Témoignage (Lebrun)/VI

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Plon (p. 223-257).


chapitre vi

GRANDEURS ET SERVITUDES
DE LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE


Dans une grande démocratie libre comme la France, chaque citoyen devrait être informé des principes généraux qui régissent la Constitution. Il n’en est rien, touchant notamment les pouvoirs et les prérogatives du président de la République.

Il est, dit-on communément, le chef de l’État. « Il dispose de la force armée ; il nomme à tous les emplois civils et militaires…, etc. » Il doit agir. Si les affaires ne vont pas au gré de chacun, on a tendance à lui en demander compte.

On oublie que, sauf dans le domaine des grâces où il prend telle décision que lui dicte sa conscience, il n’a aucun pouvoir direct. Tout décret soumis à sa signature doit être contresigné par un ministre. Le pouvoir est aux mains du gouvernement responsable devant les Chambres où réside la souveraineté.

Une telle situation, dictée par la Constitution de 1875, risque de mettre le président dans l’embarras lorsqu’il est appelé à sanctionner des mesures qu’il réprouve. Que doit-il faire ? Démissionner et ouvrir ainsi une crise présidentielle peu propice au calme du pays ? Ou bien, fort de son irresponsabilité, approuver à contre-cœur les décisions qui lui sont proposées ?

Je voudrais exposer quelques-unes de mes impressions personnelles touchant cette grave question. Peut-être aideront-elles dans l’avenir à assurer au chef de l’État des pouvoirs plus en rapport avec sa haute fonction.

Avant de le faire et pour cautionner en quelque sorte mes propres idées, je veux rappeler ce que furent en ce domaine celles de mon éminent prédécesseur Raymond Poincaré. J’ai relu dans ce dessein les dix volumes de ses Mémoires : Au service de la France. J’en ai extrait certains passages où il donne ses impressions sur la situation qui lui est faite.

Tous les Français gardent à sa mémoire une véritable vénération. Nul, même parmi ceux qui ne partageaient pas ses idées politiques, ne met en doute sa sagesse, sa probité d’esprit, sa clairvoyance, son patriotisme. C’est une faveur de pouvoir recueillir les avis d’un tel homme dans une telle matière.

Volume ii (1912).

Page 72. — Rien ne semblait moins fait pour ma nature d’esprit qu’une fonction dont je ne méconnaissais pas la haute autorité morale, mais qui comportait, de la part du titulaire, un perpétuel renoncement à ses propres idées et lui faisait le plus souvent un devoir de l’inaction.

Volume iii (1913).

Page 33. — Je ne me trouvais aucun goût pour un rôle dont je reconnaissais la nécessité et dont j’admirais la grandeur, mais qui, ne comportant aucune responsabilité légale, laissait forcément à celui qui l’exerçait peu d’initiative et d’indépendance. J’avais été ministre pour la première fois sous la présidence de M. Sadi Carnot qui, par son tact, sa discrétion, la droiture de son jugement, m’avait semblé le modèle d’un chef d’État constitutionnel. J’avais été ministre ensuite sous la présidence de M. Casimir-Périer qui, impatient de gouverner, n’avait pas voulu se contenter de présider et s’était évadé de l’Élysée comme d’une geôle. J’avais été ministre encore sous la présidence de M. Félix Faure qui me disait un jour, sous une forme que j’avais peut-être le tort de trouver plaisante : « On me reproche de ne pas agir. Que voulez-vous ? Je suis la reine d’Angleterre. » J’avais été chargé par M. Loubet de former un cabinet et, si je n’avais pas alors réussi à m’acquitter de cette tâche, j’avais assez complètement gardé la confiance du président pour qu’il me parlât quelquefois des déboires que lui causait la politique de certains de ses ministres. J’avais été enfin sous la présidence de M. Fallières, d’abord ministre des Finances, puis président du Conseil ; par la vigilance de son contrôle et la sagesse de ses conseils, mais aussi par sa réserve délicate et le soin avec lequel il laissait au gouvernement responsable la réalité du pouvoir, il m’avait rappelé la manière de Sadi Carnot, celle qui me semblait la bonne, celle même que je regardais comme la seule compatible avec le fonctionnement normal de nos institutions parlementaires. Du moment où le Cabinet avait à rendre compte de ses actes devant les Chambres, il me paraissait impossible qu’il n’en fût pas le maître. Le président de la République avait le droit de conseil ; il pouvait user dans les délibérations de la légitime influence que lui donnaient son titre et sa valeur propre, mais il ne lui appartenait pas d’imposer sa volonté. Toute autre conception du régime devait fatalement, d’après moi, conduire les pouvoirs publics au conflit et à l’anarchie.

