Système national d’économie politique/Notice biographique sur Frédéric List

La bibliothèque libre.


NOTICE BIOGRAPHIQUE

sur frédéric list




Le Système national d’Économie politique a paru en 1841, et a eu en quelques années plusieurs éditions, sans éprouver de changement ; il devait avoir une suite, mais la rédaction du Zollvereinsblatt, fondé en 1843, divers opuscules, diverses affaires prirent depuis lors tous les instants de son auteur.

M. L. Haüsser, professeur d’histoire à l’université de Heidelberg, a réuni tout récemment les plus importants entre les autres écrits de l’homme éminent qui avait été son ami. Voici la liste de ces écrits avec la date de leur publication ou de leur composition :

1817. — Avis sur la création d’une Faculté de sciences politiques.

1818 à 1820. — Écrits pour la Société de commerce.

1839. — La Liberté et les Restrictions en matière de commerce extérieur, envisagées du point de vue historique.

1839. — De l’Importance d’une industrie manufacturière nationale.

1842. — La Constitution agraire, l’Agriculture rabougrie et l’Émigration.

1844. — Des Chemins de fer allemands.

1844. — Des rapports de l’Agriculture avec l’Industrie et le Commerce.

1845. — De la Réforme économique du royaume de Hongrie.

1846. — L’Unité économique et politique de l’Allemagne.

1846. — De l’importance et des Conditions d’une alliance entre l’Angleterre et l’Allemagne.

M. Haüsser, s’acquittant avec piété et talent d’une mission qui lui avait été confiée par la famille, a consacré en même temps tout un précieux volume à la biographie de l’illustre défunt. Je ne puis qu’y renvoyer ceux qui désirent étudier à fond ce grand cœur. Mais, bien que le but de la présente publication soit avant tout théorique, je ne puis me dispenser de retracer en quelques pages la vie de celui dont j’ai traduit le principal ouvrage. C’est surtout au travail détaillé de M. Haüsser que j’emprunte les données qu’on va lire sur un homme que je n’ai connu que par ses écrits et par sa renommée.

Frédéric List naquit le 6 août 1789, en Souabe, dans la ville libre de Reutlingen, de parents considérés. Jean List, son père, mégissier en grand, était membre du Magistrat, et, plus tard, il fit partie du conseil municipal, lorsque la cité passa sous la domination du Wurtemberg. Envoyé à l’école latine, le jeune Frédéric montra, malgré sa vive intelligence, peu de goût pour les langues anciennes ; en revanche, il écrivait en allemand mieux qu’aucun de ses camarades. Sorti de l’école à l’âge de quatorze ans, on le destinait à exercer la profession paternelle, dans laquelle son frère aîné devait l’instruire ; mais la mégisserie lui allait moins encore que le latin. Son maître quittait-il un instant l’atelier, l’indocile et malin apprenti disparaissait aussitôt ; on le retrouvait ordinairement, dans le jardin, au pied d’un arbre, livré à une lecture, ou sur un étang du voisinage, occupé de quelque essai de navigation. Son frère perdit patience ; on désespéra de l’avenir de Frédéric comme mégissier, et, après l’avoir laissé quelque temps à lui-même et à ses livres, on se décida à en faire un employé.

List avait dix-sept ans lorsqu’il quitta sa ville natale pour suivre cette carrière. Après avoir rempli divers emplois dans plusieurs villes du pays, il occupait en 1816 une position honorable dans l’administration centrale du Wurtemberg et il y jouissait de la confiance d’un homme d’État distingué, le ministre Wangenheim. Wangenheim, chef d’un cabinet libéral, que soutenaient alors les sympathies du roi, avait trouvé dans ce talent généreux un utile auxiliaire.

Né dans une ville libre, List y avait puisé un vif attachement pour les libertés municipales ; la centralisation administrative qui existait en France sous l’empire et qui régnait aussi dans le Wurtemberg, lui était odieuse. Contre la bureaucratie wurtembergeoise en particulier, il avait des motifs personnels de ressentiment ; de misérables tracasseries, de scandaleuses exigences avaient abrégé les jours de sa mère et avaient été cause de la mort prématurée et déchirante de son frère aîné. Lui-même avait vu de près les abus de l’administration ; aussi prêtait-il le concours le plus zélé aux réformes de Wangenheim.

Dans la pensée de préparer au pays des serviteurs plus éclairés, ce ministre créa à Tubingen, en 1817, une faculté des sciences politiques ; il y offrit une chaire à son jeune collaborateur ; après quelque résistance, celui-ci se laissa décider par l’utilité du but à accepter une fonction, pour laquelle, disait-il lui-même, il était loin d’être mûr, et qui peut-être convenait mal à sa nature ardente. Pendant le peu de temps qu’il occupa cette chaire, suivant le vœu de son patron, il y fit la guerre aux préjugés et la propagande en faveur des principes du gouvernement constitutionnel.

En même temps, dans un journal fondé en 1818 à Heibronn avec quelques-uns de ses amis, l’Ami du peuple de Souabe, il créait un nouvel instrument pour la régénération de son pays, et il y réclamait une bonne représentation nationale, l’administration soumise à un contrôle, l’indépendance des communes, la liberté de la presse et le jury.

Cependant le ministère de la réforme avait cédé la place aux hommes de l’ancien régime ; et List avait perdu son appui officiel. Son journal ayant été trouvé incommode, on le supprima. Le libéralisme de son cours ne parut pas moins gênant, il donna lieu à des avertissements de l’autorité. À cette époque, c’était en 1819, List, se plaçant à la tête de la Société allemande d’industrie et de commerce, était entré dans une nouvelle et glorieuse carrière. L’administration wurtembergeoise l’accusa, à cette occasion, d’avoir, étant au service du Wurtemberg, accepté sans sa permission un emploi à l’étranger ; pour en finir avec toutes ces chicanes et pour se vouer tout entier à sa grande mission nationale, List se décida à se démettre de sa chaire, ce qu’il fit par une lettre remarquable au roi de Wurtemberg. Six semaines après cette démission, Reutlingen, sa ville natale, le nomma son représentant ; comme il n’avait pas trente ans accomplis, ce choix fut annulé par l’administration.

