Système national d’économie politique/Livre 1/02

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CHAPITRE II.

les anséates.


Parvenu à la domination en Italie, le génie de l’industrie, du commerce et de la liberté franchit les Alpes, traversa l’Allemagne et se construisit un nouveau trône sur le littoral de la mer du Nord.

Déjà Henri Ier, père du libérateur des communes italiennes, avait encouragé la fondation de villes nouvelles et l’agrandissement des villes existantes, dont une partie s’était élevée sur l’emplacement des anciennes colonies romaines ou sur les domaines impériaux.

Comme plus tard les rois de France et d’Angleterre, lui et ses successeurs virent dans les cités le contre-poids le plus sérieux de l’aristocratie, la source la plus féconde du revenu public et un nouveau moyen de défense pour le pays. Par suite de leurs relations commerciales avec les villes l’Italie, de leur rivalité avec l’industrie italienne et de leurs institutions libres, les villes allemandes atteignirent bientôt un haut degré de prospérité et de civilisation. La vie communale enfanta l’esprit de progrès dans les arts et l’envie de se distinguer par la richesse et par les entreprises, en même temps que le bien-être matériel faisait naître le désir des améliorations politiques.

Fortes dans leur jeune liberté et dans leur florissante industrie, mais inquiétées sur terre et sur mer par des brigands, les villes maritimes du nord de l’Allemagne se virent bientôt obligées de conclure une étroite alliance défensive. Dans ce but, Hambourg et Lubeck formèrent en 1241 une ligue, qui, dans le cours du même siècle, réunit toutes les villes de quelque importance sur la côte de la mer du Nord et de la Baltique, sur les rives de l’Oder et de l’Elbe, du Weser et du Rhin, au nombre de quatre-vingt-cinq. Cette confédération s’appela la Hanse, ce qui, en bas allemand, signifie union.

La Hanse reconnut bientôt les avantages que l’industrie particulière pouvait retirer de l’association, et elle ne tarda pas à concevoir et à développer une politique commerciale, dont le résultat fut une prospérité jusque-là sans exemple. Convaincus que, pour acquérir et pour conserver un grand commerce maritime, il faut être en mesure de le défendre, les Anséates créèrent une puissante marine de guerre ; comprenant d’ailleurs que la puissance d’un pays s’élève ou tombe avec sa navigation marchande et avec ses pêcheries, ils décidèrent que les marchandises de la Hanse ne seraient transportées que sur ses bâtiments, et ils établirent de grandes pêcheries maritimes. L’acte de navigation de l’Angleterre a pris pour modèle l’acte de la Hanse, imité lui-même de l’acte vénitien[1].

Ainsi l’Angleterre n’a fait que suivre l’exemple de ceux qui l’avaient précédée dans la suprématie maritime. Au temps même du Long Parlement, la proposition d’établir un acte de navigation n’était rien moins que nouvelle. Dans son appréciation de cette mesure, Adam Smith[2] semble avoir ignoré ou du moins avoir dissimulé que, plusieurs siècles auparavant et à diverses reprises, on avait déjà essayé d’introduire des restrictions semblables. Proposées par le Parlement en 1460, elles avaient été repoussées par Henri VI ; proposées par Jacques Ier, elles avaient été repoussées par le Parlement en 1622[3] ; longtemps même avant ces deux tentatives, elles avaient été réellement appliquées en 1381 par Richard II ; mais, ayant bientôt cessé d’être en vigueur, elles étaient tombées dans l’oubli. Évidemment le pays n’était pas mûr alors pour une telle mesure. Les actes de navigation, comme la protection douanière en général, sont si naturels aux peuples qui ont le pressentiment de leur grandeur commerciale et industrielle à venir, que les États-Unis, à peine émancipés, adoptèrent des restrictions maritimes sur la proposition de James Madison, et cela, comme on le verra dans un chapitre subséquent, avec infiniment plus de succès que l’Angleterre un siècle et demi auparavant.

