement en rapport avec les autres parties de la richesse, et il est rigoureusement vrai de dire que si depuis cinquante ans le revenu de la France a quintuplé, la France consomme cinq fois plus. Dans la société, toutes les valeurs se mesurent, c’est-à-dire s’acquittent les unes les autres, se soutiennent réciproquement. La production des objets de luxe prouve précisément que les subsistances sont en quantité suflisante, puisque en définitivec’estavec des subsistances que ce luxe a été payé, comme ces subsistances ont été payées à leur tour avec de l’argent ou d’autres valeurs. S’est-on aperçu que depuis cinquante ans le prix des choses de première nécessité se soit relativement accru ? Tout au contraire, le prix relatif a dû plutôt faiblir : et si les subsistances manquent au peuple, comme le vin, la faute n’en est pas au vignoble ni au vigneron, puisque le vigneron se plaint de ne pouvoir vendre ; la faute en est à l’économie politique.

Qui ne voit, du reste, que le bien-être de l’homme se composant d’abondance et de variété, ce que nous appelons luxe n’est au fond qu’une véritable épargne ? Le sauvage, qui vit de chair crue et de quelques boissons affreuses, épuisera eu un mois les ressources d’une lieue carrée de pays ; le civilisé, dont l’entretien exige un million de choses que ne connaît pas l’homme des bois, subsistera sur quatre hectares. Son luxe peut tenir dans un espace trois ou quatre mille fois plus petit qu’il ne le faut à la nudité du sauvage. Le luxe peut se définir physiologiquement l’art de se nourrir par la peau, par les yeux, par les oreilles, par les narines, par l’imagination, par la mémoire : l’indigence, c’est au contraire la vie réduite à une fonction unique, celle de l’estomac. Que dis-je ? il n’y a pas jusqu’à l’art culinaire, que Sénèque, dans son absurde hyperbole, appelait l’art de la gueule, qui, multipliant sous mille formes notre nourriture et nous enseignant à manger mieux, ne soit en réalité pour nous une source d’économies. La cuisine est, après le travail, notre plus précieux auxiliaire contre la disette ; et c’est justement parce que le prolétaire ne consomme pas assez qu’il mange trop, et se rend ainsi à charge à la grande famille.

J’ai donc le droit d’insister sur ma question : Comment notre richesse ayant quintuplé, notre population ne s’étant accrue que de 50 pour 100, y a-t-il encore parmi nous des pauvres ? Que l’on me réponde, avant de s’inquiéter de la postérité, et de chercher quel nombre d’habitants pourra tenir sur le globe !…

La taxe des pauvres en Angleterre était,

En 1801, de 4,078,891 liv. st, pour   8,872, 950 habit.
En 1818, de 7,870,801 —     — 11,978,875 —
En 1833, de 8,000,000 —     — 14,000,000 —

Est-il vrai, oui ou non, d’après cela, que le paupérisme anticipe ? Et la preuve que ces chiffres, d’ailleurs officiels, ont bien le sens que je leur donne, c’est que depuis 1833 on a essayé d’appliquer en Angleterre la théorie de Malthus, c’est-à-dire de laisser périr ceux qui ne possèdent ni revenu ni salaire ; qu’une première conséquence de cette idée a été la création des maisons de force, et finalement la réforme de la loi des céréales, c’est-à-dire la réduction arbitraire du prix du pain. On s’est imaginé que la suppression violente d’un monopole pouvait être d’un grand effet pour le soulagement de la misère : l’avenir dira ce que renfermait de rationnel et d’utile cette prestigieuse réforme. Mais les économistes, la plupart fauteurs de la ligue, n’en ont pas moins reconnu implicitement que la misère avait d’autres causes que la surproduction des enfants : puisqu’ils ont commencé, qu’ils achèvent donc de dresser le bilan des spoliations exercées par le monopole !

Je lis dans un article du Journal des Économistes (janvier 1846), sur la marche de la criminalité en France, que le nombre des crimes et délits de toute espèce a été, pour la période de

1826-28 88,751
1829-21 96,083
1832-33 106,149
1835-37 121,221
1838-40 146,062
1841-43 151,624

L’auteur de cette intéressante statistique conclut en ces termes :

« Le nombre des crimes et des délits augmente donc d’une manière rapide et accélérée. Ainsi, tandis que l’augmentation moyenne annuelle de la population n’est guère que de 5 sur 1,000, et tend à se ralentir, l’augmentation moyenne annuelle s’élève à :

» 5.7 pour les crimes et délits contre la chose publique ;

» 7.8 pour les crimes et délits contre les mœurs ;

» 3.0 pour les crimes et délits contre les personnes ;

» 5.6 pour les crimes et délits contre les propriétés ;

» 5.4 pour les contraventions autres que les délits forestiers, dont le nombre est incalculable ;

» 3.7 pour les suicides.

» Tandis que les progrès de la population tendent à se ralentir, le nombre des crimes et délits tend à s’augmenter ; et cette augmentation n’est pas particulière à la France ; elle est même moindre en France que dans plusieurs pays voisins. »

Les crimes et délits, comme le suicide, les maladies et l’abrutissement, sont les portes par où s’écoule la misère. D’après les chiffres officiels, l’accroissement moyen de la population étant 5 pour 1,000 ; celui de la criminalité, somme totale, 31.2, il s’ensuit que le paupérisme arrive sur nous six fois et un quart plus vite que d’après la théorie de Malthus on n’avait lieu de l’attendre : à quoi tient cette disproportion ?

La même chose se prouve d’une autre manière. En général les nations occupent, sur l’échelle du paupérisme, le même rang que sur l’échelle de la richesse. En Angleterre, on compte un indigent sur cinq personnes ; en Belgique et dans le département du Nord, un sur six ; en France, un sur neuf ; en Espagne et en Italie, un sur trente ; en Turquie, un sur quarante ; en Russie, un sur cent. L’Irlande et l’Amérique du Nord, l’une et l’autre placées dans des conditions exceptionnelles et tout opposées, présentent, la première, la proportion effrayante d’un et même plus sur deux ; la seconde, un et peut être encore moins sur mille. Ainsi, dans tous les pays de population agglomérée, où l’économie politique fonctionne régulièrement, la misère se compose exclusivement du déficit causé par la propriété à la classe travailleuse.

Avant 89, le nombre des enfants trouvés, entretenus dans les hôpitaux, était de

40,000
En 1800, il s’élevait à… 51,000
En 1805,   — 67,966
En 1819,   — 99,346
En 1834,   — 129,699

J’ignore quel est le chiffre de 1846. Le Journal des Économistes de cette année porte la moyenne annuelle des naissances illégitimes à 75,870 ; d’où il est permis de conclure, d’après la progression ci-dessus, que le nombre des enfants naturels, actuellement entretenus dans les hôpitaux, n’est pas moindre de 160,000. De 1789 à 1846, la population n’a pas augmenté de moitié ; par contre la richesse a quintuplé, les mœurs même se sont améliorées ; et le nombre des enfants naturels est quadruple ! Qu’est-ce à dire ? qu’il y a 320,000 garçons et filles à qui, chaque année, le droit à la famille, jus connubii, est enlevé, et que les envahissements de la propriété, la population demeurant stationnaire, font croître à vue d’œil le prolétariat.

J’ai fait mention ailleurs (chap. IV) de la diminution de la taille moyenne, observée par les économistes. Ce fait, qu’il n’est pas possible de révoquer en doute, témoigne, non pas d’une misère accidentelle, comme elle se produit tout à coup à la suite d’une mauvaise récolte, qui arrête le travail et fait disparaître les subsistances ; mais d’une misère constitutionnelle et chronique, qui frappe l’espèce entière, et atteint profondément toutes les parties du corps social. Certes, il y a quelque chose ici qui sollicite vivement la curiosité, et ne s’explique point du tout par le principe de Malthus. Il s’ensuivrait que la misère, non contente de frapper les individus sans moyens, et de retrancher les pauvres du nombre des vivants, affecte l’espèce dans sa collectivité et dans sa vie par une souffrance solidaire : preuve encore une fois que l’humanité se meurt d’un mal inconnu, d’un mal qui vient de plus haut que le manque de subsistances. Nous dira-t-on une fois quel est ce mal ?

On oppose à ce fait la prolongation de la vie moyenne, que d’habiles statisticiens prétendent aussi avoir constatée. J’ai montré ce que cette prolongation, relativement au peuple, avait d’illusoire : je n’ajouterai qu’un mot, qui concilie et qui explique les deux observations. S’il est vrai, comme je le soutiens, que dans notre organisation propriétaire le paupérisme anticipe continuellement sur le travail, peu importe que cette anticipation se manifeste par des morts subites et prématurées, ou bien seulement par des douleurs précoces et longuement souffertes. Il serait donc possible, d’après cela, que le chiffre de la vie moyenne se soutînt, qu’il se relevât même, la misère grandissant toujours : car il s’agit bien moins ici de l’âge des morts que du temps qu’ils ont vécu sans maladie. Faut-il encore que nous apprenions aux économistes à comprendre leurs statistiques ?

Il est superflu d’accumuler plus de preuves. Les faits sont connus de tout le monde : chacun peut les interroger et en déduire les conséquences. L’anticipation de la misère, voilà le trait signalétique du régime propriétaire comme de l’état sauvage, le fait capital, universel, que j’oppose à Malthus, et qui met à néant sa théorie.

D’après les données de la science, confirmées par une masse imposante de faits, tandis que la population tend à s’accroître selon une progression géométrique dont la raison est 2, la production de la richesse, œuvre de cette population, tend à s’augmenter selon une progression géométrique dont la raison est 4. Dans la pratique, au contraire, ce rapport est renversé : tandis que la puissance d’accroissement de la population s’exprime invariablement par la progression géométrique 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64...., la puissance d’accroissement de la production ne s’exprime plus que par la série arithmétique 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7....

Quoi donc ! économistes, vous osez nous parler de misère ! et quand on vous démontre, à l’aide de vos propres théories, que si la population se double la production se quadruple ; qu’en conséquence le paupérisme ne peut venir que d’une perturbation de l’économie sociale : au lieu de répondre, vous accusez ce qu’il est absurde d’appeler en cause, l’excédant de la population !

Vous nous parlez de misère ! et quand, vos statistiques à la main, on vous fait voir que le paupérisme s’accroît en progression beaucoup plus rapide que la population, dont l’excès, suivant vous, le détermine ; que par conséquent il existe là-dessous une cause secrète que vous n’apercevez pas : vous dissimulez, et ne cessez de mettre en avant la théorie de Malthus !

Vous vous faites contre le socialisme un bouclier de cette puissance d’accroissement de la population ! et quand nous, hommes d’hier, reprenant la tâche difficile, et par vous abandonnée, des A. Smith, des Ricardo, des J. B. Say, de Malthus même, nous dévoilons à vos regards le principe spoliateur ; quand nous vous démontrons que l’humanité est toujours frappée avant que le pain et la terre lui manquent ; quand nous développons en votre présence le mécanisme de l’usurpation propriétaire, de la fiction capitaliste et du vol mercantile, vous fermez vos yeux pour ne point voir, vos oreilles pour ne point entendre, votre cœur pour ne pas céder à la conviction ! L’iniquité du siècle vous est plus précieuse que le droit du pauvre, et vos intérêts de coterie passent avant ceux de la science !

Eh bien ! tant que vous crierez à l’imprudence et à la population, nous crierons de notre côté à l’hypocrisie et au brigandage ; nous vous signalerons à la méfiance des travailleurs, et c’est vous, vous seuls que nous rendrons responsables de l’exploitation qui nous assassine et de l’infamie qui nous souille. Nous redirons partout, avec un éclat de tonnerre : L’économie politique est l’organisation de la misère ; et les apôtres du vol, les pourvoyeurs de la mort, ce sont les économistes.

Qui est-ce qui soutient aujourd’hui, envers et contre tous, malgré la logique et malgré l’expérience, l’instabilité de la valeur, l’incommensurabilité des produits, le non-équilibre des forces industrielles ? les économistes. Qui est-ce qui défend l’inégalité de répartition, l’arbitraire de l’échange, le guet-apens de la concurrence, l’oppression du travail parcellaire, les brusques transitions des machines ? les économistes. Qui est-ce qui appuie la prépondérance de l’ordre improductif, le mensonge du libre commerce, la mystification du crédit, les abus de la propriété ? les économistes. Qui est-ce qui, à l’instigation de l’Angleterre, forme une ligue pour appliquer à l’univers ce système d’anarchie, d’escroquerie et de rapine ? toujours les économistes.

Et c’est vous qui, prenant le langage de la modération et de la paix, osez écrire :

« Ne dirait-on pas que les écoles les plus opposées conspirent pour égarer les travailleurs ? Les unes les irritent, en leur ôtant tout l’espoir d’un meilleur avenir ; les autres les excitent au désordre par de séduisantes et perfides théories. Enfin, il est des hommes qui, à la fois plus humains et plus sages, ne parlent aux travailleurs ni de droits chimériques, ni d’une nécessité fatale : ces hommes n’osent pas ou ne savent pas leur dire la vérité tout entière ! »

Dites-la donc, une fois, cette vérité : qu’elle sorte, pure et entière, de votre bouche.

« Oui, les salaires peuvent dépasser le strict nécessaire ; oui, les économies sont possibles au travailleur. S’il souffre dans quelques districts manufacturiers, il en est d’autres où il vit dans une honnête aisance… D’où vient la différence ? de deux causes essentielles, principales, de causes plus fortes que toutes les plaintes des neo-économistes et des soi-disant philanthropes. La différence vient de la conduite des ouvriers, et du rapport de la population avec le capital circulant. »

M. Rossi, je vous le dis en vérité, le cœur vous faut : vous n’êtes ni plus prudent ni plus hardi que les autres ; vous taisez la véritable cause.

On égare les ouvriers ! Cela ressemble aux factions de M. Guizot. Instruisez-nous, hommes de science, et nous ne serons point égarés ; mais prenez garde de ne rien dire que de vrai, parce que vos réticences retomberaient sur vos têtes.

La conduite de l’ouvrier est mauvaise ! C’est possible, et cela vient peut-être de ce qu’on ne lui rend pas justice. Et de vrai, il s’agit de la mesure de son salaire, et l’on nous parle de sa conduite ! Dites donc enfin, maître, ce que valent quatorze heures de travail par jour ? Et si vous craignez de faire erreur sur le travail de l’ouvrier, dites, la main sur le cœur, combien vous estimez le vôtre ? Nous prendrons votre chiffre pour étalon.

Le capital circulant n’est pas en rapport avec la population ! C’est vrai : la propriété empêche que le capital ne circule. Comment circulerait-il en effet, si le consommateur est obligé de payer cinq ce qu’il a lui-même livré pour quatre ?…

« L’ouvrier qui manque d’ordre, d’économie, de moralité, ne quittera jamais les haillons de la misère. Joignez à cela que la population… » Suivent les conseils de prudence matrimoniale.