Les détails que List lui-même a donnés dans la préface du Système national sur l’agitation qu’il dirigea pour l’abolition des douanes intérieures, me dispensent de m’arrêter sur cette période importante de sa vie. L’idée de l’association commerciale jaillissait de la situation même de l’Allemagne, elle était en quelque sorte dans l’atmosphère. List, en se chargeant de cette idée, lui et quelques industriels, à la première foire de Francfort-sur-le-Mein en 1819, en la poussant pendant deux années fécondes, non-seulement par sa plume, mais par des démarches actives auprès des hommes influents et des ministres de toutes les cours, auprès des monarques eux-mêmes, lui fit faire, au milieu de difficultés sans nombre, un chemin rapide, et lui assura l’avenir, un avenir prochain.

De retour dans son pays, la ville de Reutlingen, à la fin de 1820, lui confia de nouveau un mandat politique, et les portes des États du Wurtemberg s’ouvrirent devant lui le 6 décembre. Dès les premiers jours de sa vie parlementaire, plein de la pensée qu’il avait personnifiée en lui, il saisit l’assemblée d’une proposition tendant à l’abolition des barrières intérieures et à l’union commerciale des États allemands. Quelques jours après il demandait la création d’une commission ayant pour but de soulager le pays de l’excès de ses charges et d’aviser à une répartition équitable de l’impôt ; par une troisième proposition, enfin, il réclamait des chambres un budget annuel. Telle était l’ardeur dévorante de son début ; mais l’ajournement de la Diète, qui eut lieu le 20 décembre, prévint les débats orageux que de telles propositions auraient soulevés.

List n’était pas un révolutionnaire ; dans des notes biographiques qu’il a laissées, il se défend contre un tel reproche. Le révolutionnaire, dit-il, ne fait que détruire sans édifier, ou, s’il faut qu’il édifie, il cherche à bâtir son édifice sur une table rase ; lui, il a toujours pris l’état de choses existant comme point de départ de ses réformes, sa république avait toujours à sa tête un roi ou un empereur. La vérité est que List n’allait pas et n’est jamais allé au delà du libéralisme constitutionnel ; mais il était, comme il l’a été à peu près toute sa vie, fort en avant de ses compatriotes, et les abus avaient en lui un adversaire décidé et fougueux.

C’est ainsi que, peu après la session, il traça le projet d’une pétition qui devait être adressée par ses commettants à la chambre des députés et servir de programme d’une opposition parlementaire ; projet hardi, imprudent, qui décida de sa destinée. Un exemplaire lithographié de cette pièce étant, par anticipation, tombée entre les mains du gouvernement, des poursuites furent ordonnées contre son auteur ; en conséquence, en février 1821, la chambre des députés ayant été convoquée de nouveau, son exclusion fut demandée par le ministère, aux termes de la constitution, et, malgré une belle et vigoureuse défense, elle fut prononcée par 56 voix contre 36.

Cette étrange façon de comprendre le gouvernement constitutionnel fit scandale non-seulement en Wurtemberg, mais dans toute l’Europe. Condamné, après un long procès, à dix mois de travail forcé pour outrage et calomnie envers le gouvernement, les tribunaux et l’administration du Wurtemberg, List chercha un refuge en France, et il fut sympathiquement accueilli à Strasbourg comme un libéral persécuté. Il se plaisait dans cette ville, autant qu’il le pouvait loin de sa femme et de ses enfants restés à Stuttgard, et il y projetait divers travaux littéraires, entre autres une traduction annotée du Traité d’économie politique de J.-B. Say ; mais les rancunes de ses adversaires le poursuivirent dans cet asile, puis dans le pays de Bade, puis enfin en Suisse de canton en canton.

Dans un voyage qu’il avait fait à Paris, au commencement de 1823, pour y chercher une occupation, Lafayette lui avait offert généreusement de l’emmener avec lui en Amérique et de l’y patronner. Ce projet d’émigration souriait à List ; mais sa famille et ses amis l’en dissuadèrent. L’année suivante, las de la vie errante qu’il menait depuis deux ans et demi, il finit, sur leurs instances et comptant sur la clémence royale, par rentrer dans le Wurtemberg. Il ne tarda pas à se repentir de sa confiance. Enfermé dans la forteresse d’Asperg, on l’y employa à des expéditions et on le traita durement comme un malfaiteur. Enfin, par l’intercession de quelques amis, il fut élargi au mois de janvier 1825, sous la condition de s’expatrier. Ni l’Allemagne ni la France ne lui offraient de riantes perspectives ; des lettres de Lafayette, avec lequel il n’avait cessé d’être en relation et qui l’avait devancé de l’autre côté de l’Atlantique, le décidèrent à choisir les États-Unis pour son lieu d’exil.

Lui-même a retracé les impressions qu’il éprouva au moment solennel du départ : « Le 15 avril, au point du jour, nous nous mîmes en route, chargés comme des émigrants, à pas lents comme si nous avions peur d’atteindre trop tôt la frontière. Ma femme et moi, nous étions livrés à de tristes pensées ; nous allions quitter l’Allemagne et tout ce qui nous y était cher ; la quitter pour toujours peut-être, peut-être, en franchissant l’Océan, voir un de nos enfants enseveli dans ses abîmes, peut-être succomber à notre chagrin et les laisser orphelins sur la terre étrangère ! Nous n’osions nous regarder, craignant de nous trahir l’un à l’autre. Tout à coup les enfants se mirent à chanter la chanson : « Allons mes frères, du courage ; nous allons par terre et par mer en Amérique. » Il nous fut impossible alors de contenir notre douleur. Ma femme fut la première à se remettre. « Tu n’as rien à te reprocher, me dit-elle, tu t’es conduit comme un homme, nous n’émigrons pas par caprice. Ayons confiance en Dieu ; c’est lui qui l’a voulu, il nous protégera. Mes enfants, nous allons chanter avec vous. » C’était une des plus belles matinées que j’aie jamais vues. Le soleil dardait ses premiers rayons sur ce paradis du Palatinat. Ce spectacle fut pour notre peine un baume adoucissant, et bientôt nous chantâmes joyeusement tout ce que nous savions de chansonnettes de Schiller, et finalement la chanson badine d’Uhland : « J’ai donc enfin quitté la ville ! » Les gens qui nous rencontraient devaient nous prendre pour la famille d’un employé bavarois monté en grade plutôt que pour des bannis. — Le bas Palatinat est une délicieuse contrée. La nature y prodigue tout ce qui est nécessaire à l’homme, et surtout le vin, ce don de Dieu, qui embellit la vie sociale et accroît les forces de l’homme. C’est pour le pays un bonheur que sa qualité ne s’élève pas au-dessus de la médiocrité dorée. S’il avait un peu plus de prix, le peuple ne le ferait venir que pour la table des grands. Tel qu’il est, il coule dans les veines des vignerons ; à ceux qui l’ont produit à la sueur de leur front il procure des heures de joie.