Les princes du Nord, auxquels le commerce avec les Anséates promettait de grands avantages, en leur donnant occasion, non-seulement de vendre l’excédant des produits de leur sol et d’obtenir en échange des objets fabriqués bien supérieurs à ceux de leurs pays, mais encore de remplir leur trésor[4] au moyen des droits d’entrée et de sortie, et d’accoutumer au travail des sujets adonnés à la paresse, à la débauche et aux rixes, ces princes considérèrent comme une bonne fortune que les Anséates fondassent chez eux des comptoirs, et ils les y encouragèrent par des privilèges et par toutes sortes de faveurs. Les rois d’Angleterre se signalèrent particulièrement sous ce rapport.

« Le commerce anglais, dit Hume, était alors tout entier entre les mains des étrangers et particulièrement des Esterlings[5], que Henri III avait organisés en corporation, dotés de privilèges et affranchis des restrictions et des droits d’entrée auxquels les autres marchands étrangers étaient assujettis. Les Anglais avaient alors si peu d’expérience commerciale, qu’à partir d’Édouard II les Anséates, connus sous le nom de marchands de Stahlhoff, monopolisèrent tout le commerce extérieur du royaume. Comme ils n’employaient que leurs bâtiments, la navigation anglaise se trouva réduite à l’état le plus misérable[6].

Longtemps avant cette époque, des marchands allemands isolés, de Cologne notamment, avaient trafiqué avec l’Angleterre ; ce fut en 1250 qu’ils établirent enfin à Londres, sur l’invitation du roi, ce comptoir si connu sous le nom de Stalhoff (cour d’acier), qui, au commencement, exerça tant d’influence sur le développement de la culture et de l’industrie en Angleterre, mais qui y excita bientôt une jalousie nationale si ardente, et, dans les 375 ans qui s’écoulèrent depuis sa naissance jusqu’à sa dissolution, donna lieu à de si vifs et à de si longs débats.

L’Angleterre était alors pour les Anséates ce que la Pologne fut plus tard pour la Hollande, et l’Allemagne pour les Anglais ; elle leur fournissait des laines, de l’étain, des peaux, du beurre et d’autres produits de ses mines et de son agriculture ; elle recevait d’eux en échange des articles manufacturés. Les matières brutes que les Anséates avaient achetées en Angleterre et dans les autres royaumes du Nord étaient portées par eux dans leur établissement de Bruges fondé en 1252, et échangées contre les draps et les autres objets fabriqués de la Belgique et contre les divers produits de l’Orient arrivés d’Italie, qu’ils distribuaient dans les pays situés autour de la mer du Nord.

Un troisième comptoir, créé à Novogorod, en Russie, dans l’année 1272, faisait le commerce des pelleteries, du lin, du chanvre et d’autres matières brutes en échange de produits manufacturés.

Un quatrième, établi en 1278 à Bergen en Norwége, se livrait principalement à la pêche et au commerce de l’huile et des poissons[7].

L’expérience de tous les pays et de tous les temps enseigne que, tant qu’un peuple est à l’état barbare, un commerce entièrement libre, qui écoule les produits de sa chasse, de ses pâturages, de ses forêts et de ses champs, ses matières brutes de toute espèce en un mot, et lui fournit des vêtements, des outils, des meubles plus parfaits, et le grand instrument des échanges, les métaux précieux, lui procure d’immenses avantages ; ce qui fait qu’il l’accueille avec joie dans le commencement. Mais elle enseigne aussi que le même peuple, à mesure qu’il avance en industrie et en civilisation, ne voit plus ce commerce d’un œil aussi favorable, et qu’il en vient finalement à y trouver des dangers et un obstacle à ses progrès ultérieurs. Ce fut le cas du commerce entre l’Angleterre et la Hanse. À peine un siècle s’était-il écoulé depuis la fondation du comptoir de Stahlhof, qu’Édouard III fut d’avis qu’il pouvait y avoir quelque chose de plus utile et de plus avantageux pour un pays que d’exporter des laines brutes et d’importer des draps. Par des faveurs de toute espèce il essaya d’attirer de Flandre dans son royaume des ouvriers en drap, et, après en avoir fait venir un assez bon nombre, il fit défense de se vêtir de draps étrangers[8].