Toujours des reproches, toujours la conduite de ce pauvre ouvrier ! Tartuffe vit donc encore ! C’est parce que nous sommes des bandits, incapables et indignes, que nos curateurs prennent notre bien ; c’est pour apprendre à vivre au travailleur, que l’oisif mange sa brasse ! Commencez donc par prêcher d’exemple, missionnaires de charité et de tempérance. Allons, que les fils quittent leurs maîtresses, et les pères leurs bonnes ; que l’âge du mariage et de la prostitution soit, sous des peines sévères, reculé pour tout le monde ; qu’on dresse un tarif pour tous les genres de service, depuis le roi jusqu’au goujat ; que l’intérêt de l’argent soit ramené au taux légitime, et la rente de la terre partagée entre tous ! Alors nous croirons au génie et à la bonne foi des économistes.

Malthus était sincère, lorsque répondant aux hypothèses de communisme de Wallace, Condorcet, Godwin, Owen, et n’y trouvant rien qui pût l’éclairer sur la cause immédiate de la misère, il revenait sans cesse à sa progression géométrique, et s’écriait, dans son honnête impatience : Mais comment, dans la communauté, la production se tiendra-t-elle au niveau de la population ? comment, sans un obstacle qui l’empêche de naître, l’humanité ne mourra-t-elle pas de faim ?

C’est tout autre chose aujourd’hui que nous avons démontré précisément ce que Malthus ne soupçonnait pas, savoir que, dans une société organisée, la production de la richesse et des subsistances est en progression plus rapide que la population elle-même. Il faut rendre raison de la misère, non plus comme Malthus par une tautologie qui n’aboutit qu’à une formule inintelligible, à un mythe ; mais en justifiant la routine propriétaire, cause, selon nous, immédiate et systématique du paupérisme. Croit-on nous réduire au silence avec cette niaiserie malthusienne de la progression arithmétique, parce qu’il a plu à tous nos économistes, anglais, français, chrétiens, matérialistes, éclectiques, de s’en faire les prôneurs et colporteurs depuis cinquante ans ?

Mais nous n’avons pas encore entendu le dernier argument de nos adversaires. Ne nous hâtons pas trop de chanter victoire.

« Que vient-on nous parler, dit en se redressant M. Rossi, des vices de nos institutions, de l’excessive inégalité des conditions, de la fécondité inépuisable du sol, des vides immenses qui restent sur la face du globe, et que les émigrations peuvent remplir ? Il est évident que tout cela ne touche pas au fond de la question ; car, après que nous aurons fait sur tous ces points les plus larges concessions, qu’en résultera-t-il ? ceci seulement que, dans plus d’un pays, d’autres causes de souffrance et de malheur viennent s’ajouter à la coupable imprévoyance des pères de famille, et que les populations excessives auraient pu souvent trouver un soulagement temporaire sous un gouvernement meilleur, dans une organisation sociale plus équitable, dans un commerce plus actif et plus libre, ou dans un large système d’émigrations. En est-il moins vrai que, si l’instinct de la reproduction n’était jamais refréné par la prudence et par une moralité haute et difficile, toutes ces ressources seraient enfin épuisées, et qu’alors le mal serait d’autant plus sensible qu’il n’y aurait plus ni remèdes temporaires pour le soulager, ni palliatif pour l’adoucir ? »

Tous les économistes se rallient à cette pensée de M. Rossi. « Nous regardons, dit le dernier éditeur de Malthus, cette observation comme capitale. Avis aux socialistes de toutes les nuances. Plus on perfectionnera l’état social, et plus l’excès de la population est à craindre, à moins qu’on ne renverse l’assertion de Malthus. »

Mais vous, qui nous promettez l’assistance du ciel, à la condition d’être sages, commencez donc par pratiquer vos maximes. La société est inharmonique, la concession que vous venez de faire le suppose. Rendez-lui d’abord l’équilibre, et, sans craindre de faire une œuvre inutile, attendez ce qui arrivera. Vous n’êtes occupés que d’une conjecture tout à fait hypothétique, et dont nul ne peut affirmer qu’elle se présente jamais, celle où la population surabonderait sur le globe ; et vous détournez sans cesse les yeux du mal réel qui vous décime. Commencez, vous dis-je, par guérir le présent, et si votre foi à la Providence n’est point une moquerie, prenez un peu moins souci de l’avenir. L’humanité, dites-vous, n’aura obtenu par là qu’un soulagement temporaire. Qui vous l’assure ? Comment savez-vous que, l’équilibre établi dans le travail, les conditions de développement de l’humanité, en population et en richesse, ne seront pas changées ?

Déjà l’on vous a fait voir que dans l’institution providentielle la production marche plus vite que la population : il est étonnant qu’au lieu de pleurer famine vous n’ayez point songé à tirer parti de cette loi pour votre thèse. En effet, sous un régime d’égalité, le travail allant plus vite que l’amour, vous eussiez pu demander comment, après quelques générations, la terre aurait-t-elle suffi à héberger les produits et loger tout le monde ? Peut-être, alors, nous fussions-nous contentés de répondre : Dieu est grand, et la Providence fertile en combinaisons. Il y a sans doute quelque chose qui en ce moment nous échappe : il serait étrange que notre sphère d’activité fût sans proportion avec notre pouvoir !… Faut-il donc qu’après avoir corrigé vos statistiques, nous redressions encore vos arguments ?

Ainsi l’économiste, qui tout à l’heure craignait de manquer de pain pour la population, rassuré de ce côté, va s’inquiéter pour le logement. Si pourtant, nous dira-t-il, faut-il mettre un terme à la population, puisqu’il est un terme à l’univers. Avec le doublement tous les vingt-cinq ans, il y aurait, dans moins de cinq siècles, un million de milliards d’hommes sur le globe, c’est-à-dire plus qu’il n’en faudra pour que, se tenant debout et se touchant tous, ils remplissent la terre ! Ne serait-ce point toujours une misère, misère plus intolérable peut-être que celle de la nudité et de la famine ?

Économiste, je vous arrête. La question que vous venez de poser, très-digne assurément des méditations du philosophe, n’est plus, comme tout à l’heure, entre la population et la production, elle est entre la population et le monde. Je prends acte de votre désistement. Convenons donc, avant d’aller plus loin :

Que le travail, ayant synthétisé et réglé tous ses organes, possède en lui-même la faculté de multiplier nos moyens d’existence en quantité toujours supérieure à nos besoins, et par conséquent d’accroître incessamment notre bien-être, quel que soit d’ailleurs l’accroissement de la population ;

Que la misère résulte exclusivement, dans l’état de civilisation, de l’antagonisme économique, de même qu’autrefois dans l’état sauvage elle résultait de la paresse ;

Qu’ainsi le paupérisme n’étant plus à craindre dans une société régulière, la seule question à résoudre est celle-ci : Quelle est la loi d’équilibre entre la population et le globe ?

Ces conclusions, et le problème qui les termine, sont l’acte de déchéance de l’économie politique.


§ III. — Principe d’équilibre de la population.


I.

Le problème de la population exigerait à lui seul deux volumes : l’espace me manque, et je ne puis, sans tromper le lecteur, ajourner davantage la solution. Qu’on m’excuse donc si, au lieu d’un livre, je n’ai pu présenter ici qu’un programme ; et puisse ce faible essai inspirer un plus éloquent ! Réformiste sincère, je ne songe point à m’approprier la vérité : je cherche, non des disciples, mais des auxiliaires.

Le problème de la population ayant été posé par les économistes entre les hommes et les subsistances, la solution ne pouvait être douteuse : c’était la mort. Tuer ou empêcher de naître, per fas et nefas, voilà où devait aboutir, bon gré, mal gré, la théorie de Malthus ; voilà quelle devait être la pratique des nations, l’antidote généralement adopté et préconisé contre la misère. Fidèle à son principe de propriété et d’arbitraire, l’économie politique devait finir comme toute législation fondée sur la propriété et l’autorité : après avoir donné sa charte, déroulé son code, ses rubriques, ses formules, il lui restait à trouver sa sanction, et cette sanction elle l’a demandée à la force, La théorie de Malthus est le code pénal de l’économie politique.

Que dit au contraire l’économie sociale, la véritable science économique ? C’est que tout organisme doit trouver son équilibre en lui-même, et n’avoir besoin contre l’anarchie de ses éléments ni de prévention ni de répression. Résolvez vos contradictions, nous crie-t-elle, établissez la proportion des valeurs, cherchez la loi de l’échange, cette loi qui est la justice même : et d’abord vous découvrirez le bien-être, et à la suite de ce bien-être une loi supérieure, l’harmonie du globe et de l’humanité…

Montrons d’abord comment, de l’arbitraire économique sur le problème de la population, est résultée la corruption de la morale.

Partant de l’hypothèse qu’il n’existe ni loi de proportion entre les valeurs, ni organisation du travail, ni principe de répartition ; forcée de dire que la justice est un mot, l’égalité une chimère, le bien-être pour tout le monde un rêve paradisiaque dont la réalité ne se trouve point ici-bas ; conduite enfin, par ces fausses données, à soutenir que le progrès dans la richesse reste toujours en arrière du progrès de la population, l’économie politique a été forcée de conclure par la prudence en l’amour, l’ajournement du mariage, et tous les moyens préventifs subsidiaires, sous peine, ajoutait-elle, de voir la nature elle-même suppléer, par une répression terrible, à l’imprévoyance de l’homme.

Or, quels étaient, au dire de l’économie politique, ces moyens de répression dont nous menaçait la nature ?

Au premier rang figurent, dans la société propriétaire et dans Malthus son interprète, la famine, la peste et la guerre, exécutrices des hautes-œuvres de la propriété. Que de gens, chrétiens et athées, économistes et philanthropes, sont convaincus, encore aujourd’hui, que tels sont en effet les émonctoires naturels de la population ! Ils acceptent, avec résignation, la justice sommaire du destin, et adorent en silence la main qui les frappe. C’est le quiétisme de la raison, soutenant de son inertie les arguments de l’égoïsme.

Cependant il est manifeste qu’un équilibre créé par de telles causes dénonce dans la société une profonde anomalie. Mais c’est précisément le point qui nous intéresse : En quoi, pourquoi, comment la famine, la guerre et la peste ne peuvent-elles être acceptées par la raison comme causes normales, naturelles et providentielles d’équilibre ? Qu’on daigne réfléchir avec nous une minute sur des choses en apparence si claires : la certitude de la théorie que nous aurons à produire à notre tour en dépend.

S’il est vrai que la société soit un être organisé, en qui la vie résulte du jeu libre et harmonique des organes, sans le secours d’aucune impulsion ni répulsion externe, il s’ensuit que la disette, les épidémies, les massacres, qui de temps à autre déciment la population, bien loin d’être des instruments d’équilibre, sont au contraire les symptômes d’une désharmonie intérieure, d’une perturbation de l’économie. La famine et l’engorgement sont à la société ce que la consomption et la pléthore sont au corps humain, et le terme d’obstacles dont s’est servi Malthus pour caractériser ces phénomènes, montre quelle fausse idée il se faisait de ce qui est organisme, économie et système.

Or, ce que nous disons de la famine et des autres prétendus moyens de répression de la nature, doit s’appliquer à tous les moyens analogues par lesquels l’homme s’efforce de venir en aide à la Providence dans cette œuvre de destruction : l’exposition des enfants, usitée chez tous les peuples de l’antiquité, et recommandée par plusieurs philosophes ; l’avortement et l’émasculation, consacrés jadis par la religion et les mœurs, et qui régnent encore en Orient et chez tous les barbares. Ces coutumes, aussi bien que les fléaux qui semblent leur avoir servi de modèles, ne sont que des témoignages de l’anarchie économique : le sens commun et la logique répugnent à y voir des instruments de la police éternelle, des moyens d’équilibre.

Ces principes établis, il est facile d’apprécier le mérite des divers systèmes d’assurance imaginés dansées derniers temps contre l’excès de la population et le manque de vivres, et par là de déterminer, d’une manière plus précise encore, le caractère spécifique de la loi que nous cherchons.

Je commence par Malthus.

Malthus, ayant analysé les causes naturelles qui selon lui préviennent ou répriment l’excès de population, trouvant que de toutes ces causes, les unes atroces, les autres immorales, aucune ne pouvait être attribuée à la Providence ni acceptée par la raison, appela de cette incapacité ou de cette violence inconcevable de la nature au libre arbitre de l’homme. Il prétendit qu’il était de la dignité comme de la destinée de notre espèce qu’elle se servît à elle-même de providence, qu’à l’homme il appartenait de renfermer dans de justes limites sa progéniture. L’ajournement du mariage jusqu’à la trentième ou quarantième année, voilà ce que Malthus, dans la candeur de son âme, imagina de plus utile, de plus philosophique et de plus moral, contre la population et ses débordements. La répression de l’amour, la famine du cœur, fut opposée par lui à la famine de l’estomac. C’est ce que dans son chaste langage il appela contrainte morale, par opposition à toutes les formes de contrainte physique, homicides ou obscènes, qu’il rejetait.

Les idées de Malthus ont été adoptées par les plus illustres d’entre les économistes, J. B. Say, MM. Rossi, Droz, et tous ceux qui, ne découvrant point d’issue à la difficulté, plaçaient toutefois l’héroïsme de la continence au-dessus des ravissements de la volupté. Au fond, l’on ne saurait disconvenir que la théorie de Malthus n’ait quelque chose de grand et d’élevé, qui la rend supérieure à tout ce que l’on a proposé depuis, ainsi que nous le ferons voir plus bas. Quant à présent, nous avons surtout à déterminer en quoi pèche cette théorie.

D’abord son grand et capital défaut, c’est d’être une contrainte : ce nom seul en fait déjà ressortir la contradiction. La nature sollicite l’homme à une chose, la société lui en commande une autre : si je cède à l’amour, je suis menacé de la misère ; si je résiste à l’amour, je ne suis pas moins misérable : toute la différence est du physique au moral : de quelque côté que je regarde, je ne découvre que désolation et angoisse. Est-ce là un équilibre ?

D’autre part, le remède que propose Malthus n’est rien moins qu’une accusation contre la Providence, un acte de méfiance envers la nature : je m’étonne que les économistes chrétiens n’y aient point pris garde. Car il ne s’agit point seulement ici des plaisirs illégitimes, que la religion et la société réprouvent ; il s’agit des unions même permises, que dis-je ? il y va d’une chose que tous les moralistes regardent comme la plus sûre garantie des bonnes mœurs, le mariage des jeunes gens. Désormais, avec la théorie de Malthus, le mariage n’est plus fait que pour les demoiselles surannées et les vieux satyres : à quoi sert-il, avec ces noces rébarbatives, de sentir à vingt ans les douces pointes de l’amour, s’il n’est permis d’écouter le penchant que lorsqu’il est près de s’éteindre ? Et quelle théorie que celle qui, pour un si triste résultat, pose en principe la nécessité de corriger les œuvres de Dieu par la prudence de l’homme !

Enfin le remède de Malthus est impraticable et impuissant. Impraticable, en fait et en droit, puisque, d’une part, on ne peut sérieusement espérer de transposer les périodes de la vie humaine, de faire que jeunesse languisse et que vieillesse reverdisse ; et que d’autre part, sous le régime de la propriété, la théorie de Malthus conduit directement à faire du mariage le privilège de la fortune… Impuissant, puisque si la misère a pour cause immédiate, non pas, comme on l’imagine, le surcroît de population, mais les prélèvements du monopole, la misère, sous un régime comme le nôtre, ne manquera jamais de se produire, soit que la population avance, soit qu’elle recule. La preuve de cette assertion se trouve à chaque page de ce livre : il est inutile d’y revenir.