De Saarbruck nos exilés se rendirent au Havre par Metz, Paris et Rouen. Dans ce trajet, List remarqua la fertilité et l’animation de la Normandie ; et l’activité manufacturière de Bolbec lui remit à la pensée la théorie d’Adam Smith. « J’ai déjà combattu cette théorie dans mes articles pour la Société de commerce, mais la question mérite un plus mûr examen. J’espère que les États-Unis m’offriront un bel exemple à l’appui de mon opinion ; ils ont pratiqué la théorie jusqu’à ce que leur industrie fût par terre, et alors ils ont eu recours au système que les théoriciens réprouvent. »

Le Havre l’intéressa vivement, et il était d’avis qu’on pourrait aisément doubler le commerce de ce port en le joignant au Rhin par des canaux ou par des chemins de fer.

Arrivé à New-York au mois de juin, après une traversée assez heureuse, il se hâta d’aller trouver Lafayette à Philadelphie. Le héros des deux mondes le reçut avec bonté et l’invita obligeamment à l’accompagner dans sa marche triomphale au milieu du peuple américain. List assista ainsi, le 4 juillet 1825, à côté de Lafayette, à la fête de la déclaration d’indépendance qui l’émut profondément, et, grâce à cette recommandation puissante, il fit la connaissance de Henri Clay et des principaux hommes d’État de l’Amérique.

Après quelques tâtonnements, il résolut de fixer sa résidence dans la Pennsylvanie, avec l’arrière-pensée de fonder une école des arts et métiers. Ayant acheté pour une somme assez modique, près de Harrisbourg, une maison avec jardin et prairie, qui paraissait avantageusement située, il y fit venir sa famille qu’il avait laissée à Philadelphie, acheta une douzaine de vaches, et s’occupa d’exploiter sa nouvelle propriété. Mais la mauvaise foi des habitants du pays rendit l’exploitation fort onéreuse ; le lieu était malsain, les nouveaux venus eurent la fièvre les uns après les autres, il fallut songer à se défaire de la maison à tout prix, et il ne se présentait pas d’acheteurs ; à bout de ressources, List accepta alors l’offre qu’on lui fit de rédiger une feuille allemande dans la petite ville de Reading.

Ce fut à cette époque qu’il publia sur la question de la liberté commerciale une série de lettres en langue anglaise qui firent une grande sensation, et qui contenaient le germe du Système national. La préface de ce dernier ouvrage présente à ce sujet d’intéressants détails. Ce succès avait encouragé List à la composition d’un ouvrage d’économie politique plus étendu, mais un bonheur fortuit vint l’en distraire, et ajourner ce travail à douze ans de là.

Ayant rencontré, en se promenant dans une montagne voisine, un gîte houiller des plus riches, il comprit sur-le-champ la portée de cette découverte, et réussit à former, pour en tirer parti, une société au capital de 700 mille dollars (3 millions 745 mille francs) ; non-seulement la mine fut exploitée, mais, pour la mettre en communication facile avec le canal de Schuylkill, on construisit, sur sa proposition, le chemin de fer de Tamaqua à Port-Clinton. L’entreprise promettait de brillants succès, et comme une large part d’intérêt avait été assurée à son promoteur, l’aisance reparut au sein de la famille exilée.

Dans ces jours de prospérité, List ne pouvait se défendre de penser à cette Allemagne où il avait tant souffert : « Je viens de relire, écrivit-il à un ami en octobre 1828, ma correspondance pour la Société de commerce. Quels souvenirs ! C’étaient les jours dorés de l’espérance. J’ai eu le mal du pays pour six semaines et je n’ai pu tout ce temps m’occuper des affaires d’Amérique. Je suis pour mon pays comme une mère pour de laids enfants, elle les aime d’autant plus qu’ils ont été plus maltraités par la nature. Au fond de tous mes projets est l’Allemagne, le retour en Allemagne. » Dans les solitudes des montagnes Bleues, il rêvait un réseau de chemins de fer allemand, et en 1829, il adressait sur ce sujet à un haut fonctionnaire bavarois, Joseph de Baader, des lettres qui furent publiées dans la Gazette d’Augsbourg ; il écrivit au roi de Bavière lui-même ; dans un temps où en Angleterre même les chemins de fer n’avaient pas triomphé de tous les doutes, il s’écriait avec enthousiasme : « Quelle magnifique victoire de l’esprit humain sur la matière ! », et il retraçait avec une rare justesse de coup d’œil les immenses résultats qu’ils étaient destinés à produire.

Cependant le chemin de fer pennsylvanien, qui se faisait sous ses auspices, avançait, et l’inauguration en eut lieu dans l’automne de 1831. Mais List n’y assistait pas ; quelques motifs qu’il eût de rester dans cette Amérique où il avait trouvé fortune et considération, il avait voulu revoir l’Europe. Peu de mois après notre révolution de Juillet, il avait obtenu du président Jackson une mission concernant les relations entre les États-Unis et la France ; le gouvernement fédéral l’avait en même temps désigné pour le consulat des Etats-Unis à Hambourg, poste qui devait lui frayer un retour honorable dans son pays.