Volume iv (1914).

Page 1. — Si Montaigne dit vrai et si « la tourbe des menus maux offense plus que la violence d’un pour grand qu’il soit », j’ai été rarement plus « offensé » que pendant les six premiers mois de 1914, période maussade où j’ai connu, en même temps que des inquiétudes croissantes sur l’avenir de l’Europe, tous les petits ennuis d’une magistrature inactive et cloîtrée. J’ai vu déchiré par les factions politiques un pays auquel la gravité des événements pouvait imposer, du jour au lendemain, le devoir de rétablir l’unité nationale. J’ai eu sous les yeux le vilain spectacle d’intrigues gouvernementales et de scandales financiers. J’ai assisté au remaniement imprévu d’un Cabinet, au départ spontané d’un autre, à la chute brutale d’un troisième. J’ai payé la rançon de mon irresponsabilité constitutionnelle en essuyant à maintes reprises les reproches contradictoires des partis opposés qui voulaient, les uns et les autres, mettre à leur service exclusif mon autorité nominale. Ce n’est pas sans un continuel effort de volonté que j’ai réussi à éloigner de moi la lassitude et le découragement, parfois même la répugnance et le dégoût. En ces jours d’incertitude et d’anxiété, je n’ai eu qu’un réconfort, l’image de la France toujours présente à mon esprit.

Page 27. — Dans les Conseils qui se tenaient à l’Élysée, je disais librement mon opinion sur toutes choses, mais je n’avais pas la vaine prétention de l’imposer aux ministres responsables.

Page 120. — Les élections, surtout après le second tour, sont favorables aux gauches avancées et particulièrement aux socialistes, qui seront au nombre de 102 dans la Chambre nouvelle. Je rentre à Paris le 15 mai. Les journaux, surexcités par la bataille, m’adressent sans ménagement des reproches contradictoires. Les feuilles réactionnaires blâment vertement ma neutralité et affectent de ne pas comprendre pourquoi je ne suis pas intervenu, de toute mon autorité nominale, pour décider le ministre de l’intérieur et le gouvernement tout entier à exercer sur la consultation du pays une influence modératrice. M. Clemenceau triomphe. Il chante dans l’Homme libre la défaite de M. Briand et de ses alliés de droite. Il me représente ballotté entre Charlotte et Mathurine. Il me consacre chaque matin deux longues colonnes d’ironie amère et concentrée. Je ne puis répondre à personne. J’ai les mains liées et la bouche muette. Charmant apanage de ma dignité présidentielle ; je dois rester impassible et considérer, dans un sombre silence, ceux qui agissent et qui parlent.

Le Conseil des ministres reprend le 15 mai ses séances interrompues. M. Malvy, le jeune et ardent ministre de l’intérieur, se félicite des élections radicales et communique à ses collègues du Cabinet la statistique officielle des résultats. M. Noulens, ministre de la Guerre, vient causer avec moi après le Conseil. Il est inquiet des promesses téméraires qu’ont faites beaucoup de candidats à propos du service militaire de trois ans et il est résolu à défendre la loi contre toute tentative de changement, quelles que puissent être, à cet égard, les tendances de la majorité nouvelle. Je lui réponds qu’il a, sur ce point essentiel, ma pleine approbation. L’état de l’Europe nous interdit évidemment d’affaiblir nos moyens de défense.

Page 125. — M. Alexandre Bérard a raison. Mais quelle lourde et pénible charge que celle d’un chef d’État dont le rôle est de faire respecter successivement les idées d’autrui et d’abdiquer ses idées personnelles !

Des hommes politiques, des journalistes, des conseillers officieux viennent me voir, qui me rendent responsable des élections et qui me reprochent plus ou moins ouvertement de m’être endormi dans les délices d’Èze au lieu de prendre moi-même le commandement en chef du suffrage universel. Je les sens très désappointés, aigris, sourdement irrités. La plupart d’entre eux m’engagent à saisir la première occasion de constituer un ministère Delcassé. Mais Delcassé, qui fût volontiers devenu président de la République ou président de la Chambre, a toujours eu fort peu de goût pour la présidence du Conseil et, du reste, M. G. Doumergue ne m’a pas encore annoncé lui-même son intention de se retirer. Je n’ai aucune raison, loin de là, de provoquer sa démission.