Les sages mesures de ce roi furent merveilleusement secondées par la conduite insensée d’autres princes ; ce qui n’est pas rare dans l’histoire de l’industrie. Tandis que les anciens maîtres des Flandres et du Brabant s’étaient appliqués à faire fleurir autour d’eux l’industrie, les nouveaux s’étudièrent à exciter le mécontentement des commerçants et des manufacturiers, et à les pousser à l’émigration[9].

Dès 1413, l’industrie des laines en Angleterre avait fait de tels progrès, que Hume a pu dire de cette période : « Une grande jalousie régnait alors à l’égard des marchands étrangers ; ils eurent à supporter une multitude d’entraves ; par exemple, ils furent obligés, avec l’argent qu’ils retiraient de leurs importations, d’acheter des marchandises du pays[10]. »

Sous Édouard IV, cette jalousie s’accrut au point que l’importation des draps étrangers, ainsi que celle de divers autres articles, fut entièrement prohibée.

Bien que le roi fût ensuite contraint par les Anséates de révoquer cette prohibition et de leur restituer leurs anciens privilèges, l’industrie anglaise paraît avoir été puissamment encouragée par la mesure ; car Hume écrit ce qui suit au sudu règne de Henri VII, postérieur d’un demi-siècle à celui d’Edouard IV :

« Les progrès accomplis dans les métiers et dans les arts réprimèrent plus énergiquement que la sévérité des lois la funeste habitude où était la noblesse d’entretenir un grand nombre de serviteurs. Au lieu de rivaliser par le nombre et par la bravoure de leurs gens, les seigneurs s’éprirent d’une émulation différente, plus conforme au génie de la civilisation ; chacun chercha à se distinguer par la magnificence de son hôtel, par l’élégance de ses équipages et par le luxe de ses meubles. Les hommes du peuple, alors, ne pouvant plus se livrer à l’oisiveté au service des grands, se virent forcés de se rendre utiles à eux-mêmes et à la société en apprenant un état. Des lois furent itérativement rendues pour empêcher l’exportation des métaux précieux, monnayés ou en lingots ; comme on en reconnut l’inefficacité, on astreignit de nouveau les marchands étrangers à acheter des marchandises indigènes en échange de celles qu’ils importaient[11]. »

Sous Henri VIII, le grand nombre des fabricants étrangers avait sensiblement haussé à Londres le prix de toutes les denrées alimentaires ; preuve certaine des avantages considérables que l’agriculture du pays avait retirés du développement d’une industrie manufacturière indigène.

Le roi, néanmoins, se méprenant sur les causes et sur les conséquences de ce fait, prêta l’oreille aux injustes plaintes des fabricants anglais contre les fabricants étrangers, plus adroits, plus laborieux, plus économes qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, et ordonna l’expulsion de quinze mille Belges, « parce qu’ils renchérissaient tous les vivres et exposaient le pays au danger d’une famine. » Pour détruire le mal dans sa racine, on décréta aussitôt des lois somptuaires, des règlements au sujet des vêtements, des tarifs du prix des aliments ainsi que des salaires. Cette politique obtint naturellement l’entier assentiment des Anséates ; car ils mirent leurs bâtiments de guerre à la disposition de ce prince avec le même empressement qu’ils avaient témoigné aux précédents rois d’Angleterre bien disposés envers eux, et que de nos jours les Anglais ont montré aux rois de Portugal. Durant tout ce règne, le commerce des Anséates avec l’Angleterre fut encore très-animé. Ils avaient des navires et de l’argent, et savaient, avec tout autant d’habileté que les Anglais de notre temps, acquérir de l’influence auprès des peuples et des gouvernements qui ne comprenaient pas leurs intérêts. Seulement leurs arguments reposaient sur d’autres bases que ceux des monopoleurs commerciaux d’aujourd’hui. Les Anséates fondaient leur droit de fournir des articles fabriqués aux nations étrangères sur des traités et sur une possession immémoriale, tandis qu’actuellement les Anglais veulent établir le leur sur une théorie qui a pour auteur un de leurs douaniers. Ceux-ci sollicitent au nom d’une prétendue science ce que ceux-là réclamaient au nom des conventions et du droit.