Il était arrivé dans les derniers jours de 1830 à Paris, homme nouveau sur un sol renouvelé. Cet esprit d’initiative, cette ardeur novatrice qui ne l’abandonnait jamais, l’avaient suivi aussi dans notre France. Il entretint de ses plans les hommes politiques du jour ; il appela notamment l’attention de MM. Rogier et Gendebien, de Belgique, alors à Paris, sur les avantages d’une jonction du port d’Anvers au Rhin par un chemin de fer ; dans la Revue encyclopédique, il écrivit sur les Réformes économiques, commerciales et politiques applicables à la France, et il y traita en particulier des chemins de fer ; dans le Constitutionnel il signala la nécessité d’une nouvelle loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique ; on sait que l’école saint-simonienne, avec laquelle il ne paraît avoir eu aucun rapport, propageait alors avec beaucoup d’éclat des idées semblables.

De lui-même List avait presque immédiatement renoncé au consulat de Hambourg, dont les émoluments, ainsi qu’il l’avait appris, étaient nécessaires à celui qui l’occupait alors ; bientôt, du reste, sa nomination donna lieu à une protestation de la ville de Hambourg, provoquée, comme il le pensa, par le gouvernement wurtembergeois, et elle ne fut pas ratifiée par le sénat américain. Sa mission remplie, à la fin d’octobre 1831, il retourna en conséquence aux États-Unis, mais seulement pour y aller régler ses affaires. Dès l’année suivante, possesseur d’une fortune qui assurait son indépendance, et nommé consul à Leipsick, titre qui, à défaut de revenus, le mettait à l’abri des persécutions en qualité de citoyen américain, il s’embarqua de nouveau, lui et sa famille, pour cette vieille Europe qu’il ne devait plus quitter, malgré ses torts envers lui. L’état de santé de sa femme l’ayant retenu près d’une année à Hambourg, il ne fixa sa résidence à Leipsick que dans l’été de 1833.

Débarqué à peine en Allemagne, avait poursuivi l’exécution des projets qui lui avaient fait franchir l’Atlantique. Déjà, dans son récent séjour à Paris, il avait conçu le plan d’une petite encyclopédie des sciences politiques destinées à répandre de saines doctrines sur ces matières ; il le reprit alors avec ardeur, s’assura le concours de deux des meilleurs écrivains politiques d’outre-Rhin, Rottek et Welcker, et conclut un arrangement avec un libraire. Cette publication du Staatslexicon, dans laquelle il mit son argent en même temps que son talent et ses soins de toute espèce, fut pour lui une source d’ennuis ; mais, sans réaliser toutes ses espérances, elle réussit néanmoins.

Il ne suivait pas avec moins de vivacité son idée favorite d’un réseau de chemins de fer allemand ; à Hambourg cette idée avait été repoussée comme chimérique ; à Leipsick elle ne fut pas mieux accueillie dans le commencement ; mais peu à peu elle y gagna du terrain, et une brochure lumineuse que List publia sur un Système de chemins de fer saxon comme base d’un système allemand et en particulier sur l’établissement d’une ligne de Leipsick à Dresde, et où toutes les voies qui furent depuis construites en Allemagne sont indiquées de main de maître, fit une sensation prodigieuse. Le gouvernement et les chambres de Saxe, et les autorités municipales de Leipsick votèrent des remercîments à l’auteur ; les chefs du commerce de cette place vinrent à lui ; sous ses auspices une société se forma pour la construction du chemin de Leipsick à Dresde ; membre du comité, il donna une impulsion vigoureuse à l’entreprise ; mais il n’y recueillit lui-même que des dégoûts. Il avait eu la générosité de ne pas mettre de condition expresse à son concours : « Les habitants de Leipsick, lui avait dit un des membres les plus considérables de la Société, ne sont pas des Yankees, ils se conduisent comme des hommes d’honneur. » Les Yankees avaient fait sa fortune ; les habitants de Leipsick lui offrirent à titre de don honorifique une somme de 2 000 thalers (7 500 fr.) ; tel était le prix de tant d’efforts, de tant de sacrifices ! Après avoir raconté cette mesquinerie, M. Haüsser ajoute qu’il n’y a pas lieu de s’en étonner, et que les choses ne se font pas autrement en Allemagne.

Quelque blessé qu’il fût des procédés dont on usait à son égard, l’indomptable activité de List n’en était pas ralentie ; pour la cause des chemins de fer, il entretenait une correspondance suivie avec les principales villes d’Allemagne ; il faisait paraître dans les journaux les plus accrédités des articles sans nombre ; il faisait des démarches personnelles, notamment auprès des hommes les plus importants de Berlin. L’opinion publique était vivement émue pour ce grand intérêt national, et, si les gouvernements hésitaient encore, l’industrie particulière se mettait en campagne sur plusieurs points. Ce mouvement fut encore accéléré par le Journal des chemins de fer, que List fonda à la fin de 1835.

Peu après, la même cause le conduisit à Francfort-sur-le-Mein ; dans cette ville, l’idée lui vint d’aller revoir son pays natal après un éloignement de plus de quinze années. Ses compatriotes l’accueillirent à bras ouverts ; tout Stuttgard ne parla pendant quelques jours que du consul List ; il se crut réconcilié avec le gouvernement wurtembergeois ; en Wurtemberg, dans le pays de Bade, on lui témoignait partout les plus grands égards ; la Faculté de droit de Fribourg, après examen des pièces de son procès, en déclara la nullité ; dans sa joie d’une telle réception, il écrivait à sa femme : « Ce sont de braves gens que les Souabes ! », et il était décidé a se fixer de nouveau parmi eux ; mais on refusa de lui rendre sa qualité de citoyen, et l’on consentit seulement à le traiter comme un étranger ayant permission de résider dans le royaume. Cruellement déçu, il retourna à Leipsick, où de nouveaux chagrins l’attendaient ; son Journal des chemins de fer était en voie de prospérité ; le gouvernement autrichien interdit à cette feuille l’entrée du territoire impérial ; et à la même époque, il apprit que la crise financière des États-Unis l’avait à peu près ruiné. Afin de prendre sur ce dernier point des informations exactes et de se remettre des dégoûts dont on l’avait abreuvé dans son pays, à la fin de 1837, il partit pour Paris avec l’une de ses filles, qui écrivait sous sa dictée et qui savait parfaitement le français.