Les contradictions de la théorie de Malthus, confusément aperçues, mais vivement senties, ont causé un déchaînement général. Les motifs des opposants ne furent pas toujours judicieux, et encore moins purs, comme on verra. Mais l’économie politique n’eut à se plaindre que d’elle, d’autant plus qu’elle finit par accepter la solidarité des turpitudes que le Principe de population devait abolir, et dont au contraire il provoqua la recrudescence.

Par une transition inévitable, et que tout autre que Malthus aurait prévue, la contrainte morale n’a pas tardé à devenir, sous la plume et dans l’intention des malthusiens les plus décidés, une contrainte purement physique, très-peu onéreuse au plaisir, et qui ne pourrait tout au plus causer d’ennui qu’à la pudeur. « Il n’est pas prouvé, dit à ce propos le dernier éditeur de Malthus, que cette variété d’abstinence qui prévient la misère (lisez la population), sans méconnaître les lois de la physiologie (lisez du plaisir), soit immorale. » C’est en ce sens que le public, qui en fait d’amour ne subtilise pas, a entendu la théorie de Malthus, bien que l’honorable écrivain ait toujours protesté contre cette interprétation de sa doctrine.

En effet, pouvait-on lui dire, qu’est-ce que la morale ? qu’est-ce que l’immoralité ? Comment ce qui est moral dans la solitude serait-il immoral dans un baiser ? L’homme est un, bien que la langue des philosophes ait fait de lui une double abstraction, le corps et l’âme. Qu’il s’abstienne donc, mentalement ou physiquement, de procréer, qu’importe pourvu qu’il y ait abstinence, pourvu surtout que l’abstinence ait lieu à temps ? Quoi que vous fassiez, le moral est toujours dans le physique, le physique toujours dans le moral : une seule chose dans tout ceci est essentielle, c’est de ne pas faire d’enfants. Turbaris ergà plurima ; porro unum est necessarium !

Contrainte morale, contrainte physique : voilà donc, sur les causes du paupérisme et sur ses remèdes, tout ce qu’a su nous dire, au xixe siècle, et la science des économistes, et la morale des éclectiques, et la philosophie de ces pudiques universitaires, dont le nom seul de Loyola fait murmurer la religion et rougir la vertu ! Après avoir bafoué le célibat des prêtres et la virginité chrétienne, les accusant d’outrage à la nature et à la morale, ces hypocrites, qui n’osent plus ni encourager le mariage, ni recommander la continence, prêchent aux amants, aux époux, la contrainte morale ! Et puis ils déclament contre les jésuites ! Cachez-vous, Sanchez, Lémos, Escobar, Busenbaüm, et toi, bienheureux Liguori, qui ne connûtes le vice que pour le réprimer et le punir : l’économie politique vous efface tous ! Autrefois, nos prères chrétiens déposaient dans leurs demeures des branches bénies, invoquaient devant les saintes images la miséricorde du Très-Haut contre l’incendie, la grêle, la disette et la mortalité. J’ai récité, dans mon enfance, ces prières de famille ; j’ai vu partout, chez les paysans, l’image du Christ suspendue au-dessus du lit des époux : c’était le recours d’un peuple ignorant et fanatique contre les fléaux du ciel et les calamités de la terre. Le temps a marché ; la raison s’est affranchie ; nous avons appris que la cause de la misère était la surproduction des enfants : au lieu de ces hochets de la superstition qui environnaient au grand jour la jeune épousée et qui devaient frapper ses yeux et remplir son cœur le reste de sa vie, désormais le municipal lui offrira, pour symbole du devoir domestique, l’instrument préservatif qui n’a de nom qu’en économie politique et dans l’argot des maisons de tolérance !… Infamie !

Raisonnons pourtant, raisonnons encore, l’impureté nous montât-elle jusqu’aux cheveux. L’illustre Lavoisier, cherchant un remède à l’asphyxie qui frappe, dans les fosses des grandes villes, le pauvre vidangeur, s’imposa de plus affreux dégoûts.

S’il est vrai que la contrainte morale, subitement devenue contrainte physique et résolvant à sa manière le problème de la population, soit d’une pratique utile aux gens mariés, cette utilité n’est pas moindre pour les personnes libres. Or (c’est ici le côté immoral de la chose, non prévu par les économistes), le plaisir étant voulu et recherché pour lui-même sans la conséquence de progéniture, le mariage devient une institution superflue ; la vie des jeunes gens se passe dans une fornication stérile ; la famille s’éteint, et avec la famille la propriété ; le mouvement économique reste sans solution, et la société retourne à l’état barbare. Malthus et les économistes moraux rendaient le mariage inaccessible ; les économistes physiciens le rendent inutile : les uns et les autres ajoutent au. manque de pain le manque d’affections, provoquent la dissolution du lien social : et voilà ce qu’on appelle prévenir le paupérisme, voilà ce qu’on entend par répression de la misère. Profonds moralistes ! profonds politiques ! profonds philanthropes !

À cette révélation inattendue, à ce commentaire singulier de la théorie de Malthus, l’opinion s’est soulevée avec plus d’énergie qu’auparavant. Les moralistes se sont exprimés avec dégoût sur le piège tendu à leur bonne foi : les socialistes ont trouvé que le tempérament proposé au principe de Malthus était illusoire. Tout ou rien, se sont-ils écriés. La contrainte physique n’est qu’une misérable déception, un compromis sans sécurité, une contravention à la physiologie, un outrage à l’amour. Et, en opposition au juste-milieu économique, le socialisme a commencé de produire ses utopies.

Système de Fourier. Stérilité artificielle ou par engraissement.

Ce système, que la science n’a pas daigné honorer d’un de ses regards, offre de prime-abord une pétition de principe si choquante, qu’elle pourrait faire croire à une raillerie de la part de l’auteur, si l’on ne savait combien cet auteur prenait au sérieux ses boutades. De quoi s’agit-il ? d’augmenter les subsistances, dont l’insuffisance relative engendre, suivant Fourier, disciple en cela de Malthus, la misère. Doublez et quadruplez la consommation, répond Fourier : c’est le moyen infaillible d’échapper à l’exès de fécondité, et de ne pas mourir de faim. Vous ne pouvez vivre, nous dit fièrement ce grand homme, avec deux repas ; faites-en sept, et vous aurez contentement.

C’est précisément, comme on voit, ce que demande l’économiste. Mais le moyen de doubler et quadrupler la consommation, le moyen de donner le luxe, alors qu’on manque du nécessaire ? Ici Fourier présente la série de groupes contrastés qui, d’après son calcul, doit quadrupler immédiatement le produit. Mais il est avéré aujourd’hui que Fourier n’a jamais su le premier mot des choses dont il s’est mêlé d’écrire. Il n’a aucune notion de la valeur ; il ne possède ni théorie de répartition, ni loi d’échange ; il n’a résolu aucune des contradictions de l’économie politique ; il n’a pas seulement soupçonné le sens de ces contradictions ; il n’a pas vu que les causes de la misère provenaient toutes de la prépondérance du capital et de la subordination du travail ; loin de là, il consacre dans sa formule, Capital, travail, talent, cette prépondérance et cette subordination ; lui et son école ont toujours agi d’après cette donnée contradictoire, lorsqu’au lieu de chercher l’affranchissement du travailleur dans la synthèse des antinomies, dans un principe supérieur au capital et à la propriété, ils n’ont cessé d’implorer la subvention du capital et la faveur du pouvoir. Fourier, enfin, a méconnu, comme Malthus, la nature du problème qu’il avait à résoudre, quand, au lieu de le placer entre l’humanité et le globe, il l’a placé entre la population et les subsistances. A l’égard du quadruple produit, j’ai montré plus haut, par la théorie du progrès de la richesse, que c’était là un de ces mille contre-sens qui pullulent dans les écrits de l’école phalanstérienne, une baliverne dont la réfutation ferait honte à la critique.

Mais il est un reproche plus grave à faire à la solution fouriériste du problème de la population : c’est son esprit avoué d’immoralité, sa tendance hautement désorganisatrice et antisociale. Je n’examine pas si la méthode d’engraissement, qui n’est autre, selon moi, que la généralisation d’un cas pathologique, aurait l’efficacité qu’on suppose : la physiologie n’est pas de mon ressort, j’admets l’hypothèse.

En cherchant, au chapitre XI, quel était le rôle et la destination de la propriété, nous avons découvert, comme son trait distinctif et signalétique, la constitution de la famille. Le fouriérisme se pose en défenseur de la propriété : or, non seulement le fouriérisme ne sait rien ni des causes, ni de l’objet de la propriété ; il nie ces causes, il veut les abolir. Le fouriérisme est la négation du ménage, élément organique de la propriété ; de la famille, âme de la propriété ; du mariage, image de la propriété transfigurée. Et pourquoi le fouriérisme abolit-il toutes ces choses ? Parce que le fouriérisme n’admet que le côté négatif de la propriété ; parce qu’à la place de la possession normale et sainte, manifestée par le mariage et la famille, le fouriérisme poursuit de tous ses vœux, de tous ses efforts, la prostitution intégrale. C’est tout le secret de la solution fouriériste du problème de la population. Il est prouvé, dit Fourier, que les filles publiques ne deviennent pas mères une fois sur des millions : au contraire, la vie de ménage, les soins domestiques, la chasteté conjugale, favorisent éminemment la progéniture. Donc l’équilibre de la population est trouvé si, au lieu de nous assembler par couples et de favoriser la fécondité par l’exclusion, nous devenons tous prostitués. Amour libre, amour stérile, c’est tout un… À quoi bon dès lors le ménage, la monogamie, la famille ? Faire du travail une intrigue, de l’amour une gymnastique, quel rêve ! et c’est celui du phalanstère !…

Le socialisme, ainsi que l’économie politique, a trouvé à la fois, sur le problème de la population, la mort et l’ignominie. Le travail et la pudeur sont des mots qui brûlent les lèvres des hypocrites de l’utopie, et qui ne servent qu’à déguiser aux yeux des simples l’abjection des doctrines. J’ignore jusqu’à quel point les apôtres de ces sectes ont conscience de leur turpitude : mais je ne consentirai jamais à décharger un homme de la responsabilité de ses paroles, pas plus que de la responsabilité de ses actes…

2o Système du docteur G… Extraction du fœtus, ou éradication des germes.

Ce procédé consiste à retirer de la matrice, au moyen d’un appareil ad hoc, les germes et embryons qui s’y seraient implantés, malgré la volonté des parents. Dans un mémoire détaillé, dont j’ai lu le manuscrit, et dont l’auteur ne peut tarder à faire jouir le public, le docteur G… prouve par des raisonnements déduits, tant de la philosophie que de l’économie politique, que l’homme a le droit et le devoir de limiter sa progéniture, et que s’il peut rester à ce sujet encore quelque doute, ce n’est pas sur le principe, mais sur le mode.

Si j’ai le droit, dit le docteur G…, de persévérer, pour cause d’insuffisance de revenu, dans ma condition de célibataire, ainsi que le prétend Malthus, j’ai le droit, par la même raison, si je suis marié, de revenir au célibat et de m’abstenir de tout commerce avec ma femme, ainsi que l’approuve l’Église et qu’en conviennent, après Malthus, tous les économistes.

Si cette abstinence n’a de mérite, en soi, qu’en ce qu’elle prévient la génération et la misère, il peut suffire, sans que je cesse de rendre le devoir à mon épouse, d’une retraite qui prévienne la conception, comme le reconnaissent les partisans de la contrainte physique, et comme du reste la logique le démontre.

Mais qu’est-ce, en elle-même, que la conception ? le passage d’un animacule spermatique de l’organe mâle, où il est formé, dans l’organe femelle, où seulement il se développe. Que j’arrête le développement de cet animacule après ou avant son introduction dans la matrice, c’est toujours le même crime, si le célibat est un crime ; la même action indifférente, innocente, si le célibat est innocent. J’ai donc le droit, j’ai le devoir de réprimer comme de prévenir la conception, si la conception m’est nuisible.

S’il est ainsi, la puissance qui m’est donnée sur ma progéniture à l’instant de la conception, je la conserve dans l’instant qui la suit, je la conserve le lendemain, la semaine suivante, le mois d’après. Car j’ai pu n’avoir aucune connaissance du fait à l’instant où le phénomène s’est accompli, et malgré ma volonté d’y mettre obstacle : or, le retard apporté dans la répression ne peut prescrire contre mon droit, en faveur d’un embryon…

Je laisse au lecteur le soin de poursuivre ce raisonnement.

Le système du docteur G…, fort honnête homme au demeurant, et aussi bon logicien qu’homme du monde, est suivi clandestinement, à Paris, par des chirurgiens qui s’en font une spécialité, et y gagnent de rapides fortunes. Le poignard de ces assassins va chercher le fœtus jusqu’au fond de la matrice ; l’enfant tué ou séparé de son pédoncule, la nature rejette d’elle-même un fruit mort, et cela s’appelle en langage économique, prévenir l’excès de population, et en style de journaux, cacher une faute. Dans les villes de provinces, des médecins, des matrones, imitant cette industrie, font commerce de drogues évacuatives, d’après le principe de haute économie que c’est un crime de donner le jour à des malheureux, et une obligation de conscience de limiter le nombre de ses enfants. Et la police, plus malthusienne que Malthus, la police, qui sait découvrir une réunion de vingt ouvriers agitant une question de salaires, ferme les yeux sur ces infanticides, auxquels le jury, non moins éclairé sur le principe de population que la police, découvre une foule de circonstances atténuantes.

Le système du docteur G… est le complément obligé de la contrainte morale et physique des économistes, comme de la stérilité érotico-bachique du phalanstère. Toutes ces doctrines, dernier effort d’un sensualisme désespéré, sont connexes et solidaires ; elles partent du même préjugé, l’accroissement de population plus rapide dans une société régulière que celui des subsistances. Quant aux résultats, ils restent invariablement les mêmes : augmentation de misère, de vice et de crime ; dissolution du lien familial, rétrogradation du mouvement économique, proscription forcée des pauvres, des orphelins, des vieillards, de toutes les bouches inutiles ; justification de l’assassinat, anathème à la fraternité et à la justice.

3o Système des interruptions. J’entends par là une précaution très-simple, mais sur le succès de laquelle on n’est pas du tout d’accord, qui consiste à s’abstenir du commerce amoureux pendant les huit ou quinze jours qui précèdent et qui suivent le flux menstruel : la femme, hors le temps des règles, étant, dit-on, naturellement stérile.

Ce genre d’abstinence rentre tout à fait dans le goût du physical restraint. J’ignore jusqu’à quel point la physiologie et l’expérience confirment l’utilité de cette méthode, dont je n’ai, du reste, à m’occuper qu’au point de vue économique.

Je dis donc que les effets d’une semblable pratique seraient, à l’égard de la société, tout aussi funestes ; à l’égard de la misère, tout aussi inefficaces que ceux des précédentes. Avec ce moyen facile de jouir sans payer, et de pécher sans être surpris, la pudeur n’est plus qu’un sot et incommode préjugé, le mariage une convention gênante et inutile. Le respect des familles sera foulé aux pieds ; garçons et filles, dès l’enfance initiés au doux mystère, perdront bientôt la force de l’âme et la dignité du caractère ; des mœurs inconnues, pires que celles de Otaïtiens, s’établiront dans la société civilisée ; le travail baissera devant la spéculation ; et la misère, contre laquelle chacun aura cru trouver un refuge dans un célibat libidineux, la misère entretenue par le monopole, l’usure, la division parcellaire, l’inégalité des fonctions et des aptitudes, vengera de nouveau la nature par la dépopulation du sol, la stérilité des capitaux et la déchéance des races. La vérité sociale ne peut se trouver là : qu’avons-nous besoin d’approfondir davantage ?