Sous le gouvernement d’Edouard VI, le conseil privé chercha et trouva des prétextes pour retirer aux marchands de Stahlhof leurs privilèges. « Les Anséates firent d’énergiques remontrances contre cette innovation ; mais le conseil privé persista dans la résolution qu’il avait prise, et bientôt le pays en ressentit les plus heureux effets. Les marchands anglais possédaient, comme habitants du pays, des avantages décidés sur les étrangers pour le commerce du drap, de la laine et des autres marchandises ; mais, ne se rendant pas suffisamment compte de ces avantages, ils n’avaient pas songé à entrer en lice avec une compagnie opulente. Du jour où tous les marchands étrangers furent assujettis aux mêmes entraves, les Anglais se sentirent encouragés aux opérations commerciales, et l’esprit d’entreprise se développa aussitôt dans tout le royaume[12]. »

Après avoir été, pendant quelques années, entièrement exclus d’un marché où ils avaient exercé durant trois siècles une domination absolue, semblable à celle des Anglais d’aujourd’hui en Amérique et en Allemagne, sur les représentations de l’empereur d’Allemagne ils furent réintégrés par la reine Marie dans leurs anciens privilèges[13].

Mais cette fois leur joie fut de courte durée. « Dans le but, non-seulement de conserver, mais encore d’accroître ces privilèges, au commencement du règne d’Élisabeth, ils se plaignirent hautement du traitement qu’ils avaient éprouvé sous Édouard et sous Marie. La reine leur répondit adroitement qu’il n’était pas en son pouvoir de rien innover, mais qu’elle laisserait volontiers les Anséates en possession des privilèges et des immunités dont ils jouissaient. Cette réponse ne les satisfit point. Peu après, leur commerce fut de nouveau suspendu, au grand profit des marchands anglais, qui eurent alors occasion de montrer de quoi ils étaient capables. Les marchands anglais s’emparèrent de tout le commerce extérieur, et leurs efforts furent couronnés d’un complet succès ; ils se divisèrent en deux classes, les uns faisant le commerce dans le pays, les autres allant chercher fortune à l’étranger en vendant des draps et d’autres articles anglais. Ce succès excita à tel point la jalousie des Anséates, qu’ils ne négligèrent aucun moyen de discréditer les marchands anglais. Ils obtinrent même un édit impérial qui interdisait à ceux-ci tout commerce au sein de l’empire d’Allemagne. Par représailles contre cette mesure, la reine fit saisir 60 bâtiments anséates, qui, de concert avec les Espagnols, exerçaient la contrebande. Son intention était d’abord uniquement d’amener les Anséates à un arrangement amiable. Mais, sur la nouvelle qu’une diète de la Hanse se tenait à Lubeck pour délibérer sur les moyens à employer pour mettre obstacle au commerce extérieur des Anglais, elle confisqua les navires avec leurs cargaisons ; deux cependant furent relâchés et envoyés par elle à Lubeck avec ce message, qu’elle avait le plus profond mépris pour la Hanse, ses délibérations et ses mesures[14]. »

C’est ainsi qu’Élisabeth traita ces marchands, dont son père et tant d’autres rois d’Angleterre avaient emprunté les bâtiments pour livrer leurs batailles ; à qui tous les potentats de l’Europe avaient fait la cour ; qui, pendant plusieurs siècles, avaient eu pour vassaux les rois de Danemark, et de Suède, les avaient, suivant leur bon plaisir, mis sur le trône et déposés, avaient colonisé et civilisé toutes les côtes sud-est de la Baltique et expulsé les pirates de toutes les mers ; qui, à une époque encore peu éloignée, avaient, l’épée à la main, forcé un roi d’Angleterre de reconnaître leurs privilèges ; à qui, plus d’une fois, les rois d’Angleterre avaient donné leur couronne en gage, et qui avaient poussé vis-à-vis de ce royaume la cruauté et l’insolence jusqu’à noyer cent pêcheurs anglais qui avaient osé approcher de leurs pêcheries. Les Anséides étaient encore assez puissants pour se venger de la reine ; mais leur ancien courage, leur brillant esprit d’entreprise, la force qu’ils puisaient dans la liberté et dans l’association, tout cela avait disparu. Ils s’affaiblirent chaque jour davantage, et finirent en 1630 par dissoudre formellement leur ligue, après avoir mendié dans toutes les cours européennes des privilèges pour le commerce d’importation et essuyé partout un humiliant refus.