Dans ce voyage, il fit une halte agréable à Bruxelles ; il y fut accueilli poliment par M. Nothomb, cet homme d’État si spirituel et si aimable ; le roi Léopold lui témoigna de l’intérêt ; enfin, la rencontre du docteur Kolb, dans une excursion à Ostende, renoua d’anciennes relations et ouvrit à l’éminent voyageur les colonnes de la Gazette d’Augsbourg.

En France, sur la recommandation du roi des Belges, il fut admis auprès de Louis-Philippe ; il fut charmé de son entrevue avec ce prince, qui l’entretint de l’Allemagne, de l’Amérique du Nord, des cultivateurs allemands de la Pennsylvanie, et qui parla tour à tour français, allemand et anglais, suivant qu’il était question de l’un ou de l’autre des trois pays. Mais, il fut peu satisfait de la France ; en 1830, venant des États-Unis, il nous avait trouvés frivoles ; alors, plus pénétré encore de l’importance d’un réseau de chemins de fer français, il s’écriait en présence de nos retards et de notre impuissance : « Ces gens-là ne s’intéressent qu’au théâtre et à la guerre. » Le temps qu’il passa dans notre capitale ne fut pas d’ailleurs perdu pour lui ; la préface du Système national explique comment un sujet de prix proposé par l’Académie des sciences morales et politiques tourna son activité vers une question qui l’avait occupé toute sa vie, celle du commerce international, comment un Mémoire improvisé devint peu à peu un volume, et comment, par des articles insérés dans la Revue trimestrielle allemande et dans la Gazette d’Augsbourg, il prépara ses compatriotes à la publication de ce beau livre. Tout entier à la composition de son ouvrage, il vivait dans la retraite, et ne voyait même parmi ses compatriotes que Heine, Venedey et Laube : « Sitôt que j’aurai fini mon premier volume, disait-il à ce dernier, je retournerai en Allemagne, j’y prêcherai une économie nationale pratique, fruit de mon expérience durant vingt années, et je m’y brouillerai avec tous les savants. »

Le reste de sa famille était venue le rejoindre à Paris ; il était plein de santé et paraissait heureux ; la mort de son fils vint troubler sa félicité domestique. Ce jeune homme, dont il avait voulu faire un ingénieur, entraîné par un goût décidé pour la vie militaire, avait pris du service dans notre armée de l’Algérie, et paraissait destiné à un avancement rapide ; il fut emporté par la fièvre chaude. List fut accablé de ce coup, qu’il ressentit jusqu’à ses derniers jours. Il n’avait plus rien à faire en France[1] ; dans l’été de 1840, il reprit le chemin de l’Allemagne, laquelle semblait, à ce moment, sortir de sa langueur et où il croyait avoir à jouer un rôle.

En retournant à Leipsick, il eut connaissance qu’une vive inquiétude régnait dans les principautés thuringiennes au sujet de la direction du chemin de fer de Halle à Cassel ; il était question d’abandonner l’ancienne route commerciale par Weimar, Erfurt, Gotha et Eisenach, afin d’abréger un peu le parcours ; List comprit qu’on faisait une faute ; et, par sa plume et son activité personnelle, il fit prévaloir le tracé le plus conforme aux intérêts de la contrée. « C’est à un seul homme, dit le duc de Saxe-Gotha, que nous sommes redevables de ce résultat, et cet homme est le consul List, que l’ingratitude dont on a payé son patriotisme n’a pas empêché de nous consacrer son temps et ses efforts pour nous éclairer sur nos véritables intérêts. » À cette occasion, en novembre 1840, l’université d’Iéna lui décerna le diplôme de docteur en droit, pour ses services dans la cause de la Société de commerce et dans celle des chemins de fer allemands.

Après un court séjour à Weimar, le nouveau docteur choisit Augsbourg pour sa résidence, agita de nouveau, dans la Gazette, les grands intérêts économiques de son pays, et fit paraître, au mois de mai 1841, le Système national, dont le succès fut immense. Si la préface de cet ouvrage est, dans quelques endroits, amère et passionnée, c’est (l’auteur l’a expliqué plus tard dans une lettre à son ami) qu’elle fut écrite sous l’impression de la nouvelle qu’il se négociait avec l’Angleterre un traité de commerce sur des bases ruineuses pour l’Allemagne : « Sans cela, ajoute-t-il, comment me serais-je avisé de porter aux nues, comme je l’ai fait, le jeune Marwitz ? » Le nom de List retentit alors dans toutes les bouches avec les éloges des uns et les injures des autres ; et le banni de 1825 atteignit enfin un but qu’il n’avait cessé de poursuivre et qui toujours lui avait échappé ; à la suite d’une audience que lui accorda le roi de Wurtemberg, le département criminel lui notifia sa réhabilitation.

Rétabli d’une chute où il s’était cassé la jambe et qui avait quelque temps interrompu ses travaux, List se prépara à des luttes nouvelles. Le débat entre le libre échange et la protection était très-vif alors, et il avait été ranimé encore par le congrès douanier de l’Association allemande en 1842. List proposa à l’éditeur Cotta de fonder un organe spécial pour les questions économiques en général, et pour le système protecteur en particulier. Le 1er janvier 1843, ce journal parut sous le titre heureux de Zollvereinsblatt, ou feuille de Zollverein. Le rare talent de journaliste dont List avait déjà donné tant de preuves, jeta alors plus d’éclat que jamais ; sans position officielle, sans titre, sans fortune, en butte à toutes sortes d’attaques et de calomnies, le rédacteur en chef du Zollvereinsblatt devint un homme considérable par le seul prestige de son talent et de son caractère.

