Système national d’économie politique/Livre 1/01

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CHAPITRE PREMIER.

les italiens.


Lors de la renaissance de la civilisation en Europe, aucune contrée ne se trouvait, sous le rapport commercial et industriel, aussi favorisée que l’Italie. La barbarie n’avait pu y détruire jusque dans ses racines l’ancienne culture romaine. Un ciel propice et un sol fertile fournissaient à une agriculture sans art d’abondants moyens de subsistance pour une nombreuse population. Les arts et les métiers les plus nécessaires n’avaient pas plus disparu que les anciennes municipalités romaines. Une pêche côtière fructueuse servait partout à former des marins, et la navigation le long d’un littoral étendu suppléait largement au défaut de voies de transport à l’intérieur. Le voisinage de la Grèce, de l’Asie Mineure et de l’Égypte et la facilité des communications par mer avec ces pays assuraient à l’Italie des avantages marqués pour le commerce de l’Orient, commerce qui, précédemment, bien que sur une petite échelle, s’était fait par l’intermédiaire de la Russie en se dirigeant vers le Nord. Grâce à ces relations, l’Italie dut nécessairement s’initier à ces connaissances, à ces arts, à ces fabrications que la Grèce avait sauvés de la civilisation de l’antiquité.

Depuis l’émancipation des villes italiennes par Othon le Grand, on avait vu se confirmer de nouveau une vérité dont l’histoire fournit tant de preuves, à savoir que la liberté et l’industrie sont des compagnes inséparables, bien qu’il ne soit pas rare de voir l’une naître avant l’autre. Que le commerce et l’industrie apparaissent quelque part, on peut être sûr que la liberté n’est pas loin ; que la liberté déploie quelque part sa bannière, c’est un signe certain que tôt ou tard l’industrie fera son avènement. Car il est dans la nature que l’homme qui a conquis les biens matériels et moraux cherche des garanties de la transmission de cette conquête à sa postérité, ou qu’après être entré en jouissance de la liberté, il emploie tous ses efforts pour améliorer sa condition matérielle et morale.

Pour la première fois depuis la chute des villes libres de l’antiquité, les cités italiennes rendent alors au monde le spectacle de communes libres et riches. Les villes et les campagnes travaillent à la prospérité les unes des autres, et sont, dans leurs efforts, puissamment aidées par les croisades. Le transport des croisés et leur approvisionnement n’encouragent pas seulement la navigation, ils provoquent l’établissement de fécondes relations commerciales avec l’Orient, l’introduction de nouvelles industries, de nouveaux procédés, de nouvelles plantes, la connaissance de jouissances nouvelles. D’un autre côté, l’oppression du système féodal se trouve, sous plus d’un rapport, allégée au profit de l’agriculture libre et des villes.

A côté de Venise et de Gènes, Florence se distingue surtout par ses manufactures et par son commerce d’argent. Dès le douzième et le treizième siècle, ses fabriques de tissus de soie et de laine sont florissantes, les corporations qui exercent ces industries prennent part au gouvernement ; la république se constitue sous leur influence. L’industrie des laines compte à elle seule 200 ateliers ; chaque année se fabriquent 80.000 pièces de drap, dont la matière première est tirée d’Espagne. De plus, Florence importe annuellement pour 300.000 florins d’or de draps communs d’Espagne, de France, de Belgique et d’Allemagne, qui, après avoir été apprêtés chez elle, sont expédiés dans le Levant. Florence est le banquier de tout l’Italie ; on y compte 80 comptoirs de banque[1]. L’État jouit d’un revenu annuel de 300.000 florins d’or, soit 15 millions de francs de notre monnaie ; il est beaucoup plus riche, par conséquent, que les royaumes de Naples et d’Aragon à la même époque et que la Grande-Bretagne et l’Irlande au temps de la reine Élisabeth[2].

Ainsi, dès le douzième et le treizième siècle, nous voyons l’Italie en possession de tous les éléments de la prospérité nationale, et, dans le commerce et dans l’industrie, fort en avance sur tous les autres pays. Son agriculture et ses fabriques servent aux autres contrées de modèle et d’objet d’émulation. Ses chemins et ses canaux sont les plus parfaits qui existent en Europe. C’est à elle que le monde civilisé doit les banques, la boussole, le perfectionnement des constructions navales, les lettres de change, une multitude de coutumes et de lois commerciales des plus utiles, ainsi qu’une grande partie des institutions municipales et politiques. Sa marine marchande et sa marine militaire sont de beaucoup les premières dans les mers du Midi. Le commerce du globe est entre ses mains ; car, si l’on excepte un mouvement d’affaires encore insignifiant dans les mers septentrionales, ce commerce ne s’étend pas au delà de la Méditerranée et de la mer Noire. L’Italie approvisionne tous les autres pays d’articles manufacturés et d’objets de luxe ainsi que des denrées de la zone torride, et elle en reçoit des matières premières. Il ne lui manque qu’une chose pour être ce que l’Angleterre est devenue de nos jours, et, faute de posséder ce bien unique, tout le reste lui échappe ; il lui manque l’unité nationale et la puissance que donne cette unité.