Diverses causes extérieures, indépendamment des intérieures dont nous parlerons plus loin, contribuèrent à leur chute. Le Danemark et la Suède, voulant se venger de l’asservissement dans lequel cette ligue les avait si longtemps tenus, entravèrent par tous les moyens le commerce des Anséates. Les czars de Russie avaient octroyé des privilèges à une compagnie anglaise. Les ordres de chevalerie, leurs alliés séculaires et comme les enfants de la Hanse, étaient en décadence et en dissolution. Les Hollandais et les Anglais les chassèrent de tous les marchés, les supplantèrent dans toutes les cours. La découverte de la route du Cap de Bonne-Espérance leur fit aussi beaucoup de tort.

Eux qui, dans les jours de la puissance et de la prospérité, s’étaient rappelé à peine qu’ils appartenaient à l’empire d’Allemagne, s’adressèrent dans les jours de détresse à la Diète ; ils représentèrent que les Anglais exportaient annuellement 200.000 pièces de drap, dont une grande partie passait en Allemagne, et que le seul moyen de leur faire recouvrer leurs anciens privilèges en Angleterre, était de prohiber l’importation des draps anglais en Allemagne. Suivant Anderson, une résolution aurait été projetée ou même prise à cet effet ; mais cet écrivain ajoute que l’ambassadeur anglais auprès de la Diète germanique, M. Gilpin, sut en empêcher la mise en vigueur.

Un siècle et demi après la dissolution officielle de la Hanse, les villes qui en faisaient partie avaient perdu tout souvenir de leur grandeur passée. Justus Moser a écrit quelque part que, s’il allait dans les Villes Anséatiques raconter aux marchands la puissance et la grandeur de leurs ancêtres, ils auraient peine à le croire. Hambourg, autrefois la terreur des pirates sur toutes les mers, célèbre dans toute la chrétienté par les services qu’il avait rendus la civilisation en poursuivant les corsaires, était tombé si bas, qu’il dut acheter, par un tribut annuel aux Algériens, la sûreté de ses bâtiments ; car le sceptre des mers ayant passé aux mains des Hollandais, une autre politique était suivie alors vis-à-vis de la piraterie. A l’époque de la domination des Anséates, les pirates étaient considérés comme les ennemis du monde civilisé, et l’on s’attachait à les détruire. Les Hollandais ne virent dans les corsaires barbaresques que des partisans utiles, par lesquels, en pleine paix, le commerce maritime des autres peuples était paralysé à leur profit. En citant une observation de Witt au sujet de cette politique, Anderson fait cette laconique remarque : fas est et ab hoste doceri[15] ; avis qui, malgré sa brièveté, n’a été que trop bien compris et suivi par ses compatriotes ; car, à la honte de la chrétienté, les Anglais ont toléré jusqu’à notre époque cette abominable industrie des corsaires du nord de l’Afrique, que les Français ont la gloire d’avoir fait disparaître.

Le commerce des Villes Anséatiques n’était point national ; il n’était ni établi sur l’équilibre et sur le complet développement des forces productives du pays, ni soutenu par une puissance politique suffisante. Les liens qui unissaient les membres de la confédération étaient trop faibles ; le désir de la prépondérance et d’avantages particuliers, ou, comme parlerait un Suisse ou un Américain, l’esprit de canton, l’esprit d’État, était trop puissant, et bannissait le patriotisme fédéral, qui seul eût put faire prévaloir les intérêts généraux de l’association sur ceux de chaque cité. De là des jalousies et souvent des trahisons ; c’est ainsi que Cologne exploita à son profit l’inimitié de l’Angleterre contre la ligue, et que Hambourg, chercha à tirer avantage d’une querelle entre le Danemark et Lubeck.