4o Système de l’allaitement triennal[2].

L’auteur de ce système commence par répudier les théories absurdes, immorales et barbares, de polygamie, polyandrie, amour unisexuel, avortement, etc., etc., dont nous avons fait en partie l’énumération. Il flétrit, avec la loi romaine, Accipere aut tueri conceptum est maximum ac præcipuum munus fæminarum, tout obstacle à la conception et à l’enfantement, et rend hommage sans réserve au précepte de la Genèse, Croissez et multipliez, et remplissez la terre.

Puis, posant en principe que l’accroissement possible de la population n’est pas l’accroissement naturel ; considérant en outre que Dieu n’a destiné qu’un seul homme à une seule femme, et vice versâ une seule femme pour un seul homme, ce qui, à ses yeux, constitue déjà une première et grande restriction, il s’attache à démontrer, par une masse d'autorités et de faits, 1o que la vie humaine se divise en un certain nombre de périodes déterminées, période de gestation, période d’allaitement, période de croissance, période de fécondité, période de vieillesse ; 2o que parmi ces périodes, celle de lactation embrasse trois années, pendant lesquelles il y a chez la femme qui nourrit stérilité naturelle par l’antagonisme des mamelles et de l’utérus. Enfin il conclut et affirme que si chaque femme, mariée à vingt-un ans révolus, allaitait chacun de ses enfants pendant trois années, la population, au lieu d’augmenter, tendrait plutôt à décroître et à s’éteindre.

Cet ouvrage, d’une grande érudition, et qui a été cité avec de justes éloges dans la Revue sociale de P. Leroux, respire une morale pure, une philosophie élevée, un profond amour du peuple. Mais ce qui en fait, selon nous, le mérite, c’est l’idée qu’a eue l’auteur de chercher les limites de la procréation dans la procréation elle-même, accomplie selon ses lois et dans ses périodes naturelles.

Rien de plus aisé, en effet, que d’accélérer la reproduction des hommes, soit en devançant l’âge moral du mariage, soit en abrégeant les fatigues de l’allaitement ; comme rien de plus facile que de la restreindre, soit par l’assassinat, l’infanticide ou l’avortement, soit par la castration et la débauche. Mais il ne s’agit point ici de surexciter ni de restreindre la fécondité : nous cherchons si la nature, n’étant plus contrariée par nos erreurs, a pourvu au bien-être de notre espèce, et s’est mise d’accord avec elle-même. Or, s’il était prouvé, dit le docteur Loudon, d’un côté que la période naturelle de lactation est de trois ans ; d’autre part qu’il y a antipathie entre les fonctions des mamelles et de l’utérus, de telle sorte que la même femme ne puisse, en toute sa vie, d’après les prévisions de la nature, donner le jour qu’à trois enfants ou quatre au plus, il s’ensuivrait que la population, déduction faite des morts avant le mariage et pendant la période de fécondité, deviendrait stationnaire, et même, à volonté, rétrograde. Telle est l’opinion du docteur Loudon.

Ici donc, point de prévention, point de répression, point d’obstacle. L’équilibre résulte de la nature des choses, sans nul inconvénient pour les mœurs et l’économie de la société.

Malheureusement cette théorie, si rationnelle dans son principe, a l’irréparable défaut d’être exclusivement physiologique, et tout à fait en dehors de l’économie sociale. De là, sans compter les reproches que pourraient avoir à faire au docteur Loudon ses confrères en médecine, et qui ne sont pas de notre compétence, de là, dis-je, les vices que nous allons faire ressortir de son système.

D’abord, ce système présente un caractère prononcé d’immobilisme et même d’arbitraire, en ce sens que si la loi de lactation eût jamais été observée, on ne devine pas comment, d’après les conclusions de l’auteur lui-même, le genre humain aurait pu s’accroître. La population ayant du premier coup trouvé son équilibre, il n’y avait plus lieu pour elle à progrès. Mais, s’il n’y avait pas lieu à progrès pour la population, il n’y avait pas davantage lieu à progrès pour la production ; et voilà l’industrie, la science, l’art, les mœurs, voilà l’humanité aux arrêts. L’humanité retenue dans sa course n’est plus l’être progressif et providentiel : elle reste Dieu, elle est bête. Posez la pratique du docteur Loudon, à telle époque de l’humanité qu’il vous plaira, la civilisation, par la vertu de l’allaitement triennal, s’arrête aussitôt et nous devenons bornes. Dira-t-on qu’il est facile de remédier à cela en se mariant plus tôt, et en réduisant l’allaitement de dix-huit mois ? Je réponds que c’est se moquer. Le progrès social ne peut être ainsi livré à l’arbitraire de l’homme : notre liberté doit se renfermer dans les limites de la fatalité, que notre nature est de déployer, non de dépasser ni de refaire. D’ailleurs, si les trois années d’allaitement sont indispensables au nourrisson, vous ne pouvez le sevrer sans lui faire tort ; si au contraire ces trois années ne sont pas indispensables, que devient la théorie ?

Ainsi nous ne trouvons déjà plus cette loi naturelle qu’au premier aspect le système du docteur Loudon nous faisait espérer, loi qui doit agir seule et sans le secours de l’homme, à tous les moments de la vie sociale et individuelle, sans interruptions ni saccades. Dans ce système, comme dans tous les autres, la nature n’a rien prévu ; et si l’homme n’intervient tout à coup dans le progrès de ses générations, soit par abstinence, soit par éradication, soit par fériation, soit par prostitution, soit enfin par une prolongation de service de l’organe mamillaire aux dépens de l’organe génital, la population à l’instant déborde, les vivres manquent, la société se trouble et meurt ! N’est-ce pas toujours le même sophisme ?

Et puis comment imposer aux femmes, dont le rôle social grandit de plus en plus, ce travail d’allaitement interminable qui, pour une mère de quatre enfants, fera seize années d’esclavage, et d’un esclavage inutile en grande partie à la vigueur des enfants ? Si l’intelligence a été donnée à l’homme pour qu’il s’affranchît de l’oppression de l’animalité, n’est-ce point ici le lieu pour lui d’interpréter les lois de son organisme, et d’en modifier l’application selon les lois plus hautes de la société ? Je conçois, dans une horde pauvre et dénuée, la prolongation de la période lactaire ; là l’enfant, ne pouvant prendre des aliments trop rudes, n’a de ressource que le sein de sa nourrice. Mais avec le bien-être que nous donne le travail, avec la domination que l’homme exerce sur les animaux, dont les femelles sont pour lui de si précieuses nourrices, la condition de la femme change, et c’est vraiment la faire rétrograder jusqu’à la brute que de la ramener à des lois abrogées par soixante siècles de civilisation. L’allaitement triennal est toujours une misère substituée à une autre misère : sous ce rapport, la théorie du docteur Loudon a aussi son immoralité.

Remarquons encore que cette théorie, née comme toutes les autres de la fausse hypothèse de Malthus, n’atteint pas mieux la difficulté qu’elle se propose de résoudre. Supposons pour un moment la coutume de l’allaitement triennal partout établie. La population reste stationnaire, c’est à merveille ; mais la misère va toujours son train, puisqu’elle a pour principe, non pas la population, mais le monopole, et qu’elle anticipe incessamment sur la production et le travail. Ainsi la misère continuant de dépeupler le monde, on serait bientôt forcé, pour réparer les pertes de la classe travailleuse, de favoriser la population par la précocité des mariages et l’abréviation de la période lactaire : ce qui nous met toujours sens dessus dessous.

Enfin, il est visible que le système de l’allaitement triennal laisse encore plus indécis le problème de la population dans ses rapports avec le globe. Car de deux choses l’une : ou bien, malgré les trois années de lactation, les femmes feraient toujours assez d’enfants pour que la population s’accrût, et dans ce cas où serait la limite de cet accroissement ? ou bien la population resterait stationnaire, deviendrait même rétrograde ; mais alors tout dans l’humanité devient stationnaire et rétrograde, et par ce stationnement, par cette rétrogradation, les rapports de l’humanité avec la planète qu’elle habite deviennent nuls, l’homme demeure étranger à la terre, ce qui est absurde.

En résumé, les solutions proposées pour le problème de la population, tant par les socialistes que par les économistes, parties d’une fausse hypothèse, et ne s’appuyant sur rien d’intime à la nature et d’essentiel à l’ordre économique, ces solutions sont toutes fausses, contradictoires, impraticables, impuissantes, immorales. Que l’homme découvre, dans sa sphère d’activité amoureuse, comme il s’imagine l’avoir trouvé dans sa sphère d’activité industrielle, le secret de jouir sans produire, et nous verrons dans l’amour, dans le mariage et la famille, ce que nous ayons observé dans le travail, la concurrence, le crédit et la propriété : nous verrons l’amour se changer en une excitation spasmodique et nerveuse ; la promiscuité intriguée succéder à la fidélité conjugale, comme l’agio à l’échange ; la société se corrompant par les femmes, comme elle s’est corrompue par le monopole ; le corps politique tombant à la fin en pourriture : ce serait fait de l’humanité.


II.

Le problème subsiste donc en entier : à nous maintenant de tenter une nouvelle recherche.

Il est démontré que l’humanité tend à s’accroître, en population, selon une progression géométrique 1. 2. 4. 8. 16. 32. 64… indéfinie.

Il est prouvé d’autre part que le développement de cette même humanité, en capital et en richesse, suit une progression plus rapide encore, dont chaque terme peut être considéré comme le carré du nombre correspondant de la première, 1. 4. 16. 64. 256. 1024. 4096 à l’infini.

Ces deux progressions, parallèles et solidaires, enchaînées l’une à l’autre d’un lien indissoluble, se servant réciproquement de cause et d’effet, et qui du reste servent à énoncer une tendance bien plus qu’elles n’expriment une vérité rigoureuse, sont assujéties, dans chacun de leurs termes, à la même période de temps.

Ce premier point constaté, reste à savoir comment cette tendance de l’humanité à s’accroître, tant en population qu’en produit, se limite elle-même, puisqu’il est géométriquement impossible que l’accroissement se soutienne avec la même intensité pendant toute la durée du monde, alors qu’il pourrait suffire de deux ou trois siècles pour encombrer d’hommes et de produits la surface entière du globe. Or, si Dieu nous a commandé de croître et multiplier, et de remplir la terre, il ne nous a pas dit de dépasser les bornes : la teneur du précepte l’indique toute seule.

Quelle est donc la limite naturelle de l’accroissement de l’humanité, en population et en richesse ?

Observons d’abord que la période dans laquelle s’accomplit le doublement de la population et le quadruplement correspondant de la richesse est essentiellement variable, et que sous l’action de diverses causes, dont nous n’avons point à scruter encore la légitimité ou l’anomalie, elle a été trouvée tour à tour de 14, de 18, de 20, 26, 50, 100, 500, 1,000 ans et au delà.

Or, il appert déjà que cette mobilité de la période multiplicatrice contient la solution du problème, puisque, si cette période est susceptible de s’allonger indéfiniment, il doit arriver un moment où la population et la production, en augmentant toujours, resteront stationnaires. La seule chose qui importe, c’est que la cause qui détermine l’allongement de la période, et par suite l’immobilisme numérique de l’humanité, soit intime à l’organisation sociale, affranchie de toute contrainte, répression et arbitraire, et qu’elle résulte du plein et libre exercice de nos facultés. Ce qui importe, c’est que l’équilibre qui doit résulter de là se fasse sentir, non-seulement dans l’humanité tout entière, mais dans chacune des fractions de l’humanité, nation, cité, famille, individu ; non-seulement à une époque plus ou moins reculée de l’avenir, mais à toutes les époques de l’histoire, dans chaque siècle, chaque jour, chaque minute, de la vie sociale et individuelle.

Or, cette cause, encore inconnue, et qui, selon toute apparence, doit être ce qu’il y a de plus présent à l’humanité, de plus intime à la société et à l’homme, nous l’aurions infailliblement saisie, s’il était démontré que la somme de travail, au lieu de diminuer, augmente sans cesse, non-seulement en raison du nombre des travailleurs, mais encore en raison même du progrès accompli dans l’industrie, la science et l’art : en sorte que l’augmentation du bien-être ne fût véritablement pour l’homme que l’expression de l’accroissement de sa tâche. Il résulterait, en effet, de cette augmentation du travail, d’abord que la période de multiplication des produits s’allongeant sans cesse, il arrive un moment où l’humanité, en travaillant toujours, n’accumule lien, ne capitalise plus… La production humaine serait alors arrivée à son maximum : resterait à voir comment la population, suivant du même pas, s’arrêterait à ce maximum, puisque ces deux termes, population et production, sont nécessairement connexes et solidaires.

Occupons-nous d’abord du travail.

Le travail est le premier attribut, le caractère essentiel de l’homme.

L’homme est travailleur, c’est-à-dire créateur et poëte : il émet des idées et des signes ; tout en refaisant la nature, il produit de son fonds, il vit de sa substance : c’est ce que signifie la phrase populaire, Vivre de son travail.

L’homme donc, seul entre les animaux, travaille, donne l’existence à des choses que ne produit point la nature, que Dieu est incapable de créer, parce que les facultés lui manquent ; de même que l’homme, par la spécialité de ses facultés, ne peut rien faire de ce qu’accomplit la puissance divine. L’homme, rival de Dieu, aussi bien que Dieu, mais autrement que Dieu, travaille ; il parle, il chante, il écrit, il raconte, il calcule, fait des plans et les exécute, se taille et se peint des images, célèbre les actes mémorables de son existence, institue des anniversaires, s’irrite par la guerre, provoque sa pensée par la religion, la philosophie et l’art. Pour subsister, il met en œuvre toute la nature ; il se l’approprie et se l’assimile. Dans tout ce qu’il fait, il met du dessein, de la conscience, du goût. Mais ce qui est plus merveilleux encore, c’est que, par la division du travail et par l’échange, l’humanité tout entière agit comme un seul homme, et que cependant chaque individu, dans cette communauté d’action, se retrouve libre et indépendant. Enfin, par la réciprocité des obligations, l’homme convertit son instinct de sociabilité en justice, et pour gage de sa parole, il s’impose des peines. Toutes ces choses, qui distinguent exclusivement l’homme, sont les formes, les attributs et les lois du travail, et peuvent être considérées comme une émission de notre vie, un écoulement de notre âme.