Les villes et les seigneurs d’Italie ne se considèrent pas comme les membres d’un seul et même corps ; ils se combattent, ils se détruisent les uns les autres, comme autant de puissances indépendantes. Outre ces luttes extérieures, chaque commune est agitée par les luttes intestines entre la démocratie, l’aristocratie et le pouvoir d’un seul. Ces guerres calamiteuses sont entretenues et envenimées par les puissances étrangères et par leurs invasions ; elles le sont aussi par une théocratie indigène, et par ses excommunications, qui séparent encore chaque cité en deux factions hostiles.

L’Italie se ruine elle-même, l’histoire de ses puissances maritimes en fait foi. Du huitième au onzième siècle, nous voyons d’abord Amalfi grande et puissante[3]. Ses navires couvrent les mers, et tout l’argent qui circule en Italie et dans le Levant est amalfitain. Amalfi possède les meilleures lois en matière de navigation marchande, et son code maritime est adopté dans tous les ports de la Méditerranée. Au douzième siècle, cette puissance maritime est détruite par Pise. Pise à son tour tombe sous les coups de Gênes, et Gênes elle-même, après une lutte séculaire, est forcée de s’incliner devant Venise.

On peut voir aussi dans la chute de Venise une conséquence indirecte de cette politique étroite. Il n’eût pas été difficile à une ligue des puissances maritimes de l’Italie, non-seulement de maintenir la prépondérance italienne en Grèce, dans l’Archipel, dans l’Asie Mineure et en Égypte, mais encore de l’étendre et de l’affermir de plus en plus, d’arrêter les progrès des Turcs et leurs pirateries, de disputer même aux Portugais la route du Cap. Mais, par le fait, Venise fut réduite à ses propres forces, et elle se trouva paralysée au dehors par les autres États italiens en même temps que par les puissances européennes du voisinage.

Il n’eût pas été difficile à une ligue bien organisée des puissances continentales italiennes de défendre l’indépendance de l’Italie contre les grandes monarchies. La fondation d’une ligue pareille fut essayée en 1526, mais dans un moment de danger et seulement dans un but de défense temporaire. La tiédeur et la trahison de ses membres et de ses chefs eurent pour conséquence l’accroissement du Milanais et la chute de la république toscane. De cette époque date le déclin de l’industrie et du commerce de l’Italie[4].

Avant ce temps-là, comme depuis, Venise avait voulu être à elle toute seule une nation. Tant qu’elle n’eut affaire qu’aux fragments de nationalité de l’Italie ou à la Grèce expirée, elle n’eut pas de peine à maintenir sa suprématie manufacturière et commerciale sur le littoral de la Méditerranée et de la mer Noire. Mais, quand des nations complètes et pleines de vie parurent sur la scène politique, on reconnut que Venise n’était qu’une ville, et son aristocratie qu’une aristocratie municipale. Sans doute elle avait subjugué beaucoup d’îles et de vastes provinces, mais elle les avait gouvernées constamment en pays conquis ; et chacune de ses conquêtes, au témoignage de tous les historiens, l’avait affaiblie au lieu de la fortifier.

En même temps s’éteignait peu à peu au sein de la république l’esprit auquel elle devait sa grandeur. La puissance et la prospérité de Venise, œuvre d’une aristocratie patriote et héroïque, issue d’une démocratie énergique et jalouse de sa liberté, durèrent, tant que la liberté entretint l’énergie démocratique et que celle-ci fut dirigée par le patriotisme, la sagesse et l’héroïsme de l’aristocratie ; mais, à mesure que l’aristocratie dégénéra en une oligarchie despotique, étouffant toute liberté, toute énergie populaire, les racines de cette puissance et de cette prospérité se desséchèrent, bien que les branches et la cime de l’arbre continuassent encore quelque temps à fleurir[5].