Les Villes Anséatiques ne fondèrent point leur commerce sur la production et la consommation, sur l’industrie agricole et manufacturière de la contrée à laquelle elles appartenaient. Elles avaient négligé de stimuler l’agriculture de leur patrie, pendant qu’elles donnaient une vive impulsion, par leur commerce, à celle des pays étrangers ; elles trouvèrent plus commode d’acheter des objets fabriqués en Belgique que d’établir des fabriques dans leur pays, elles encouragèrent la culture des plaines de la Pologne, l’élève des moutons de l’Angleterre, la production du fer de Suède et les manufactures de la Belgique. Elles pratiquèrent durant des siècles le précepte des théoriciens de nos jours ; elles achetèrent les marchandises là où elles les trouvaient au meilleur marché. Mais, quand elles furent exclues des pays où elles achetaient et de ceux où elles vendaient, ni leur agriculture ni leur industrie manufacturière n’avaient pris assez de développement pour que l’excédant de leur capital commercial pût y trouver emploi ; ce capital émigra en Hollande et en Angleterre, où il accrut l’industrie, la richesse et la puissance de leurs ennemis. Preuve éclatante que l’industrie particulière abandonnée à elle-même ne rend pas toujours un pays prospère et puissant !

Dans leur poursuite exclusive de la richesse matérielle, ces villes avaient complètement perdu de vue leurs intérêts politiques. Au temps de leur puissance, elles semblaient ne plus appartenir à l’empire d’Allemagne. Cette bourgeoisie étroite, intéressée et fière était flattée de se faire faire la cour par des princes, par des rois, par des empereurs, et de jouer sur les mers le rôle de souveraine. Combien il lui eût été facile, à l’époque de sa domination maritime, d’accord avec les villes fédérées de la haute Allemagne, de former une puissante seconde chambre, de faire contre-poids à l’aristocratie de l’Empire, de constituer, avec l’aide des empereurs, l’unité nationale, d’unir sous une seule nationalité tout le littoral depuis Dunkerque jusqu’à Riga, et, par là, de conquérir et d’assurer au peuple allemand la suprématie dans l’industrie, dans le commerce et dans la navigation ! Mais, lorsque le sceptre des mers lui fut tombé des mains, il ne lui resta pas même auprès de la Diète germanique assez d’influence pour obtenir que son commerce fût considéré comme un intérêt national. Au contraire, l’aristocratie s’appliqua à compléter son humiliation. Les villes de l’intérieur tombèrent, l’une après l’autre au pouvoir de princes absolus, et celles du littoral perdirent ainsi leurs relations au dedans.

Toutes ces fautes furent évitées en Angleterre. Là le commerce extérieur et la navigation trouvèrent la base solide d’une agriculture et d’une industrie manufacturière indigènes ; là le commerce du dedans s’accrut concurremment avec celui du dehors, et la liberté individuelle grandit sans préjudice pour l’unité et pour la puissance nationales ; là se consolidèrent et s’unirent de la façon la plus heureuse les intérêts de la couronne, de l’aristocratie et des communes.

En présence de ces faits historiques, est-il possible de soutenir que, sans le système qu’ils ont suivi, les Anglais auraient pu pousser aussi loin qu’ils l’ont fait leur industrie manufacturière, ou parvenir au commerce et à la prépondérance maritime dont ils sont en possession ? Non ; cette thèse que les Anglais sont arrivés à leur grandeur commerciale actuelle à cause et non en dépit de leur politique commerciale, est, à nos yeux, un des plus grands mensonges du siècle. Si les Anglais avaient abandonné les choses à elles-mêmes, s’ils avaient laissé faire, comme le demande l’école régnante, les marchands du Stahlhof exerceraient encore aujourd’hui leur négoce à Londres, et les Belges fabriqueraient encore des draps pour les Anglais ; l’Angleterre serait toujours le pâturage à moutons de la Hanse, comme le Portugal, grâce au stratagème d’un diplomate délié, est devenu et est resté jusqu’ici le vignoble de l’Angleterre. Que dis-je ! Il est plus que vraisemblable que, sans politique commerciale, l’Angleterre ne jouirait pas du même degré de liberté civile qu’elle possède aujourd’hui ; car cette liberté est fille de l’industrie et de la richesse.

Après ces considérations historiques, on a lieu de s’étonner qu’Adam Smith n’ait pas essayé de retracer depuis l’origine la lutte industrielle et commerciale entre la Hanse et l’Angleterre. Quelques passages de son livre montrent pourtant que les causes du déclin de la Hanse et ses conséquences ne lui étaient pas inconnues.