Les animaux s’agitent, sous l’empire d’une raison qui dépasse leur conscience ; l’homme seul travaille, parce que seul il conçoit son travail, et qu’à l’aide de sa conscience il forme sa raison. Les animaux que nous nommons travailleurs, par métaphore, ne sont que des machines sous la main de l’un des deux créateurs antagonistes. Dieu et l’homme. Ils ne conçoivent rien, partant il ne produisent pas. Les actes extérieurs qui semblent quelquefois les rapprocher de nous, le talent inné chez plusieurs de se loger, de s’approvisionner, de se vêtir, ne se distinguent pas chez les animaux, quant à la moralité, des mouvements de la vie organique : ils sont d’abord complets et sans perfectionnement possible. Quelle différence, au point de vue de la conscience, pouvons-nous découvrir entre la digestion du ver à soie et la construction de sa toile ? En quoi l’hirondelle qui couve est-elle inférieure à l’hirondelle qui bâtit ?…

Qu’est-ce donc que le travail ? Nul encore ne l’a défini. Le travail est l’émission de l’esprit. Travailler, c’est dépenser sa vie ; travailler, en un mot, c’est se dévouer, c’est mourir. Que les utopistes ne nous parlant plus de dévoûment : le dévoûment, c’est le travail, exprimé et mesuré par ses œuvres…

L’homme meurt de travail et de dévoûment, soit qu’il épuise son âme, comme le soldat de Marathon, dans un effort d’enthousiasme ; soit qu’il consume sa vie par un travail de cinquante ou soixante années, comme l’ouvrier de nos fahriques, comme le paysan dans nos campagnes. Il meurt parce qu’il travaille ; ou mieux, il est mortel parce qu’il est travailleur : la destinée terrestre de l’homme est incompatible avec l’immortalité…

Les animaux n’ont à bien dire qu’une manière de dépenser leur vie, qui du reste leur est commune avec l’homme : c’est la génération. Dans quelques espèces, la vie dure jusqu’à l’instant de la reproduction : cet acte suprême accompli, l’individu meurt ; il a épuisé sa vie, il n’a plus de raison d’existence. Dans les espèces dites travailleuses, telles que les abeilles et les fourmis, le sexe est réservé aux individus qui ne vaquent point au travail : les ouvrières n’ont point de sexe. Parmi les animaux que l’homme a soumis, ceux qu’il fait travailler avec lui perdent bientôt leur vigueur ; ils deviennent flasques et mous ; le travail est pour eux comme une vieillesse prématurée

En résultat, le travail n’est point la condition des bêtes ; et c’est pour cela que, l’homme supprimé, il y a solution de continuité dans la nature, mutilation, défaillance, et par suite tendance à la mort.

Dans la nature, l’équilibre s’établit par la destruction. Les herbivores, les rongeurs, etc., vivent sur le règne végétal, qu’ils consumeraient bientôt, s’ils ne servaient de pâture aux carnassiers, lesquels, après avoir tout dévoré, finiraient par périr en se dévorant les uns les autres. L’extermination apparaît donc comme loi de circulation et de vie dans la nature. L’homme, en tant qu’animal, est soumis à la même fatalité ; il dispute sa subsistance aux baleines et aux requins, aux loups, aux tigres, aux lions, aux rats, aux aigles, aux insectes, qu’il poursuit tous et qu’il tue. En fin de compte il se fait la guerre à lui-même, et se mange.

Mais ce n’est point ainsi que doit se clore le cercle de la vie universelle, et tout ce que la chimie moderne nous révèle à cet égard est un outrage à la dignité humaine. Ce n’est pas sous la forme de sang et de chair que l’homme doit se nourrir de sa propre substance : c’est sous la forme de pain, c’est du produit de son travail. Hoc est corpus meum. Le travail, arrêtant les anticipations de la misère, met fin à l’anthropophagie ; au mythe féroce et divin succède la vérité humaine et providentielle ; l’alliance est formée par le travail entre l’homme et la nature, et la perpétuité de celle-ci assurée par le sacrifice volontaire de celui-là : Sanguis fœderis quod pepigit Dominus. Ainsi la tradition religieuse expire dans la vérité économique : ce qu’annonçait le sacrifice eucharistique de Jésus-Christ et de Melchisédech, ce qu’exprimait auparavant le sacrifice sanglant d’Aaron et de Noé, ce qu’indiquait plus anciennement encore le sacrifice humain de la Tauride, l’institution moderne du travail l’annonce de nouveau et le déclare : c’est que l’univers a été fondé sur le principe de la manducation de l’homme par l’homme, c’est, en autres termes, que l’humanité vit d’elle-même.

Mais si l’humanité, en vivant de son travail, vit pour ainsi dire de sa propre vie, la subsistance de l’humanité, par conséquent sa force vitale, est nécessairement proportionnée à son émission industrielle : or, quelle est la puissance de cette émission ?

Nous touchons au fait le plus considérable de toute l’économie politique, le plus digne d’exciter les méditations du philosophe : je veux parler de l’accroissement, ou pour mieux dire, de l’aggravation du travail.

Dans l’état d’indivision, lorsque le commerce est nul, que chacun produit tout pour soi seul, le travail est à son minimum de fécondité. La richesse croît comme le nombre des individus. Alors la terre ne peut entretenir qu’un petit nombre d’habitants ; elle semble se rétrécir devant le barbare ; la population tend incessamment à devancer la production selon le rapport indiqué par Malthus ; et bientôt, pressant de tous côtés ces limites, elle se consume et meurt.

Avec la division du travail, les machines, le commerce, le crédit, et tout l’appareil économique, la terre offre à l’homme des ressources infinies. Elle s’étend alors devant celui qui l’exploite ; le bien-être prend le devant sur la population. La richesse croît comme le carré du nombre des travailleurs.

Mais à côté de ce double mouvement de la population et de la production, il s’en manifeste un autre, méconnu jusqu’à présent par les économistes, et que le socialisme à plus forte raison n’a eu garde de voir : c’est, comme je viens de dire, l’aggravation du travail.

Dans une société organisée, la somme de travail, bien qu’elle semble diminuer toujours par la division, les machines, etc., augmente continuellement au contraire pour le travailleur collectif et pour chaque individu, et cela, par le fait même et en raison du développement économique. En sorte que, plus, par la science, l’art et l’organisation, l’industrie se perfectionne, plus le travail augmente pour tout le monde en intensité et en durée (qualité et quantité) ; plus, par conséquent, la production relative diminue. Et l’on arrive à cette conséquence : Dans la société, multiplicité de produits est synonyme de multiplication de travail.

C’est ce que je vais tâcher de faire entendre.

Revenons, pour la dernière fois, à la théorie de Ricardo. Soient quatre qualités de terre, A, B, C, D, produisant, à égalité de frais et pour la même surface, A 120, B 100, C 80, D 60. Il est clair, si l’on compare entre eux les propriétaires et ces quatre différents terrains, que le premier est riche, le second aisé, le troisième joint les deux bouts, le quatrième est pauvre. Mais que signifie, par rapport à l’homme collectif, cette inégalité de fortunes ? C’est, d’une part, que la société, à mesure qu’elle a dû passer de la culture des terres de première qualité aux terres de qualités inférieures, s’est réellement appauvrie ; c’est, en second lieu, que pour conserver le bien-être qu’elle avait d’abord rencontré en exploitant la première espèce de cette terre, elle a dû inventer des moyens d’action qui, pour la même superficie de terrain, quelle que fût d’ailleurs la qualité du sol, permissent d’augmenter le produit. Or, non-seulement la société a vaincu la misère que lui suscitait la qualité inégale des terres, elle a augmenté encore son capital et son bien-être primitif ; elle l’a augmenté, ce bien-être, non-seulement pour les travailleurs qui firent les premiers défrichements, mais pour tous ceux qui vinrent à leur suite. Il faut donc que l’homme ait suppléé à fur et mesure à l’inertie du sol, qu’il ait fait passer dans la matière une quantité toujours plus grande de sa substance ; il faut, en un mot, qu’il ait fourni toujours plus de travail. De quelque manière que l’on considère la chose, le bien-être s’étant accru malgré la stérilité croissante de la terre et la multiplication des consommateurs, la somme de travail s’est aussi nécessairement accrue pour la société et pour chaque individu, sauf les privilèges et perturbations, qui restent à déduire.

Ce qui nous fait illusion à cet égard, ce sont les oscillations de la valeur causées par l’introduction des machines, oscillations qui, nous apportant toujours après une perturbation momentanée un surcroît de bien-être, nous semblent autant de pas faits vers le repos, tandis qu’elles n’expriment en réalité que l’accumulation de notre besogne.

Qu’est-ce, en effet, qu’une machine ? une méthode abrégée de travail. Donc, chaque fois qu’une machine est inventée, c’est qu’il y avait excès de besoin, imminence de misère. Le travail ne fournissait plus ; la machine vient, rétablit l’équilibre, souvent même procure un temps de relâche. À ce point de vue déjà, la machine prouve l’aggravation du labeur.

Mais qu’est-ce encore une fois qu’une machine (j’appelle ici toute l’attention du lecteur) ? un centre particulier d’action qui a sa police, son budget, son personnel, ses frais, etc., et auquel, directement ou indirectement, se subordonnent tous les autres centres de production, vis-à-vis chacun desquels il est à son tour en rapport subalterne. Ainsi une machine, en même temps qu’elle est une source de bénéfices, est un foyer de dépense, un principe de servitude. Car, quelque machine que l’industrie fasse mouvoir, le moteur est toujours l’homme : les engins qu’il construit n’ont de puissance que celle qu’il leur communique, et qu’il est forcé de renouveler continuellement ; et plus il s’entoure d’instruments, plus il se crée de surveillance et de peine. Que le conducteur, que le chauffeur abandonnent un instant la locomotive, la merveilleuse voiture, dont un esprit, comme dit le prophète, semble animer les roues, spiritus erat in rotis, s’arrête à l’instant. Que le mécanicien cesse un seul jour d’en visiter les pièces, elle ne durera pas six semaines ; que le mineur cesse de lui fournir le combustible, jamais elle ne remuera.

Or à quoi tendent, en définitive, ces efforts inouïs ? pourquoi tout ce dépoiement de génie, ce travail de géant ? Pour obtenir de la terre les richesses qu’elle nous refuse, pour rendre fécondes des régions auparavant stériles, et mettre en valeur des terrains de la trente-sixième et de la soixante-douzième qualité. Un établissement industriel est un bail à cheptel pour l’exploitation d’un désert…

Donc, si nous voulons, à chaque invention nouvelle, à chaque défrichement, nous maintenir au degré du bien-être précëdemment acquis ; si nous prétendons même augmenter ce bien-être, il faut de toute nécessité que chacun de nous prenne sa part des dépenses que l’exploitation des dernières terres exige ; sans cela, celui qui au commencement se trouvait le plus riche, le propriétaire du terrain A, par exemple, serait bientôt devenu le plus pauvre. Donc, enfin, plus nous faisons de progrès en population et en richesse, plus aussi notre labeur s’aggrave. Je regrette de ne pouvoir donner une plus élégante formule à une proposition si vraie.

J’ai cité (ch. IV) comme preuve de l’accroissement du travail l’exemple des chemins de fer, où l’ou voit le travail servile se multiplier d’une manière effrayante. Je dirai un mot de ce qui se passe dans les mines.

Quoi de plus simple, de moins dispendieux en apparence, que de puiser la houille dans ces vastes dépôts que la nature semble nous avoir préparés comme une transition entre le combustible végétal et l’agent universel de chaleur et de lumière que la science n’a pu saisir encore, mais auquel il faudra bientôt que nous ayons recours, si nous ne voulons voir l’avenir se fermer devant nous ?… Or, à peine le travail a-t-il attaqué les premiers affleurements, une industrie, une science, organisée sur des proportions immenses, en jaillit tout à coup. Je ne puis entrer dans le détail des opérations immenses et compliquées que comporte une exploitation minérale : une simple nomenclature suffit à mon objet, On compté dans le personnel d’une mine : le directeur, l’ingénieur, les commis, le gouverneur, les piqueurs, traîneurs, pousseurs, toucheurs, chargeurs, boiseurs, réparateurs, cantonniers, remblayeurs, enchaineurs, palefreniers, mineure, sorteurs, receveurs de charbon, receveurs d’eau, machinistes, chauffeurs, ouvriers du plâtre, trieurs de pierre, manœuvres, employés au plâtre, charretiers, forgeurs et benniers, chargeurs de wagons, manœuvres, maçons et goujats. J’en oublie sans doute : je n’ai fait que prendre cette liste sur les états de sortie d’une mine de la Loire.

Or, ajoutez les industries qui prêtent leurs services pour le percement des puits, la confection des outils, le transport des matériaux employés à l’extraction et celui de la houille extraite ; songez que pour entretenir tout ce monde, devenu nécessaire par le manque de combustible, pour faire face à toutes ces dépenses et conserver le bien-être précédemment obtenu, il a fallu augmenter, dans la même proportion, le rendement agricole, industriel et commercial ; créer de nouvelles industries ; provoquer partout de plus grands efforts, de nouvelles dépenses ; et dites, s’il est possible, de quelle énorme quantité a dû s’accroître le travail primitif ?…

Il en est de toute entreprise industrielle, et des machines qui la représentent, comme de la terré. Pour la faire prospérer, il faut des capitaux toujours croissants, ce qui revient à dire que, sous peine de voir la richesse s’éteindre et le bien-être s’évanouir, il faut ajouter sans cesse à la tâche du travailleur. S’imaginer qu’à l’aide des machines nous puissions, en devenant riches, supprimer ou réduire notre travail, c’est chercher la perpétuité du mouvement là où elle ne peut exister, la perpétuité du mouvement dans des êtres inertes et sujets à une détérioration incessante ; c’est supposer des effets plus grands que leurs causes. De même que dans la nature rien ne se crée de rien, de même, dans l’ordre économique, l’homme ne produit que ce qu’il tire de son propre sein ; les bornes de sa vie sont aussi les bornes de sa fécondité[3].

Rendons cela d’une manière plus palpable. Soit la production annuelle de la France évaluée dix milliards de francs. Le franc étant pris pour unité métrique de comparaison des valeurs, la somme de travail par tête est 394. Or, la production ayant plus que doublé en France depuis cinquante ans, tandis que la population ne s’est pas seulement accrue de moitié, il s’ensuit que la France, devenue quatre fois plus riche, travaille quatre fois plus qu’elle ne faisait il y a cinquante ans. Non pas que ce quadruplement de labeur doive s’entendre d’un nombre quadruple de journées de travail, puisqu’il faut tenir compte des progrès de l’industrie et de la mécanique. Je dis que le travail a été quadruple, tant en intensité qu’en durée, que l’augmentation a porté tout à la fois sur l’âme et sur le corps, ce qui ne change rien à la somme. Les machines ne font qu’abréger et suppléer pour nous certaines opérations manuelles : elles ne diminuent pas le travail, elles le déplacent ; ce que nous demandions auparavant à nos muscles est reporté sur le cerveau. Rien n’est changé au travail, si ce n’est le mode d’action, qui du physique passe à l’intellectuel. Si donc il est démontré que l’homme triomphe incessamment, par la force qui lui est propre, et de l’inertie croissante de la nature, et de l’augmentation de ses besoins, il est démontré du même coup que la somme de son labeur augmente toujours.

Les faits abondent pour témoigner de cet accroissement continuel du travail, et l’insouciance avec laquelle nous passons à côté sans les voir est toujours ce qui me frappe le plus d’étonnement.