Les dépêches des ministres britanniques le signalèrent au cabinet de Londres comme un ennemi dangereux. Sa polémique était inspirée en effet par la pensée de soustraire complètement son pays au monopole manufacturier de l’Angleterre ; mais il se défendait d’éprouver de la haine contre une nation qu’il admirait, qui était pour lui la nation modèle. Voici ce qu’il répondit une fois au reproche qu’un Anglais lui avait adressé d’annoncer avec une joie barbare la chute prochaine de la puissance britannique : « Bien loin de partager les sentiments ridicules des Français qui, à chaque désastre que les Anglais éprouvent aux Indes orientales ou en Chine, à chaque mauvaise nouvelle des Antilles ou du Canada, à chaque naufrage d’une frégate anglaise, prédisent d’un air triomphant la chute de la Grande-Bretagne, nous avons toujours pensé que l’Angleterre n’est qu’au début de sa grandeur. Non, nous n’irons pas de gaieté de cœur compromettre notre réputation de publiciste en annonçant un événement, qui ne saurait arriver, que si l’Angleterre continuait à abêtir systématiquement une grande partie de sa population, et à gouverner ses cent millions de sujets dans l’Inde plus mal que le pacha d’Égypte ne gouverne ses Fellahs. Peut-être aucun écrivain n’a exalté l’Angleterre autant que nous, et, loin de haïr les Anglais, nous sympathisons avec eux plus qu’avec aucun autre peuple. Ce que nous détestons de toute notre âme, c’est cette tyrannie commerciale de John Bull qui veut tout absorber, qui ne veut laisser s’élever aucune autre nation, et qui cherche à nous faire avaler les pilules fabriquées par sa cupidité comme un pur produit de la science ou de la philanthropie. »

Cependant ce chaleureux patriote, ce grand agitateur, avait ses jours de lassitude et de découragement. L’avenir des siens l’inquiétait ; des pourparlers pour lui donner une position officielle en Wurtemberg ou en Bavière n’avaient pas eu de suite ; sa santé et sa fortune détruites après tant d’efforts, il se voyait réduit à vivre de sa plume, d’une feuille que l’autorité pouvait supprimer au premier jour. Lui, qui habituellement travaillait avec autant de facilité que d’ardeur, se sentait quelquefois affaissé, et c’était pour lui un supplice horrible d’avoir à fournir de la copie pour remplir son journal.

A ses souffrances, à la fois physiques et morales, il cherchait un remède dans des voyages, voyages d’ailleurs bien remplis, bien employés. En 1844 nous le voyons en Belgique où il suggère les bases du traité de commerce et de navigation qui mit fin à un différend entre cet État et l’Association allemande, mais qui n’a pas réalisé les espérances conçues par ses négociateurs ; puis à Munich, où un congrès agricole lui fournit l’occasion de traiter, dans un écrit remarquable, de la solidarité qui existe entre l’industrie manufacturière et l’agriculture ; puis enfin à Vienne et en Hongrie, où son voyage est une continuelle ovation, et où il sème libéralement les idées dont sa tête est pleine.

A la suite de son séjour au milieu des Magyars, il écrivit sur la Hongrie un mémoire, où nous lisons ces lignes en partie prophétiques : « Quand même nous n’aurions en perspective ni révolution, ni guerre européenne, il existe en France trop de mécontentement et d’irritation pour qu’il n’y ait pas lieu de craindre du moins des troubles sérieux à la mort du roi. Ces troubles tourneraient soudainement du côté de l’Ouest toute l’attention de l’Autriche et de la Prusse. Supposons que la plaie de la Hongrie reste encore ouverte, rien ne serait plus naturel que de voir l’opposition hongroise saisir cette occasion favorable d’élever les plus hautes prétentions vis-à-vis du gouvernement autrichien réduit aux abois. Ce serait alors pour la Russie le moment propice d’intervenir entre l’Autriche et la Hongrie. »

List était alors à l’apogée de son influence ; il répandait partout la vie autour de lui ; il était comme le centre auquel tous les grands intérêts du pays aboutissaient ; il était, comme on l’a appelé, l’Agent général de l’Allemagne (der Allgemeine deutsche consulent) ; mais, malgré quelques témoignages de la sympathie publique, sa situation personnelle restait toujours la même. En remerciant des industriels qui lui avaient adressé un présent, il écrivait avec tristesse : « Lorsqu’en 1818 je me mis à la tête de cette Société de commerce d’où est né le Zollverein, j’avais une belle fortune, et de plus une place qui me donnait un honnête revenu et n’assurait un avenir administratif. Mes efforts dans l’intérêt de l’industrie allemande ont eu pour conséquence la perte, non-seulement d’une grande partie de ma fortune, mais encore de mon emploi, de ma carrière, enfin de mon pays. À mon retour d’Amérique, en 1831, j’étais redevenu riche. En travaillant pour les chemins de fer et pour une politique commerciale allemande, j’espérais avoir bien mérité de mon pays et conserver au moins ma fortune. Pour prix de mon zèle, j’ai été persécuté et j’ai perdu une grande partie de ce que j’avais. Aujourd’hui, près de la soixantaine, et affligé d’infirmités physiques, je ne vois l’avenir qu’avec inquiétude ; je ne me crois pas même assez de force pour émigrer une seconde fois aux États-Unis, où des amis m’appellent et où je me rétablirais facilement en quelques années. » A la même époque, le dénigrement stupide, l’envie, la calomnie se déchaînaient pour lui contester ses titres les plus clairs, et comme pour lui porter le dernier coup. Que je me sais de gré de lui avoir rendu alors spontanément, dans l’Association douanière allemande, un humble hommage, dont j’ai appris depuis avec bonheur qu’il avait été vivement touché !