« Un marchand, dit-il, n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est, en grande partie, indifférent en quel lieu il fait son commerce, et il ne faut que le plus léger dégoût pour qu’il se décide à emporter son capital d’un pays dans un autre, et avec lui toute l’industrie que ce capital mettait en activité. On ne peut pas dire qu’aucune partie en appartienne à un pays en particulier, jusqu’à ce que ce capital y ait été répandu pour ainsi dire sur la surface de la terre en bâtiments ou en améliorations durables. De toutes ces immenses richesses qu’on dit avoir été possédées par la plupart des Villes Anséatiques, il ne reste plus maintenant de vestiges, si ce n’est dans les chroniques obscures des treizième et quatorzième siècles. On ne sait même que très-imparfaitement où quelques-unes d’entre elles furent situées, ou à quelles villes de l’Europe appartiennent les noms latins qui sont données à certaines villes[16]. »

Il est étrange qu’Adam Smith, avec cette intelligence si nette des causes secondaires qui avaient amené la chute de la Hanse, n’ait pas eu l’idée d’en rechercher les causes premières. Il n’avait pas besoin pour cela de s’enquérir où étaient situées celles des Villes Anséatiques qui ont disparu, et quelles cités désignent les noms latins des obscures chroniques. Il n’avait pas même besoin de feuilleter ces chroniques. Ses compatriotes Anderson, King, et Hume suffisaient pour l’édifier à ce sujet.

Mais comment et pourquoi un esprit si pénétrant s’est-il abstenu de cette intéressante et féconde investigation ? C’est, nous ne voyons pas d’autre motif, qu’elle eût abouti à un résultat peu propre à confirmer son principe de la liberté absolue du commerce. Il n’eût pas manqué de reconnaître, qu’après que le libre échange avec les Anséates eut arraché l’agriculture anglaise à la barbarie, la politique restrictive adoptée ensuite par l’Angleterre l’avait conduite, aux dépens des Anséates, des Belges et des Hollandais, à la suprématie manufacturière et commerciale.

Ces faits, il paraît qu’Adam Smith ne voulut ni les savoir, ni les admettre. Ils étaient apparemment de ces faits importuns dont J.-B. Say avoue qu’ils s’étaient montrés rebelles à son système.

  1. Anderson, Origine du commerce, 1ère partie.
  2. Richesse des nations, liv. IV, chap. ii.
  3. Hume, Histoire d’Angleterre, 1ère partie, chap. xxi.
  4. A cette époque, les rois d’Angleterre retiraient plus de revenus des exportations que des importations. La libre exportation et l’importation restreinte, surtout l’importation des objets fabriqués, supposent une industrie déjà avancée et une administration éclairée. Les gouvernements et les peuples du Nord étaient alors à peu près au même degré de culture et de science administrative où nous voyons aujourd’hui la Sublime Porte. On sait que le Grand Seigneur a récemment conclu des traités de commerce dans lesquels il s’engage à ne pas percevoir à l’exportation des matières brutes ou des produits fabriqués au delà de 12 pour 100 de la valeur, et à l’importation, au delà de 5 pour 100. Dans ses États, par conséquent, le système de douane qui se préoccupe avant tout du revenu de l’État, est en pleine vigueur. Les hommes d’État et les écrivains qui poursuivent ou défendent ce système devraient se rendre en Turquie ; ils s’y trouveraient tout à fait à la hauteur de leur époque.
  5. Les Anséates étaient alors appelés en Angleterre Esterlings ou marchands de l’Est, par opposition à ceux de l’Ouest, c’est-à-dire aux Belges et aux Hollandais.
  6. Hume, Hist. d’Angleterre, chap. xxxv.
  7. Sartorius, Histoire de la Hanse.
  8. 11ème année d’Edouard III, chap. V.
  9. Rymer’s Foedera ; De Witte, Interest of Holland.
  10. Hume, Histoire d’Angleterre, chap. xxv.
  11. Hume, chap. xxvi.
  12. Hume, chap. xxxv.
  13. Hume, chap. xxxvii.
  14. Lives of the admirals, vol. 1.
  15. Il est permis de se laisser instruire par un ennemi – Anderson, Vol. I.
  16. Adam Smith, Richesse des nations, liv. III chap. ii.