Dans les centres industriels, comme Paris, Lyon, Lille, Rouen, la moyenne du travail, quant à la durée seulement, est de 13 à 14 heures. Les maîtres, aussi bien que les employés et domestiques, participent à ce labeur d’esclave. Dans le commerce surtout, il n’est pas rare que les séances atteignent jusqu’à 18 heures. L’enfance et le sexe ne sont point épargnés. Le législateur s’est ému dans ces dernières années des effroyables corvées dont l’industrie charge les enfants et les femmes ; la presse n’a su voir, dans les abus dénoncés à la tribune, que la cupidité et la barbarie des exploitants : personne n’a cherché à se rendre compte de la fatalité économique dont lesdits exploitants ne sont après tout que les fondés de pouvoir. On n’a pas vu que dans notre société à engrenages, le travail ne s’arrête non plus que le capital ; que comme celui-ci croît par l’intérêt redoublé, de même celui-là s’aggrave indéfiniment par la division et les machines. Le travail et le capital, comme la création et le temps, sont choses qui se poursuivent toujours sans pouvoir s’atteindre : mais vient une heure où ni le capital ne peut s’accroître par l’usure, parce que la production est trop lente, et telle est la cause première de l’abaissement progressif de l’intérêt ; ni le travail ne peut devenir plus productif par la division, à cause de la force d’inertie toujours croissante de la nature : — heure où l’adolescence fait place dans l’humanité à la virilité ; où la société haletante, au lieu de ces immenses oscillations que le monopole et la concurrence lui faisaient autrefois décrire, ne ressent plus qu’une vibration insensible ; où l’égalité frémit dans l’inégalité même et semble dire à la vie : Tu n’iras pas plus loin ! Usque huc venies, et non procedes ampliùs, et hic confringes tumentes fluctus tuos

Ce qui rend plus sensible encore l’aggravation du travail, et qui ne fait même, à un autre point de vue, que la reproduire, ce sont les exigences multipliées de l’éducation. De même que production et consommation sont deux termes identiques et adéquats ; de même l’éducation peut être considérée comme l’apprentissage du travail et comme l’apprentissage du bien-être. La faculté de jouir a besoin, comme celle de produire, de science et d’exercice ; elle n’est même, à en bien juger, que la faculté de produire, et l’on peut juger du talent d’un homme et de la variété de ses connaissances par le nombre et la nature de ses besoins. Pour être à la hauteur de la vie, dans la société moderne, il faut un immense développement scientifique, esthétique et industriel ; à telle enseigne que, pour jouir, l’improductif a besoin de travailler presque autant que le producteur pour produire. Vingt-cinq ans ne suffisent plus à l’éducation du privilégié : que sera-ce donc quand ce privilégié sera redevenu travailleur ?

De toutes les classes de producteurs, la moins laborieuse aujourd’hui est la classe agricole. C’est aussi celle qui arrivera la dernière à l’égalité. Partout ailleurs, dans le commerce et l’industrie, le travail est arrivé au point de ne pouvoir supporter la moindre aggravation. Mais ici en revanche j’ose dire que l’égalité est imminente, puisqu’elle existe, à quelques décimales près, entre les travailleurs, et que les seuls individus qui fassent exception, maîtres, capitalistes, entrepreneurs, la partie aristocratique en un mot, n’excède pas 5 pour 100. L’abaissement de ces hautes têtes ne saurait être une difficulté pour personne.

De toute part s’élève une plainte immense, lugubre, contre l’excès du travail ; de toute part l’ouvrier se met en grève pour la hausse du salaire et la réduction des heures de journée : chose pardonnable à l’ouvrier, qui lui ne soutient point de thèse, et ne fait que protester par la force d’inertie contre l’abrutissement et la misère ; mais chose déplorable chez les économistes philanthropes, qui, tout en prêchant la nécessité du travail, entretiennent par leurs sottes condoléances le dégoût du travail, et semblent dire à l’ouvrier qu’ils devraient pousser en avant : Assez !

Eh ! comment remédier à la misère, si nous ne pouvons produire davantage ? Comment poursuivre cette œuvre pénible de la civilisation, sans un accroissement de richesse, c’est-à-dire sans une augmentation incessante de labeur, physique ou intellectuel ? Comment refouler le paupérisme en diminuant la production et augmentant le prix des choses ? Lorsque le prolétaire, excité par des meneurs dont l’ignorance semble un titre de plus à la popularité, aura, par le chômage, créé la cherté et la disette, qui est-ce qui payera pour lui ? Que si, dans la situation extrême où nous nous trouvons, toute augmentation de salaire, et par suite toute diminution du prix des choses est devenue impossible, n’est-ce point un signe que la révolution est proche, et que la retraite nous est fermée ?…

J’eusse voulu m’étendre davantage sur ce fait grandiose et vraiment prophétique de l’aggravation incessante du travail : mais le temps me presse, et, si je ne me trompe, le lecteur attend de moi bien plus une solution qu’une démonstration en forme. La démonstration, il se chargera de la faire…… Si donc c’est une loi de l’économie sociale, que le travail. par le fait même de sa division et par le secours qu’il reçoit des machines, au lieu de se réduire pour l’homme s’aggrave toujours, notre vie étant limitée, nos ans et nos jours comptés, il s’ensuit que toujours plus de temps nous est demandé pour une même augmentation de valeur ; que la période nécessaire au quadruplement de la richesse et au doublement de la population s’allonge indéfiniment, et qu’il vient une heure où la société, en marchant toujours, reste stationnaire.

Mais comment le ralentissement de la production, amené par l’accroissement du travail, se reporte-t-il sur la population ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Un premier fait paraît établi : la même force, le même principe de vie qui préside à la création des valeurs, préside aussi à la reproduction de l’espèce. Le langage primitif témoigne de l’intuition de l’humanité à cet égard : le même mot, dans la Bible, sert à exprimer les produits du travail et de la génération : Istœ sunt generationes cœli et terræ, voici les faits du ciel et de la terre ; Hœ sunt generationes Jacob, voici les actes de la vie de Jacob, etc. La langue française a conservé cette métaphore dans la double accetion du nom pluriel œuvres, qui se dit, comme le latin generatio et l’hébreu ialad, du travail et de l’amour. Le vieux mot besogner, pris dans un sens obscène, dérive de la même idée. La parenté du travail et de l’amour se montre plus profonde encore dans cette phrase populaire, qui se dit d’un être hébété, stupide, destitué de goût et de vigueur, il travaille sans amour. Et cette métaphore a passé jusqu’aux instruments mécaniques du travail : le peuple dit une vive arête, un tranchant vif ; il dit d’une scie qui coupe, d’une ligne qui mort), qu’elle a de l’amour

La conséquence de cette idée, toute d’intuition et de sentiment, c’est l’antagonisme naturel du travail et de l’amour. La vie de l’homme, suivant le jugement spontané du peuple, s’écoule alternativement par deux issues, dont l’une se ferme quand l’autre s’épanche : ici l’expérience confirme la révélation de l’instinct. La faculté industrielle ne s’exerce qu’aux dépens de la faculté prolifique : cela peut passer pour un aphorisme de physiologie aussi bien que de morale. Le travail est pour l’amour une cause active de refroidissement ; c’est le plus puissant de tous les antiaphrodisiaques, d’autant plus puissant surtout, qu’il affecte simultanément l’esprit et le corps.

Je n’ai que faire de m’étendre longuement sur un fait d’une vérité aussi vulgaire, que l’on a peu remarqué, parce qu’on n’en a pas su voir l’importance dans l’économie du monde : Ainsi Malthus avait observé que les sauvages d’Amérique, menant une vie pleine de tribulations et d’angoisses, sont médiocrement portés à l’amour ; mais il ajoute que cette frigidité diminue rapidement avec l’abondance et le repos. Cependant Malthus, l’inventeur de la contrainte morale, qui consacra quarante ans d’une vie laborieuse à étudier le problème de la population, ne songe point à généraliser un fait qui l’aurait conduit à la vraie solution. Au reste, comment Malthus aurait-il su tirer de ce fait toutes les conséquences qui s’y trouvaient renfermées, dès lors qu’il n’avait pas su reconnaître la loi d’accroissement du travail, et par-dessus cette loi, la loi du progrès de la richesse, et son intime solidarité avec le progrès de la population ?

Ainsi encore, les économistes ont relevé la fécondité singulière de la classe indigente ; un homme d’un vaste savoir, M. Auguste Comte, a môme signalé ce phénomène comme une des lois les plus remarquables de l’économie politique. On n’avait garde de remarquer en même temps que l’indigence est de sa nature peu travailleuse, et que le pauvre, soumis à un labeur mécanique sans aucune dépense intellectuelle, conserve toujours, si chétive que soit sa subsistance, plus de force qu’il ne lui en faut pour assurer sa déplorable postérité.

La chasteté est compagne du travail ; la mollesse est l’attribut de l’inertie. Les hommes de méditation, les penseurs énergiques, tous ces grands travailleurs, sont de capacité médiocre au service de l’amour. Pascal, Newton, Leibnitz, Kant et tant d’autres, oublièrent, dans leurs contemplations profondes, qu’il étaient hommes. Le sexe les devine : les génies de cette trempe lui inspirent peu d’attrait. Laisse là les femmes, disait à Jean-Jacques cette gentille Vénitienne, et étudie les mathématiques. Comme l’athlète se préparait aux jeux du cirque par l’exercice et l’abstinence, l’homme de travail fuit le plaisir, abstinuit venere et baccho. Mirabeau périt, malgré la force de sa constitution, pour avoir voulu joindre les prouesses de l’alcôve aux triomphes de la tribune.

Or, si c’est une loi de nécessité que nous devenions au travail toujours meilleurs que nos pères, il est d’une nécessité égale qu’aux jeux de l’amour nous ayons toujours moins de vaillance : comment la population ne se ressentirait-elle pas, à la longue, de cet inévitable refroidissement ?…

Mais, ne manquera-t-on pas de dire, ceci est encore de la contrainte, encore de la répression, encore de la mutilation. Quoi ! vous exténuez la nature, et vous appelez cela créer l’équilibre dans l’humanité ! Vous proscrivez chez les autres les moyens physiologiques, et vous revenez à la physiologie !… Non, ce n’est point avec un cercle de fer, comme le taureau et le verrat, que l’homme souffrira qu’on le mène ; c’est par la raison et la liberté. Épuisé par le travail, il ne ferait, en perdant la faculté d’aimer, que changer de misère. La Providence envers lui serait toujours coupable, la nature toujours marâtre. Qui vous garantit, d’ailleurs, l’efficacité de la recette ? Ce n’est pas le luxe en amour qui multiplie la population ; ce serait plutôt l’abstinence. Quelques heures de relâche rendent à la nature toute sa puissance ; trop longtemps comprimée, la passion éclate avec plus de furie, et il suffit à l’amour d’une étincelle pour fabriquer un homme. Il n’a servi de rien aux Bernard, aux Jérôme, aux Origène de vouloir dompter leur chair par le travail, le jeûne, les veilles, la solitude : cette fausse discipline a fait plus d’impudiques que le repos, la bonne chère et la conversation du sexe. Saint Paul, ce vase d’élection, ne s’écriait-il pas, au milieu de ses immenses fatigues : Je porte un démon avec moi qui me moleste ?…

À cette récrimination passionnée, il me semble entendre les murmures des Hébreux criant à Moïse dans la pénurie du désert : Rends-nous les viandes et les poissons d’Egypte, et ses concombres, et ses melons ! Notre âme est desséchée : nous ne voulons plus de cette manne !

Consolez-vous, âmes sensuelles, la Providence a eu pitié de vous. Vous voulez de la chair ! vous aurez de la chair jusqu’au dégoût.

Le lecteur nous a sans doute prévenu : ce n’est point par une influence physiologique et fatale, c’est par une impression de vertu et de liberté que le travail doit agir sur l’amour. Quelques moments encore et notre thèse sera complète.

Dans le travail, comme dans l’amour, le cœur s’attache par la possession ; les sens au contraire se rebutent. Cet antagonisme du physique et du moral de l’homme, dans l’exercice de ses facultés industrielle et prolifique, est le balancier de la machine sociale. L’homme, dans son développement, va sans cesse de la fatalité à la liberté, de l’instinct à la raison, de la matière à l’esprit. C’est en vertu de ce progrès qu’il s’affranchit peu à peu de l’esclavage des sens, comme de l’oppression des travaux pénibles et répugnants. Le socialisme, qui au lieu d’élever l’homme vers le ciel l’incline toujours vers la boue, n’a vu dans la victoire remportée sur la chair qu’une cause nouvelle de misère : comme il s’était flatté de vaincre la répugnance du travail par la distraction et la voltige, il a essayé de combattre la monotonie du mariage, non par le culte des affections, mais par l’intrigue et le changement. Quelque dégoût que j’éprouve à remuer ces immondices, il faut que le lecteur se résigne : est-ce ma faute, à moi qui n’ai pas charge d’âmes, si, pour établir quelques vérités de sens commun, j’ai besoin de déployer tout l’appareil de la logique ?

Par cela même que le travail est divisé, il se spécialise et se détermine dans chacun des travailleurs. Mais cette spécialité ou détermination ne doit point être considérée, relativement au travail collectif, comme une expression fractionnaire : ce serait se placer au point de vue de l’esclavage, adopter le principe au moyen duquel l’utopie travaille de toutes ses forces à la restauration des castes. Qui dit spécialité, dit pointe ou sommité, l’étymologie le prouve : spiculum, spica, speculum, species, aspicio, etc. Le même radical sert à désigner l’action de pointer et l’action de regarder. Toute spécialité dans le travail est un sommet du haut duquel chaque travailleur domine et considère l’ensemble de l’économie sociale, s’en fait le centre et l’inspecteur. Toute spécialité dans le travail est donc, par la multitude et la variété des rapports, infinie. Il suit de là que c’est par un système de transitions centralisées et coordonnées, dans l’industrie, la science et l’art, que chaque travailleur doit apprendre à vaincre le dégoût et la répugnance au travail, et nullement par une variété d’exercices sans règle et sans perspective.

De même, par le mariage, l’amour se détermine et se personnalise : et c’est encore par un système de transitions toutes morales, par l’épuration des sentiments, par le culte de l’objet auquel l’homme a dévoué son existence, qu’il doit triompher du matérialisme et de la monotonie de l’amour.

L’art, c’est-à-dire la recherche du beau, la perfection du vrai, dans sa personne, dans sa femme et ses enfants, dans ses idées, ses discours, ses actions, ses produits : telle est la dernière évolution du travailleur, la phase destinée à fermer glorieusement le cercle de la nature. L’Esthétique, et au dessus de l’esthétique la Morale, voilà la clef de voûte l’édifice économique.

L’ensemble de la pratique humaine, le progrès de la civilisation, les tendances de la société, témoignent de cette loi. Tout ce que fait l’homme, tout ce qu’il aime et qu’il hait, tout ce qui l’affecte et l’intéresse, devient pour lui matière d’art. Il le compose, le polit, l’harmonie, jusqu’à ce que par le prestige du travail, il en ait fait, pour ainsi dire, disparaître la matière.