« Dans une nation qui est dans la servitude, dit Montesquieu, on travaille plus à conserver qu’à acquérir ; dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu’à conserver. »[6] A cette remarque pleine de justesse, il aurait pu ajouter : « Et pendant qu’on ne songe qu’à conserver et jamais à acquérir, on se ruine, » car une nation qui n’avance pas décline, et doit finalement périr. Bien loin d’étendre leur commerce et de faire de nouvelles découvertes, les Vénitiens n’eurent seulement pas l’idée de tirer parti des découvertes des autres. Exclus du commerce des Indes orientales par la découverte d’une nouvelle route, ils n’admirent point que cette route eût été trouvée. Ce que tout le monde voyait, ils ne voulurent pas le croire. Et, quand ils commencèrent à soupçonner les conséquences fatales du changement opéré, ils essayèrent de maintenir l’ancienne route, au lieu de prendre part aux bénéfices de la nouvelle ; ils employèrent de misérables intrigues pour conserver et pour obtenir ce qu’une habile exploitation du nouvel état des choses, l’esprit d’entreprise et le courage pouvaient seuls leur procurer. Et, lorsqu’enfin ils eurent tout perdu et que les richesses des Indes orientales affluèrent vers Cadix et vers Lisbonne et non plus vers leur port, comme des sots ou comme des dissipateurs, ils recoururent à l’alchimie[7].

Au temps où la république était en voie de progrès et de prospérité, l’inscription sur le Livre d’or était considérée comme la récompense de services éclatants dans le commerce et dans l’industrie, dans le gouvernement, et dans la guerre. À ce titre elle était accessible aux étrangers ; les plus distingués des fabricants de soie qui émigrèrent de Florence, par exemple, obtinrent cette faveur[8]. Mais le livre fut fermé, quand on commença à regarder les distinctions honorifiques et les revenus de l’État comme le patrimoine héréditaire des patriciens. Plus tard, lorsqu’on reconnut la nécessité de rajeunir un patriciat vieilli et dégénéré, le Livre fut ouvert de nouveau. Ce ne furent plus les services envers le pays comme autrefois, mais la richesse et une origine ancienne, qui devinrent les titres principaux à l’admission. Cependant le Livre d’or était tellement discrédité, qu’il resta inutilement ouvert durant un siècle.

Si l’on interroge l’histoire sur les causes de la chute de cette république et de son commerce, voici ce qu’elle répond La première de ces causes est la folie, l’énervement et la lâcheté d’une aristocratie dégénérée, l’apathie d’un peuple tombé dans la servitude. Le commerce et les manufactures de Venise auraient dû périr, quand même la route du cap de Bonne-Espérance n’eût pas été trouvée.

Cette chute, de même que celle de toutes les autres républiques italiennes, s’explique aussi par le manque d’unité nationale, par la prépondérance étrangère, par la théocratie indigène et par l’apparition en Europe de nationalités grandes, fortes et compactes.

Si l’on examine en particulier la politique commerciale de Venise, on reconnaît tout d’abord que celle des puissances commerçantes et manufacturières des temps modernes n’est qu’une copie, sur une grande échelle, c’est-à-dire dans les proportions nationales, de la politique vénitienne. Des restrictions maritimes et des droits d’entrée favorisent les marins et les fabricants du pays, et déjà règne la maxime d’importer de préférence des matières brutes et d’exporter des objets manufacturés[9].

On a récemment soutenu à l’appui du principe de la liberté absolue du commerce, que la chute de Venise était due à ces restrictions ; il y a dans cette thèse un peu de vérité avec beaucoup d’erreur. En étudiant sans prévention l’histoire de cette république, nous trouvons qu’ici, comme depuis dans les grands empires, la liberté et la limitation du commerce extérieur ont été, suivant les temps, favorables ou nuisibles à la puissance et à la prospérité publiques. La liberté illimitée du commerce fut utile à la république dans la première période de son élévation. Car comment un hameau de pêcheurs eût-il pu autrement devenir une puissance commerçante ? Mais les restrictions lui furent avantageuses aussi, lorsqu’elle eut atteint un certain degré de puissance et de richesse ; car c’est par elles qu’elle conquit la suprématie manufacturière et commerciale. Les restrictions ne lui devinrent funestes que lorsqu’elle fut arrivée à son apogée ; car elles bannirent l’émulation entre ses citoyens et l’étranger, et elles entretinrent l’indolence. Ce ne fut donc pas l’établissement de ces restrictions, ce fut leur maintien après qu’elles avaient cessé d’avoir un objet, qui fut préjudiciable aux Vénitiens.