Page 130. — « Il m’est très agréable, dis-je à M. Cazeneuve, président du Conseil général du Rhône lors de l’inauguration de l’Exposition de Lyon, de vous entendre déclarer que, fidèle à la vérité constitutionnelle, vous placez en dehors des partis la personne et les fonctions du président de la République. Si, dans l’exercice de sa magistrature, il ne peut encourir aucune responsabilité politique ou parlementaire, c’est qu’il doit rester étranger aux inévitables discussions d’une libre démocratie, c’est qu’il doit être et rester, je me plais à le dire, le président de tous les Français, c’est qu’il doit remplir avec une loyauté scrupuleuse et avec le souci constant des grands intérêts nationaux, le rôle d’arbitre et de conseiller que lui assigne la Constitution républicaine. La France, qui a fait la triste expérience du pouvoir personnel et qui ne la recommencera plus, entend se diriger elle-même et contrôler souverainement, par l’entremise des représentants qu’elle se donne, l’action quotidienne des Cabinets responsables. En même temps elle veut que, dans l’État, toutes les fonctions, les plus modestes et les plus hautes, soient consciencieusement remplies par ceux à qui elles sont confiées et elle attend du président de la République comme de tous les citoyens qu’il s’acquitte intégralement et sans défaillance des devoirs qui lui incombent. Les principaux de ces devoirs, les plus nobles, les plus sacrés, vous venez de les définir vous-même. Puisqu’il est chargé de représenter la nation tout entière, il doit chercher à se hausser au-dessus des intérêts particuliers, même les plus légitimes et à n’envisager, en toutes choses, que l’utilité générale ; il doit se dégager du contingent et de l’éphémère pour affirmer en son esprit la notion des nécessités permanentes ; il doit dépouiller de toutes complications accidentelles les diverses questions qui se présentent à lui et tâcher de les considérer exclusivement du point de vue français. Lorsqu’il lui est donné de visiter un beau département comme le vôtre, son rôle s’en trouve singulièrement facilité. Tout ici respire l’amour du travail et la santé morale, tout y respire un patriotisme ferme et réfléchi. »

Page 161. — À peine ces nouvelles me sont-elles parvenues à l’Élysée, que M. Ribot et ses collègues, ministres et sous-secrétaire d’État, m’apportent leur démission collective. Je les remercie de leur dévouement et les félicite de leur courage. Ils s’éloignent et je reste seul, plus seul que jamais, dans le triste palais qui m’a été donné pour sept ans comme observatoire du ciel politique. Heureusement, mon frère Lucien, directeur au ministère de l’instruction publique, ma femme et ma belle-sœur viennent m’arracher à ma mélancolie. Nous dînons en famille et leur prévenante affection arrache de mon esprit les idées noires qui l’assaillent. Mais dès que je me retrouve livré à moi-même, je me demande avec anxiété ce que réclame l’intérêt supérieur du pays. L’ordre du jour de la Chambre est une sommation qui m’est destinée.

Mon devoir est-il de partir ? mon devoir est-il de rester ?
Volume v.

Page 66. — À peine suis-je renseigné d’ailleurs dans ma geôle élyséenne sur ce qui se passe au quartier général. Je m’en plains amèrement au ministre de la Guerre. Dans une lettre personnelle qu’il m’adresse ce matin, il m’affirme « sur l’honneur » ne rien savoir de plus que moi. C’est peu. C’est trop peu.

Page 122. — La concentration étant terminée, j’exprime à M. Messimy l’intention d’aller le plus tôt possible avec lui sur le front pour adresser à nos armées les encouragements des pouvoirs publics. Il est personnellement favorable à cette visite, mais il croit devoir consulter le G. Q. G. et celui-ci ne croit pas le moment venu. Jusqu’à nouvel ordre, me voilà donc forcé de rester en charte privée et, chef d’État républicain, de passer pour un roi fainéant. Mais la parole est à l’armée. Je me tais et je m’incline.

Page 123. — Je partage l’avis de M. Clemenceau. Mais je suis dépourvu par la Constitution de tout moyen d’action personnelle et, jusqu’ici, ni le G. Q. G., ni le ministre de la Guerre ne me donnent guère plus de renseignements qu’à la presse et au public. J’ai beau réclamer, on ne me répond que par le silence et la force d’inertie.

Page 151. — La poste d’aujourd’hui m’apporte une multitude de lettres de bonnes gens qui critiquent passionnément les opérations militaires, qui blâment le général en chef et ses lieutenants, qui me mettent en cause avec la même âpreté, qui me donnent des conseils et me tracent des plans. Dès que le cœur de la France bat un peu plus fort, mon courrier souffre d’une enflure malsaine.