L’homme ne fait rien selon la nature ; c’est, si j’ose m’exprimer de la sorte, un animal façonnier. Rien ne lui plait s’il n’y apporte de l’apprêt : tout ce qu’il touche, il faut qu’il l’arrange, le corrige, l’épure, le recrée. Pour le plaisir de ses yeux, il invente peinture, architecture, les arts plastiques, le décor, tout un monde de hors-d’œuvre, dont il ne saurait dire la raison et l’utilité, sinon que c’est pour lui un besoin d’imagination, que cela lui plaît. Pour ses oreilles, il châtie son langage, compte ses syllabes, mesure les temps de sa voix. Puis il invente la mélodie et l’accord, il assemble orchestres aux voix puissantes et mélodieuses, et dans les concerts qu’il leur fait dire, il croit entendre la musique des sphères célestes et le chant des esprits invisibles. Que lui sert de manger seulement pour vivre ? il faut à sa délicatesse des déguisements, de la fantaisie, un genre. Il trouve presque choquant de se nourrir : il nu cède point à la faim, il transige avec son estomac. Plutôt que de paître sa nourriture, il se laisserait mourir de faim. L’eau pure du rocher n’est rien pour lui ; il invente l’ambroisie et le nectar. Les fonctions de sa vie qu’il ne peut parvenir à maîtriser, il les appelle honteuses, malhonnêtes, ignobles. Il s’apprend à marcher et à courir. Il a une méthode se coucher, de se lever, de s’asseoir, de se vêtir, de se battre, de se gouverner, de se faire justice ; il a trouvé même la perfection de l’horrible, le sublime du ridicule, l’idéal du laid. Enfin, il se salue, il se témoigne du respect, il a pour sa personne un culte minutieux, il s’adore comme une divinité !…

Toutes les actions, les mouvements, les discours, les pensées, les produits, les affections de l’homme portent ce caractère d’artiste. Mais cet art même, c’est la pratique des choses qui le révèle, c’est le travail qui le développe ; en sorte que plus l’industrie de l’homme approche de l’idéal, plus aussi lui-même s’élève au-dessus de la sensation. Ce qui constitue l’attrait et la dignité du travail, c’est de créer par la pensée, de s’affranchir de tout mécanisme, d’éliminer de soi la matière. Cette tendance, faible encore chez l’enfant plongé tout entier dans la vie sensitive ; plus marquée chez le jeune homme, fier de sa force et de sa souplesse, mais sensible déjà au mérite de l’esprit, se manifeste de plus en plus chez l’homme mûr. Qui n’a rencontré de ces ouvriers qu’une longue assiduité à l’ouvrage avait rendus spontanément artistes, à qui la perfection du travail était un besoin aussi impérieux que la subsistance, et qui, dans une spécialité en apparence mesquine, découvraient tout à coup de brillantes perspectives ?…

Or, de même que l’homme, par sa nature d’artiste, tend à idéaliser son travail, c’est un besoin pour lui d’idéaliser aussi son amour. Cette faculté de son être, il la pénètre de tout ce que son imagination a de plus fin, de plus puissant, de plus enchanteur, de plus poétique. L’art de faire l’amour, art connu de tous les hommes, le plus cultivé, le mieux senti de tous les arts, aussi varié dans son expression que riche dans ses formes, a pris son plus grand essor vers les temps de la puissance du catholicisme : il a rempli tout le moyen âge ; occupe seul la société moderne par le théâtre, les romans, les arts de luxe, qui tous n’existent que pour lui servir d’auxiliaires. L’amour, enfin, comme matière d’art, est la grande, la sérieuse, j’ai presque dit l’unique affaire de l’humanité.

L’amour donc, aussitôt qu’il s’est déterminé et fixé par le mariage, tend à s’affranchir de la tyrannie des organes : c’est cette tendance impérieuse, dont l’homme est averti dès le premier jour par la tiédeur de ses sens, et sur laquelle tant de gens se font si misérablement illusion, qu’a voulu exprimer le proverbe : Le mariage est le tombeau, c’est-à-dire l’émancipation de l’amour. Le peuple, dont le langage est toujours concret, a entendu ici par amour la violence du prurit, le feu du sang : c’est cet amour, entièrement physique, qui suivant le proverbe s’éteint dans le mariage. Le peuple, dans sa chasteté native et sa délicatesse infinie, n’a pas voulu révéler le secret de la couche nuptiale : il a laissé à la sagesse de chacun le soin de pénétrer le mystère, et de faire son profit de l’avertissement…

Il savait pourtant que le véritable amour commence pour l’homme à cette mort ; que c’est un effet nécessaire du mariage que la galanterie se change en culte ; que tout mari, quelque mine qu’il fasse, est au fond de l’âme idolâtre ; que s’il y a conspiration ostensible entre les hommes pour secouer le joug du sexe, il y a convention tacite pour l’adorer ; que la faiblesse seule de la femme oblige de temps à autre l’homme à ressaisir l’empire ; que sauf ces rares exceptions la femme est souveraine, et que là est le principe de la tendresse et de l’harmonie conjugales…

C’est un besoin irrésistible pour l’homme, besoin qui naît spontanément en lui du progrès de son industrie, du développement de ses idées, du raffinement de ses sens, de la délicatesse de ses affections, d’aimer sa femme comme il aime son travail, d’un amour spirituel ; de la façonner, de la parer, de l’embellir. Plus il l’aime, plus il la veut brillante, vertueuse, entendue ; il aspire à faire d’elle un chef-d’œuvre, une déesse. Près d’elle il oublie ses sens et ne suit plus que son imagination ; cet idéal qu’il a conçu et qu’il croit toucher, il a peur que ses mains ne le souillent ; il regarde comme rien ce qui autrefois, dans l’ardeur de ses désirs, lui semblait tout. Le peuple a une horreur instinctive, exquise, de tout ce qui rappelle la chair et le sang : l’usage de excitants bacchiques et aphrosidiaques, si fréquent chez les Orientaux, qui prennent l’aiguisement de l’appétit pour l’amour, révolte les races civilisées : c’est un outrage à la beauté, un contre-sens de l’art. De telles mœurs ne se produisent qu’à l’ombre du despotisme, par la distinction des castes et à l’aide de l’inégalité : elles sont incompatibles avec la justice…

Ce qui constitue l’art est la pureté des lignes, la grâce des mouvements, l’harmonie des tons, la splendeur du coloris, la convenance des formes. Toutes ces qualités de l’art sont encore les attributs de l’amour, en qui elles prennent les noms mystiques de chasteté, pudeur, modestie, etc. La chasteté est l’idéal de l’amour : cette proposition n’a plus besoin désormais que d’être énoncée pour être aussitôt admise.

A mesure que le travail augmente, l’art surgissant toujours du métier, le travail perd ce qu’il avait de répugnant et de pénible : de même l’amour, à mesure qu’il se fortifie, perd ses formes impudiques et obscènes. Tandis que le sauvage jouit en bête, se délecte dans l’ignorance et le sommeil, le civilisé cherche de plus en plus l’action, la richesse, la beauté : il est à la fois industrieux, artiste et chaste. Paresse et luxure sont vices conjoints, sinon vices tout à fait identiques.

Mais l’art, né du travail, repose nécessairement sur une utilité, et correspond à un besoin ; considéré en lui-même, l’art n’est que la manière, plus ou moins exquise, de satisfaire ce besoin. Ce qui fait la moralité de l’art, ce qui conserve au travail son attrait, qui en éveille l’émulation, en excite la fougue, en assure la gloire, c’est donc la valeur. De même ce qui fait la moralité de l’amour et qui en consomme la volupté, ce sont les enfants. La paternité est le soutien de l’amour, sa sanction, sa fin. Elle obtenue, l’amour a rempli sa carrière : il s’évanouit, ou pour mieux dire il se métamorphose…

Tout travailleur doit devenir artiste dans la spécialité qu’il a choisie, et selon la mesure de cette spécialité. Pareillement tout être né de la femme, nourri, élevé sur les genoux de la femme, fils, amant, époux et père, doit réaliser en lui l’idéal de l’amour, en exprimer successivement toutes les formes.

De l’idéalisation du travail et de la sainteté de l’amour résulte ce que le consentement universel a nommé vertu, ou comme qui dirait la force (valeur) propre de l’homme, par opposition à la passion, force de l’être fatal, de l’être divin.

Le langage consacre ce rapport : vertu, lat. vir-tus, de vir, l’homme ; gr., arétê, ou andréïa, de arês ou anêr, l’homme. Les antonymes sont, lat. fortitudo, de fero, porter, fortis, porteur, robur, chêne et force ; gr., rômê, force impétueuse, vigueur naturelle. L’hébreu dit geborrah, de gebar, l’homme ; et par contre éïal, force vitale ; éïl, mâle des animaux ruminants, d’où élohim, dieu.

La vertu de l’homme, par opposition à la force divine, est donc son affranchissement de la nature par l’idéal : c’est la liberté, c’est l’amour, dans toutes les sphères de l’activité et de la connaissance. Le contraire de la vertu est le laid, l’impur, le discord, l’inconvenant, la lâcheté, |a contrainte.

C’est par la vertu (sous ce mot désormais nous avons une idée) que l’homme, se dégageant de la fatalité, arrive graduellement à la pleine possession de lui-même ; et comme dans le travail l’attrait succède naturellement à la répugnance, de même dans l’amonr, la chasteté remplace spontanément la lasciveté. Dès ce moment l’homme sanctifié dans toutes ses puissances, dompté par le travail, ennobli par l’art, spiritualisé par l’amour, commande à tout ce qui dans son être est le produit de la nature comme à tout ce qui vient de la raison et du libre arbitre. L’homme l’emporte de plus en plus sur le dieu ; la raison règne au fort de la passion, et à la suite de la raison se manifeste l’équilibre, c’est-à-dire la sérénité, la joie.

L’homme n’est plus alors cet esclave déshonoré, qui regarde la femme et qui pleure de rage : c’est un ange en qui la chasteté, le dédain de la matière, se développe en même temps que la virilité. Comme le travail servile ne produit chez l’homme qu’une impuissance désolée et maudite, ainsi le travail libre, rendu attrayant par la science, l’art et la justice, engendre la chasteté attrayante, l’amour ; et bientôt, à l’aide de cet idéal, l’esprit gagnant toujours sur la chair, la perfection de l’amour produit la répugnance du sexe…

L’amour, quant à l’œuvre génératrice, a donc sa limite propre ; la volupté conjugale a sa période dans la vie humaine, comme la fécondité et l’allaitement. Et dans cette nouvelle évolution de même que dans toutes les autres, l’homme, ministre de la nature et chantre des destinées, ne fait pas la loi, il la découvre et l’exécute.

Je divise donc, avec le sentiment universel, la vie de l’homme en cinq périodes principales : enfance, adolescence, jeunesse, virilité ou période de génération, et maturité ou vieillesse.

L’homme, pendant la première période, aime la femme comme mère ; dans la seconde, comme sœur ; dans la troisième, comme maîtresse ; dans la quatrième, comme épouse ; dans la cinquième et dernière, comme fille.

Ces périodes de l’amour correspondent à des périodes pareilles de la vie économique : dans l’enfance l’homme n’existe, pour ainsi dire, qu’à l’état de bouture, ou comme les matériaux préparés de longue main à la confection et à l'entretien des machines. Il est l’espoir, le gage, pignus, de la société. Dans l’adolescence, il est apprenti ; dans la jeunesse, compagnon ; dans la virilité, maître ; dans la maturité, vétéran. Inutile d’ajouter que cette double évolution s’entend de la femme aussi bien que de l’homme.

Les formes de l’amour, de même que les grades dans l’industrie, sont exclusives et incompatibles : c’est-à-dire qu’elles ne peuvent ni exister simultanément dans le même individu, ni s’appliquer invariablement à la même chose, à la thème personne. Comme l’industriel parcourt successivement tous les éléments du travail, toutes les parties de la spécialité qui l’attire, de même il ne peut aimer à la fois, d’un amour caractéristique, que sa mère, sa sœur, sa maîtresse, sa femme ou sa fille ; et la personne qu’il aime à l’un de ces titres il ne l’aimera jamais à un autre. C’est la nature même qui a établi cette loi, en nous inspirant pour les amours redoublés une certaine répugnance qui leur a fait donner le nom d’incestes, c’est-à-dire impureté, fausse détermination de l’amour.

Tout amour éliminé par un autre rentre dans la catégorie générale de l’amitié, et se perd dans le torrent des affections.

L’homme qui épouse sa maîtresse (cas le plus ordinaire) fait, jusqu’à un certain point, exception à la règle, en ce sens qu’il aime deux fois de suite, d’un amour différemment caractérisé, la même personne ; mais non pas en ce sens qu’il pourrait vivre avec sa maîtresse comme avec son épouse, ce qui constitue l’espèce d’inceste appelé concubinage ou fornication simple, et qui est la plus grande profanation de la femme ; ni qu’il lui est facultatif d’aimer à deux endroits différents, ce qui constitue l’adultère. Du reste l’amour libre, cet amour qui naturellement précède l’union, n’a pas pour conséquence nécessaire le mariage : il est même meilleur pour la société et pour les personnes que ceux qui se marient aient ressenti plusieurs amours ; et cela suffit pour distinguer l’amour libre de l’amour conjugal, et les regarder l’un et l’autre comme incompatibles.

Un amour peut tenir lieu de tous les autres, et se prolonger au delà du terme fixé par la nature : tel est le célibataire qui conserve jusqu’à la vieillesse son amour filial ; tel est encore le père qui, devenu veuf avant le temps, concentre toutes ses affections sur la tête de son enfant.

L’homme qui n’a pas connu ces formes de l’amour, qui n’en distingue point les nuances, qui n’en saisit pas les délicatesses, cet homme-là ne connaît rien à l’amour : il n’en sait que le verbiage, il en raisonne comme les faiseurs de romans.

Ainsi le travail et l’amour se déroulent dans la vie humaine en périodes parallèles. Au premier âge, l’homme, tout entier à la sensation et à l’instinct, n’est point encore engagé comme travailleur ; il reçoit et ne rend pas, consomme et ne produit rien. Sensible seulement à l’amour de sa mère, il ne connaît aucun autre sentiment. L’amitié même, il l’ignore.

Bientôt il commence à raisonner ses affections ; il apprend les formes de la politesse, les éléments du savoir et du faire ; il est devenu étudiant et apprenti ; il a des camarades : et dans son âme fraîche éclose s’exhale le doux parfum de l’amour fraternel.

À cette période gracieuse de l’adolescence succède la jeunesse, âge poétique de l’émulation et des luttes gymastiques, comme des pures et timides amours. Quel souvenir, pour un cœur d’homme parvenu à l’arrière-saison, d’avoir été dans sa verte jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d’une jeune fille ! Le siècle a pris en pitié ces vraies voluptés ; le socialisme et la littérature romantique ont mis notre génération en rut ; la philosophe donne l’exemple, et les beaux-esprits femelles servent de matrones. Mais l’excès de la licence est lui-même une preuve de ce besoin d’idéal, hors duquel il n’est pour l’homme ni bonheur ni dignité. La société rêve sa métamorphose dans cette foule de descriptions érotiques, les unes ravissantes de pureté, les autres emportées comme la passion, mais toujours empreintes d’un raffinement merveilleux, par conséquent toujours moins grossières, moins matérielles. Voyez Georges Sand, martyre, à sa façon, de la pudeur qu’elle a foulée aux pieds. Courtisane comme Aspasie et panégyriste de la vertu comme Lucrèce, Georges Sand écrit Jeanne, et proteste, par cette réaction de son génie, contre les passions basses de ses impurs adorateurs...