Le Zollvereinsblatt avait souffert de fréquentes absences de son rédacteur en chef, et celui-ci, à qui Cotta avait cédé sa propriété, se disposait à lui imprimer un nouvel élan. C’était en 1846 ; la ligue triomphait en Angleterre, comme il l’avait toujours prévu ; il ne put résister à l’envie de voir Londres à cette heure décisive. Il se mit en route au mois de juin : « J’ai été témoin la nuit dernière, écrivit-il presque en arrivant, de deux événements considérables ; dans la chambre haute, j’ai vu la législation des céréales décéder aux acclamations de leurs seigneuries, et, quelques heures après, dans la chambre basse le ministère Peel recevoir le coup de mort ; j’en suis encore tout ému. La place que j’occupais m’offrait un riche sujet d’observations. Devant moi était l’égyptien Ibrahim avec sa suite. Quelques-uns des hommes politiques les plus considérables, notamment lord John Russell, sont venus échanger quelques paroles avec lui. Lord Monteagle a eu l’obligeance de me désigner non-seulement les pairs et les littérateurs distingués qui se trouvaient dans notre voisinage, mais les membres les plus importants de la chambre des Communes. « Le vieux monsieur que voici, me dit le docteur Bowring, le vieux monsieur au frac bleu, qui incline la tête sur sa poitrine comme s’il dormait, c’est le duc de fer[2]. Voulez-vous me permettre de vous présenter M. Mac-Gregor ? » Un homme poli, au regard intelligent, me serra la main. « M. Cobden désire faire votre connaissance, me dit-on, d’un autre côté ; » et un homme, encore jeune et à la physionomie heureuse, tendit la main vers moi : « Vous êtes donc venu ici pour vous convertir ? — Oui, répondis-je, et pour demander l’absolution de mes péchés. » Je restai ainsi un quart d’heure à plaisanter au milieu de mes trois grands adversaires. Quelle vie politique dans ce pays-ci ! On y voit l’histoire pousser. »

Dans ce séjour à Londres, qui dura environ trois mois, encouragé par le ministre de Prusse, de Bunsen, List composa un mémoire concernant les avantages et les conditions d’une alliance entre l’Angleterre et l’Allemagne. Il est question, dans une note de la présente traduction, de cet écrit qui fut le dernier de List et comme son testament politique et économique. Le peu d’effet qu’il produisit sur les hommes d’État de l’Angleterre auxquels il avait été adressé, acheva de décourager son auteur.

Déjà List semblait avoir le pressentiment de sa fin prochaine. Plus d’une fois, à Londres, il avait trahi ce douloureux secret : « Je dois me hâter, disait-il un jour, de terminer mes affaires, et de me mettre en route ; car il me semble que je porte en moi une maladie mortelle et que je mourrai bientôt ; or, je voudrais mourir et être inhumé dans mon pays. » Une autre fois, il se plaignait de l’affaissement de son esprit et de la fatigue que lui causaient un labeur quotidien et des efforts sans relâche : « On dit, ajouta-t-il, que le Zollverein, pour me récompenser de ce que j’ai fait pour lui, me mettra une couronne sur la tête ; si c’est son intention, il faut qu’il se hâte ; aujourd’hui il trouverait encore quelques cheveux gris à couronner ; qui sait si l’an prochain il trouvera autre chose qu’un cadavre ? » Celui qui prononçait ces paroles paraissait cependant dans la pleine possession de ses rares facultés de corps et d’esprit, et sa constitution robuste semblait lui promettre une longue carrière.

Mais cette apparence était trompeuse. Tant d’entreprises, tant d’études et tant de combats, où il avait mis non-seulement toutes ses forces, mais tout son cœur, n’avaient pu manquer d’entamer cette vigoureuse nature. Toutefois il y avait bien autre chose chez lui que de la lassitude ; le mal qui le dévorait était celui des novateurs, des hommes de désir, qui s’irritent contre des obstacles opposés par les préjugés ou par des intérêts individuels au succès de leurs plans généreux ; c’était le chagrin et le dégoût que lui causait l’ingratitude de ses concitoyens. Lui qui avait tout fait pour son pays, lui dont les conceptions avaient enfanté autour de lui la richesse, lui dont les idées étaient devenues celles de tout un peuple, pour prix du dévouement exalté de toute sa vie, il n’avait recueilli que des mécomptes, des inimitiés, des humiliations. Cette coupable indifférence l’avait blessé profondément et lui avait brisé le cœur ; c’était la maladie mortelle dont il était atteint et à laquelle il a succombé.

La vie et le climat de l’Angleterre ne lui convenaient pas ; il y avait été presque toujours indisposé, et ses douleurs d’entrailles avaient augmenté sensiblement. À son retour, en automne, sa famille et ses amis le trouvèrent changé. En novembre, son mal empira, il paraissait abattu, et cependant jusque dans ses derniers jours son activité organisatrice ne se reposait pas ; il était en train de fonder une vaste association en Bavière. Un matin, pour chercher un soulagement à ses souffrances dans les distractions d’un voyage, il partit pour Munich ; sa famille reçut de lui un billet de Tegernsee ; il voulait, y écrivait-il, aller à Meran, où la douceur de l’air lui ferait du bien. Quelques jours après, la Gazette d’Augsbourg apprenait sa fin tragique, avec cette citation de Sénèque : « Non afferam mihi manus propter dolorem ; sic mori, vinci est. Hunc tarnen si sciero perpetuo mihi esse patiendum, exibo non propter ipsum, sed quia impedimento mihi futurus est ad omne propter quod vivitur »[3].

Arrivé à Schwatz, le mauvais temps avait obligé List de revenir sur ses pas. Il s’arrêta à Kufstein dans un hôtel. Bien qu’il ne manquât pas d’argent, il refusa de belles chambres qu’on lui avait montrées : « Je suis trop pauvre, dit-il, donnez-moi la plus mauvaise chambre de la maison. » Il resta plusieurs jours au lit au milieu des souffrances les plus vives.

Une lettre adressée au docteur Kolb, la dernière qu’il écrivit, fait connaître son triste état.

« Mon cher Kolb, j’ai déjà essayé dix fois d’écrire aux miens, à mon excellente femme, à mes charmantes enfants, mais ma tète, ma main, ma plume m’ont refusé ce service. Que le ciel les soutienne — J’espérais que le mouvement et une courte résidence dans un pays plus chaud m’auraient rendu la force de travailler ; mais chaque jour augmentait mes douleurs de tête et mon oppression. — Et ce temps effroyable ! A Schwatz j’ai dû rebrousser chemin, mais je n’ai pu aller au delà de Kufstein, où je suis resté gisant dans un état affreux, tout mon sang se précipitant vers mon cerveau, surtout le matin. — Et l’avenir ! Sans revenus de ma plume, je serais obligé, pour vivre, de dévorer la fortune de ma femme, qui est loin de suffire à ses besoins et à ceux de ses enfants. — Je suis comme désespéré ! — Dieu ait pitié de ma famille ! Chaque soir, depuis quatre jours, et aujourd’hui pour la cinquième fois, je projette de partir pour Augsbourg, et chaque matin, j’y renonce. Dieu vous récompensera de ce que vous ou d’autres amis feront pour les miens. Adieu !