La thèse est fausse encore en ce qu’on ne tient pas compte de l’avènement des grandes nationalités régies par la monarchie héréditaire. Venise, malgré la domination qu’elle exerçait sur des provinces et sur des îles, n’était après tout qu’une ville italienne ; comme puissance manufacturière et commerçante, elle n’avait grandi qu’en face des autres cités d’Italie, et son système exclusif ne pouvait avoir de portée qu’autant que des nations entières ne surgiraient pas avec leur force collective. Quand cet événement se réalisa, elle n’eût pu conserver sa suprématie qu’en se plaçant à la tête de toute l’Italie et en étendant sa politique commerciale sur toute cette péninsule. Mais il n’était au pouvoir d’aucun système, quelque habile qu’il fût, de maintenir longtemps, en présence de grandes nations, la suprématie commerciale d’une seule ville.

L’exemple de Venise, en tant que de nos jours on peut l’invoquer contre le système restrictif, ne prouve donc que ceci, ni plus ni moins, savoir, qu’une ville isolée ou un petit État, en présence de grands empires, ne peut employer ni conserver utilement ce système, et qu’une puissance parvenue à l’aide des restrictions à la suprématie manufacturière et commerciale, ce but une fois atteint, a intérêt à revenir au principe de la liberté du commerce.

Ici, comme dans tous les débats sur la liberté du commerce international, nous rencontrons une confusion de mots qui a donné lieu à de graves erreurs. On parle de la liberté commerciale comme de la liberté religieuse et civile. Les amis et les champions de la liberté en général se tiennent pour obligés de défendre la liberté sous toutes ses formes, et c’est ainsi que la liberté du commerce est devenue populaire, sans qu’on ait distingué entre la liberté du commerce intérieur et celle du commerce international, qui, dans leur essence et dans leur résultat, diffèrent si profondément l’une de l’autre. Car, si les restrictions mises au commerce intérieur ne sont que dans très-peu de cas compatibles avec la liberté individuelle des citoyens, en matière de commerce extérieur le plus haut degré de liberté individuelle s’accorde avec de grandes restrictions. Il se peut même que l’extrême liberté du commerce extérieur ait pour conséquence la servitude nationale, comme nous le montrerons plus tard par l’exemple de la Pologne. C’est en ce sens que Montesquieu a dit : « C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre, et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude[10]. »

  1. Delécluse. Florence, ses vicissitudes, etc. p. 23, 26, 32, 103, 213.
  2. Pecchio, Histoire de l’économie politique en Italie.
  3. Amalfi comptait 50.000 habitants au temps de sa splendeur ; Flavio Gioja, l’inventeur de la boussole, était un de ses citoyens. Au pillage d’Amalfi par les Pisans en 1135 ou 1137, on trouva ce vieux livre qui plus tard a été si fatal à la liberté et à l’énergie de l’Allemagne, les Pandectes.
  4. Ainsi Charles-Quint détruisit le commerce et l’industrie en Italie, de même que dans les Pays-Bas et en Espagne. Avec lui apparurent les lettres de noblesse et l’idée qu’il était honteux pour les nobles de s’adonner au commerce et aux arts, idée qui exerça une désastreuse influence sur l’industrie nationale. Jusque-là l’opinion opposée avait prévalu ; les Médicis continuèrent à faire le commerce, lorsqu’ils étaient déjà depuis longtemps souverains.
  5. « Quand les nobles, au lieu de verser leur sang pour la patrie, au lieu d’illustrer l’État par des victoires et de l’agrandir par des conquêtes, n’eurent plus qu’à jouir des honneurs et à se partager des impôts, on dut se demander pourquoi il y avait huit ou neuf cents habitants de Venise qui se disaient propriétaires de toute la république. » Daru, Histoire de Venise, vol. IV. c. xviii.
  6. Montesquieu, Esprit des lois.
  7. Un charlatan vulgaire, Marco Brasadino, qui prétendait posséder l’art de faire de l’or, fut accueilli par l’aristocratie comme un sauveur. Daru, Histoire de Venise. vol. III. c. xix.
  8. Venise, comme plus tard la Hollande et l’Angleterre, mit à profit toutes les occasions d’attirer à elle les arts et les capitaux de l’étranger. Lucques aussi, où, au treizième siècle, la fabrication du velours et du brocart avait atteint un haut degré de prospérité, vit partir un grand nombre de ses fabricants pour Venise, afin de se soustraire au joug du tyran Castruccio Castracani. Sandu, Histoire de Venise, vol. I.
  9. Sismondi, Histoire des républiques italiennes, 1ère partie.
  10. Esprit des lois, liv. XX, ch. xii.