Mais l’heure sonne où l’épouse doit être donnée à l’époux.… C’est la grande période du travail qui commence ; c’est le moment où l’homme jouit de la pleinitude de ses facultés, où l’amour fait vibrer toutes les cordes de son âme, où la présence des souvenirs lui rend sensibles toutes les délices de son cœur. Fils, frère, amant, époux, tout à l’heure père, il aime partout, il aime à saturation : sa vie est pleine. Il est dans la fleur du génie et de la beauté ; il ne peut plus que décroître. A peine arrivé au comble de ses vœux, l’amour lui semble perdre de son dévouement et de sa pureté, et tous ses efforts tendront désormais à retenir cet idéal, qui déjà lui échappe !…

La période de fécondité s’étend de dix à quinze années. Dix ans de pratique conjugale doivent suffire pour rebuter un homme, à moins que son intelligence ne décline ou que son cœur se déprave. Dans ce cas la passion, au lieu de s’amortir, renaît de l’assouvissement et cherche de nouveaux objets ; la fureur sexuelle se remontre dévorante ; et c’est ainsi qu’éclatent ces orages qui portent l’amertume et la honte dans les familles. Plus d’amour : le plaisir pour le plaisir, comme l’art pour l’art. Le mari fait de sa femme une machine à jouissance ; Circé présente à Ulysse la coupe qui tout à la fois lui rend la vigueur et le change en bête : jouir, jouir encore, jouir sans fin, affer affer, telle est la misérable condition de ceux qui n’aiment plus…

Vient enfin l’époque du décin, où le sentiment se détermine en sens inverse. A l’amour conjugal succède, dans le cœur du père de famille, vis-à-vis de sa fille grandissante, un sentiment d’inexplicable tendresse, qui chasse peu à peu du cœur de ce père les dernières fumées du plaisir. Tout entière à la famille, la mère n’ambitionne plus vis-à-vis de son époux que le titre d’amie : par une infidélité nouvelle, celui qu’elle préféra autrefois à son frère, à son père, à sa tendre mère, elle le délaisse à son tour pour son fils adolescent. Il n’est pas jusqu’à la curiosité redoutable des enfants qui ne soit ici une révélation : Maxima debetur puero reverentia !... En présence de leur jeune famille une voix secrète convie les époux à la continence : pères et mères, la pudeur vous le commande, sevrez-vous !...

« L’homme avant 18 ans révolus, la femme avant 15 ans révolus, ne peuvent contracter mariage. » ( Code civil, art. 144.)

Le législateur ne s’est occupé que de la capacité physique ; il a parlé, non pas en souverain, mais en naturaliste. Et comme s’il avait craint d’être encore en retard, il ajoute, art. 145 :

« Il est loisible au roi d’accorder des dispenses. »

Heureusement la raison publique et la force des choses corrigent sur ce point l’aberration de la loi. On se marie quand on est homme et qu’on gagne de quoi vivre : il ne vient à l’idée de personne qu’un ajournement, nécessaire pour compléter l’éducation et que doit remplir une recherche pleine de charmes, soit une privation.

Or si, relativement à l’époque du mariage, le sens commun n’a pas cru qu’une latitude donnée par la nature fût un ordre, peut-on dire que la même latitude, prise en sens opposé, soit une loi, et qu’il y ait obligation pour l’homme, une fois marié, d’exercer sa faculté prolifique jusqu’à extinction de chaleur vitale ?…

L’accroissement possible de la population, dit très-bien le docteur Loudon, n’est pas la même chose que son accroissement naturel ; tout de même la durée de la puissance génératrice n’est pas nécessairement la mesure de son action. Chez les animaux les sexes se fuient pendant la gestation et l’allaitement ; l’homme a une loi qui lui est propre, loi plus en rapport avec sa dignité, c’est l’adolescence de ses enfants. J’ai dit tout à l’heure que le respect des enfants faisait aux parents un devoir de s’abstenir : des considérations plus graves encore viennent confirmer cette loi.

Et d’abord, vis-à-vis des enfants, la justice.

L’homme, dès avant la puberté, peut se rendre utile ; l’éducation n’est à proprement parler qu’un échange des leçons du maître contre les services de l’apprenti, services qui, devenant toujours plus grands, servent à la fois à récompenser les soins du maître, et à couvrir les avances des parents. Ainsi le veut la raison populaire qui, dans le contrat d’apprentissage, nous révèle les vrais principes de l’enseignement. Tant que l’enfant ne produit rien, que sa subsistance tout entière est à la charge de son père, il n’a vis-à-vis de lui aucun droit ; il ne peut se plaindre qu’on lui suscite des copartageants. Mais dès qu’il devient capable de travail, lui donner des frères à l’entretien desquels il contribue, c’est exiger de lui plus qu’il n’a reçu, c’est le faire père de ceux qu’il n’a point engendrés, c’est l’expulser de la famille. Il est donc une limite naturelle, indiquée par la justice, à la procréation des enfants : ce motif, déduit de la théorie de l’apprentissage, est souverain.

Du côté des époux, la chasteté devient un devoir impérieux de modestie et d’honnêteté, C’est ici surtout qu’il faut distinguer la légitimité de convention d’avec la légitimité de raison. Lorsque vers la quarantième année l’homme commence à perdre la poésie et la vivacité de sentiment, la délicatesse, la grâce et la pureté de formes qui distinguèrent sa jeunesse, le changement survenu dans tout son être lui commande de renoncer à l’amour. La beauté, qui lui rendait tout chaste, venant à s’effacer, la volupté se dégrade et tourne à la turpitude. Pourquoi l’amour des vieillards est-il ridicule et dégoûtant ? c’est qu’il est privé des conditions qui le rendent esthétiquement légitime : réalisé dans des sens flétris, ce n’est plus l’amour, c’en est la charge. Qu’Homère nous montre Paris et Hélène dormant ensemble sur leur lit suspendu, ils sont beaux malgré leur adultère : coupables d’injustice, la jeunesse, la grâce, l’esprit, semblent les couvrir encore d’un voile d’honnêteté. Mais Saturne et Rhée, Deucalion et Pyrrha, David et Abisag, me révoltent : le titre d’époux n’y fait rien, ils sont obscènes…

L’homme perd ses droits de mari, dès que l’amour devient en lui une contradiction. Que sa femme lui soit sacrée ! qu’ils se regardent l’un l’autre comme de purs esprits : car en vérité, ils n’ont plus de corps. Si l’homme persiste à goûter des voluptés que la dégradation de ses sens lui interdit, il brûlera le reste de ses jours d’une flamme impudique ; ses amours posthumes le rendront odieux à sa femme, feront rougir ses enfants, et soulèveront contre lui le mépris de tous. Sa vieillesse licencieuse sera déshonorée. Sa femme, devenue altière par ses exigences honteuses, les traitera en esclave ; sa raison s’éteindra dans l’ignominie.

Justice, pudeur, dignité, tout fait ici au père de famille une loi de l’abstinence. Or, ce que la raison a prévu, le travail, sans attendre l’épuisement de la nature, l’accomplit. L’homme chez qui le long travail a développé la vertu, l’homme en qui l’amour, affranchi de la tyrannie des passions, s’identifie avec le beau, renonce de lui-même, sans effort et sans regret, avec le même charme qui autrefois les lui rendit chers, à des plaisirs qui offenseraient sa délicatesse, et qui n’ont plus d’intérêt pour lui que comme un bien réservé à ses enfants

D’après ces principes, le mariage ayant lieu pour l’homme à 28 ans révolus, pour la femme à 21 ; l’usage des nourrices disparaissant dans l’égalité ; la durée de l’allaitement étant réduite à 15 ou 18 mois ; la période de fécondité pouvant aller de 10 à 15 années, le nombre des enfants issus d’un même mariage s’élèverait difficilement au-dessus de cinq.

Si l’on déduit de ce nombre :

Cas de stérilité, veuvages, retards dans le mariage,
accidents, interruptions
1.5
Morts avant l’âge nubile (le chiffre dépasse
aujourd’hui de beaucoup 50 p. 100)
2.5
Célibataires 0.5
------
4.5

La population n’augmentant ainsi que d’un dixième par chaque période d’environ 30 ans, le doublement aurait lieu en trois siècles.

Mais le nombre des naissances tend continuellement à décroître, et la période de doublement à s’allonger pour deux raisons : 1° l’abréviation de la période de fécondité par l’augmentation incessante du travail et le développement des nouvelles mœurs ; 2° le nombre croissant des célibataires.

Il n’est pas vrai, dans l’ordre de la société, que tous les hommes soient prédestinés au mariage et à la paternité, bien que tous le soient à l’amour. C’est un privilège de l’homme de pouvoir vivre, par le seul développement de la vertu et sans perte pour l’amour, dans une parfaite virginité. Aussi la folie amoureuse qui tourmente notre génération une fois passée, le nombre des vierges, de ceux, dit l’Évangile, qui se castraverunt propter regnum cœlorum, doit augmenter tous les jours ; et si l’on demande quels sont ceux qui, ayant la faculté du mariage, consentiront aux sacrifices du célibat, je réponds sans hésiter : Ceux-là même qui aujourd’hui vivent dans le libertinage. Le célibat, vicié dans ses motifs et dans ses causes, redeviendra honorable et pur : telle est la loi des contraires, loi qui pour nous est la parole même du Destin.

Le christianisme a eu le pressentiment de cet avenir lorsqu’il a exalté la virginité au-dessus de toutes les vertus, et qu’il en a fait une obligation pour ses prêtres. En cela, comme en tant de choses, le christianisme a été prophétique : c’était la spontanéité sociale qui, à l’instigation du peuple, s’exprimait par la bouche des papes, en attendant que la réflexion parlât elle-même dans les écrits des philosophes. Le christianisme a produit l’idée de l’amour chaste, du véritable amour ; il a conçu la femme, non point comme l’associée ni l’égale de l’homme, mais comme partie indivise de la personne humaine, os ex ossibus meis, et caro ex carne meâ. Il a distingué l’amour conjugal des autres amours, alors que l’Indien le confondait avec l’amour fraternel, que l’Arabe le ravalait au dessous du concubinage, par la polygamie et la servitude, que le Romain l’assimilait à l’amour paternel dans la loi qui fait entrer la mère dans la succession pour une part égale à celle de chacun de ses enfants. Le christianisme enfin a révélé au monde la forme la plus épurée de l’amour dans la virginité volontaire, qui n’est autre, suivant l’enseignement de l’Église, que l’union mystique de l’âme avec le Christ, c’est-à-dire une fiançaille perpétuelle.

Qu’est-ce en effet que l’homme adore dans sa mère, dans sa sœur, dans sa maîtresse, dans son épouse, dans sa fille ? C’est lui-même, c’est l’idéal de l’humanité, qui lui apparaît sous les formes les plus séduisantes et les plus tendres. La mythologie et le langage nous le révèlent. L’homme a féminisé toutes ses vertus ; il leur a voué un culte, non comme à des dieux, mais à des déesses. Thémis, Vénus, Hygie, Pallas, Minerve, Hébé, Cérès, Junon, Cybèle, les Muses, c’est-à-dire la justice, la beauté, la santé, la sagesse, l’éloquence, la jeunesse, l’agriculture (l’économie politique des anciens), la fidélité conjugale, la maternité, les sciences et les arts ! Le sexe de ces noms et de ces divinités montre mieux qu’aucune analyse, aucun témoignage, ce que dans tous les temps la femme a été pour l’homme.

Or, il est des âmes en qui le sens esthétique et l’amour qu’il engendre est si vif et si pur, qu’elles n’ont pour ainsi dire besoin d’aucune image ou réalité pour saisir l’idéal humain qu’elles adorent : ou plutôt cet idéal se révèle partout également à leurs yeux ; comme disait de lui-même le célèbre David, la laideur pour elles n’existe pas ; leur âme est trop haute, leur intelligence trop pure, pour qu’elles l’aperçoivent. Fénelon, Vincent de Paul, sainte Thérèse, tant de vierges et tant de saints ! Pour ces cœurs d’élite, un époux, une épouse, des enfants, sont choses superflues ; les formes visibles de l’amour sont au-dessous d’elles, ce sont des portraits qui les tourmentent plutôt qu’ils ne les aident ; elles jouissent de l’amour sans réaction. Le genre humain tout entier leur tient lieu de pères et de mères, et de frères et de sœurs, et d’époux et d’épouses, et de fils et de filles. Toute autre union leur serait une dégradation, un supplice.

Si l’on prétend que je subtilise, je reviens en arrière. Je m’attache à cette formidable loi de l’aggravation du travail, et je supplie qu’on veuille me dire ce qui adviendra de cet irrésistible progrès qui, nous poussant d’une force victorieuse à augmenter sans cesse notre capital et notre bien-être, ajoute toujours quelques instants à notre tâche, quelques grains à notre fardeau. De deux choses l’une : ou l’humanité doit devenir par le travail une société de saints, ou bien, par le monopole et la misère, la civilisation n’est qu’une immense priapée. Au train dont vont les choses, et à moins d’une réforme qui change intégralement les conditions du travail et du salaire, toute augmentation de labeur, partant tout accroissement de richesse, nous sera bientôt devenu impossible. Longtemps avant que la terre nous manque, notre production s’arrêtera : le paupérisme et le crime croîtront toujours,

Dans la plupart des pays civilisés, la moyenne du travail est déjà de douze heures. Or, pour que la population se double, il faut à la société une production quadruple, par conséquent une dépense de force aussi quadruple. Est-il possible que ce quadruplement ait lieu dans notre société inégale, avec les spoliations du monopole et la tyrannie de la propriété ? Que si cette augmentation de travail et de richesse, dans les conditions actuelles de l’économie sociale, est impossible, il est de toute nécessité que le travailleur, si l’on veut qu’il rende davantage, sorte de servitude. Mais, pour affranchir le travailleur de l’oppression où le retient la barbarie de ses facultés, il faut le discipliner par l’éducation, l’ennoblir par le bien-être, l’élever par la vertu. Or, qu’est-ce que la vertu ? qu’est-ce que le beau ? qu’est-ce que la discipline ? qu’est-ce que le travail ?… Nous tournons dans le cercle : mais ce cercle, c’est celui de l’humanité, c’est celui de la Providence. L’humanité atteint son équilibre par l’utile, le beau, le juste et le saint ; la question posée par l’Académie. Quelle influence les progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité des peuples, est résolue avec les autres : il y a identité entre le bien-être et la vertu.

  1. Malthus, p. 473, édition de Guillaumin.
  2. Solution du problème de la population et des subsistances, par Ch. Loudon. Paris, 1842.
  3. On vient d’annoncer au monde scientifique les expériences d’un agronome anglais, desquelles il résulte qu’on peut doubler la quantité des engrais sur un terrain sans obtenir une récolte sensiblement plus forte. Il fallait vivre au dix-neuvième siècle pour avoir besoin d’une pareille démonstration. On ne fabrique pas un homme avec de la bouillie : il faut un sujet, un enfant, qui la consomme et la digère, et encore en une certaine mesure. De même, quand on prouverait qu’un homme rend assez d’excréments pour reproduire sa subsistance, on ne serait pas plus avancé : il faut de la terre. Semez du blé dans du fumier, vous en recueillerez moins que si vous le semiez dans une terre préparée ; encore vaudra-t-il moins. Pour augmenter le produit, il faut donc augmenter la surface cultivable, il faut augmenter le travail ; Les engrais, naturels ou artificiels, ne manqueront jamais.