« Fr. LIST. »

Ces dernières lignes étaient tracées d’une main tremblante, et chargées de ratures.

Ce même matin il quitta l’hôtel et ne reparut pas le soir. L’aubergiste inquiet entra dans sa chambre, et apprit par la lettre qu’on vient de lire quel hôte il avait reçu. Des recherches furent ordonnées, on finit par trouver à peu de distance de la ville, couvert d’une neige fraîchement tombée, le cadavre du voyageur. Le médecin de Kufstein, ayant fait l’autopsie, constata dans le corps l’agglomération de masses de graisse, et l’interruption complète des fonctions digestives ; il déclara que le défunt, à ses derniers instants, n’avait, pu avoir l’usage de sa raison. Les habitants de cette ville obscure du Tyrol, douloureusement émus, inhumèrent avec solennité l’illustre écrivain. Né, en 1789, List avait 57 ans révolus ; protestant, ce fut un cimetière catholique qui recueillit ses derniers restes.

Lorsque la nouvelle de cette mort inopinée se répandit, les compatriotes de List éprouvèrent une vive douleur ; Ils sentirent qu’ils avaient fait une perte immense, et alors on put répéter ce mot qui s’est vérifié à l’égard de tant d’autres grands hommes : divus dum ne sit vivus. Ce fut un vaste concert de regrets et d’éloges, concert que n’ont troublé, depuis, qu’un petit nombre de voix discordantes ; les témoignages furent les mêmes dans le Nord et dans le Midi, sur les bords de l’Isar et du Rhin, et sur ceux de l’Elbe et du Wéser ; en présence d’un froid cadavre, les inimitiés s’éteignirent et l’indifférence se passionna. On célébra à l’envi les belles qualités, les éclatants services de celui qui n’était plus ; la chaleur d’âme et la haute intelligence du patriote, l’originalité du penseur, la vigueur de l’écrivain, la fougue et la persévérance de l’agitateur, et en même temps les vertus simples et touchantes de l’homme privé. Cet homme qui, dans une condition modeste, était devenu une puissance, et qui n’avait eu qu’une pensée, l’émancipation politique et industrielle de son pays, fut rangé, par la reconnaissance tardive de ses concitoyens, parmi ces grands esprits et parmi ces grands cœurs qui font l’orgueil d’une nation et marquent dans l’histoire une ère nouvelle ; on alla jusqu’à le comparer à Luther.

Mais cette admiration était mêlée d’un sentiment pénible, celui du remords : l’Allemagne avait eu de grands torts envers son plus noble et son plus intrépide athlète ; devant cette fosse, que ses criminels oublis avaient creusée, elle devait se voiler la tête de honte et de confusion. Tout autre eût été la destinée de List s’il fût né en Angleterre et qu’il y eût rendue les mêmes services à son pays ; l’Angleterre l’eût comblé d’honneurs, elle l’eût élevé aux premières dignités de l’État. Ce n’est point ainsi que l’Allemagne traite ses enfants les plus glorieux ; elle réserve toutes ses munificences pour les artistes qui l’amusent, elle laisse mourir les hommes qui l’éclairent et qui l’affranchissent. Si du moins un jour le peuple allemand régénéré construit un temple de la gloire, un Walhalla, à la mémoire de ceux qui auront travaillé à sa régénération, il devra ériger sur le seuil une colonne d’honneur à Frédéric List.

Ainsi, de l’autre côté du Rhin, s’exhalaient l’admiration et la douleur publiques, et la postérité commençait pour celui que ses contemporains avaient abandonné. Bientôt l’idée d’une réparation immédiate et signalée s’empara des esprits. Le Wurtemberg, où List avait reçu le jour, en prit l’initiative. Un comité se forma à Stuttgard dans le but d’acquitter la dette du pays envers le champion dévoué des intérêts allemands. Cet exemple fut suivi à Ulm, à Augsbourg, où le voyageur inquiet avait depuis plusieurs années fixé sa résidence ; à Munich, où il séjournait fréquemment ; dans les autres villes importantes du midi de l’Allemagne où ses idées trouvaient plus d’écho, et aussi sur plusieurs points du nord. Le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Bade s’associèrent avec empressement, par leurs offrandes, à l’œuvre des plus honorables habitants de la contrée. En dehors même du Zollverein, ce principal théâtre de l’activité de List, des honneurs furent rendus à sa mémoire ; la Société industrielle de Prague vota l’érection d’une tombe dans la petite ville autrichienne où cette brillante lumière s’était éteinte.

En 1847, parcourant l’Allemagne, j’appris que le nom de List venait d’être donné à une locomotive sur un chemin de fer du Wurtemberg, son pays ; List était bien, en effet, la locomotive ardente, entraînant ses concitoyens vers l’avenir. Mais un hommage à la fois plus solennel et plus touchant va être prochainement rendu à cette imposante mémoire par l’érection d’un monument à Reutlingen, sa ville natale.

Un peuple dont le défaut capital est l’irrésolution, la timidité à agir, ne saurait trop regretter cet homme décidé et actif, qui communiquait à tout ce qui l’approchait quelque chose de son énergie et de son ardeur. À l’étranger, quiconque apprécie le patriotisme et le talent, lui vouera ses sympathies.

Mai 1851.
Henri Richelot
  1. M. Haüsser parle ici d’offres obligeantes de M. Thiers, alors président du conseil, qui ne purent retenir l’économiste allemand. M. Thiers m’a assuré n’avoir eu aucune relation avec List. J’ai, en conséquence, modifié ce passage de la première édition.
  2. Le duc de Wellington
  3. Je ne porterai pas la main sur moi, en cédant à ma douleur ; mourir ainsi, c’est être vaincu. Si cependant je sais que je dois la supporter toujours, je m’en irai non à cause d’elle, mais parce qu’elle me ferait obstacle pour tout ce qui constitue le but de la vie.