Page 208. — Le Conseil des ministres se trouve, par suite, amené à envisager l’éventualité d’un investissement de Paris. Millerand annonce alors froidement qu’en pareil cas, et d’accord avec le général Joffre, il proposera à la dernière heure le départ du gouvernement qui n’a pas, dit-il, le droit de se laisser couper et isoler de la nation. Il me semble prématuré d’examiner cette question et j’obtiens qu’elle soit réservée.

Page 220. — Mais Millerand maintient avec énergie la thèse du commandement qu’il s’est appropriée. Il ne saurait, dit-il, comme ministre de la Guerre, accepter de laisser investir le gouvernement. Un parti de uhlans peut traverser la Seine et faire sauter, derrière Paris, les lignes de chemin de fer ; il serait insensé d’exposer à un tel risque toutes les administrations centrales, tous les organes dont dépend la vie du pays. M. Doumergue opine dans le sens du ministre de la Guerre et prononce, avec une fermeté grave, cette phrase qui me donne à réfléchir : « Monsieur le Président, le devoir est parfois de se laisser accuser de lâcheté. Il peut y avoir plus de courage à affronter les reproches de la foule qu’à courir le risque d’être tué. » Et je sens bien que M. Doumergue a raison. Mais d’autre part, je crois n’avoir pas tout à fait tort et quitter Paris, le quitter surtout si brusquement, n’est-ce pas l’exposer au désespoir, peut-être à la révolution ?

Maintenant que les choses paraissent mieux aller, j’apprends par de nombreuses indiscrétions que, depuis quelques semaines, j’ai été, sans le savoir, dans certains groupes politiques, l’objet des critiques les plus passionnées et d’ailleurs les plus contradictoires. On tient aujourd’hui un langage différent. Mais hier, j’étais responsable de tout, de ce que je savais comme de ce que les ministres présents et futurs m’avaient laissé ignorer, de ce que j’avais fait en 1912 à la présidence du Conseil comme de ce qu’avaient fait avant moi ou de ce qu’avaient négligé de faire les gouvernements où je n’avais pas siégé. Insuffisance de l’armement et de l’équipement, absence d’artillerie lourde, gaspillage de certaines administrations, décret de clôture, communiqués inexacts ou incomplets, tout était devenu, aux heures sombres, prétexte à récriminations contre moi. Des parlementaires qui se disaient très respectueux de la Constitution, allaient jusqu’à me reprocher de n’avoir pas pris la dictature et de m’être laissé bâillonner par le gouvernement ; d’autres prétendaient, au contraire, que c’était moi qui avais tout fait, le bien et le mal, le mal surtout, sous le masque des ministres. Que serait-ce si Klück n’avait pas opéré sa conversion inopinée et si Joffre et Gallieni n’avaient pas habilement saisi l’occasion de l’offensive ? Que serait-ce si nos armées ne s’étaient pas si courageusement battues ? Fatalement, ce serait sur moi que se concentreraient aujourd’hui tous les ressentiments, toutes les rancunes. Demain, au moindre revers, tout recommencera peut-être. Mon métier est d’attirer la foudre sur ma tête afin qu’elle ne tombe pas sur trop de gens à la fois. Je ne puis m’empêcher de dire que le peuple juif était heureusement inspiré lorsque, à la fête des expiations, il chassait dans le désert le pauvre bouc Azazel chargé de tous les péchés d’autrui. Cet innocent animal serait très bien à sa place dans la bergerie de Rambouillet, près du château présidentiel.

Page 398. — M. Delanney me signale non, me semble-t-il, sans un peu de complaisance, une campagne que mène d’après lui contre moi « la bourgeoisie conservatrice et, en particulier, le monde du Palais ». On ne précise, dit-il, aucun reproche, mais on est de mauvaise humeur et on s’en prend naturellement à moi. Cet état d’esprit dérive du malaise économique, de la prolongation du moratorium, de la stagnation des affaires plus encore peut-être que des tristesses et des émotions de la guerre. Il se traduit par un persiflage discret, mais continu, sur « le gouvernement de Bordeaux » qu’on personnifie volontiers dans le président de la République.

Page 402. — Cependant les lettres d’injures continuent et on ne cesse de nous traiter, les ministres et moi, de « fuyards » et de « froussards », parce que le gouvernement a cru devoir céder aux instances de l’autorité militaire. Légende vénéneuse, chiendent tenace que l’Histoire aura du mal à extirper.

Page 438. — Une grande part de ces critiques m’est naturellement réservée. Je suis responsable de tout ce qui se passe et plus particulièrement de tout ce qui se passe malgré moi. Comme j’en prendrais joyeusement mon parti si, après cela, la France était sauvée !

Page 439. — Comme les renseignements qui me sont fournis à cet endroit me paraissent insuffisants, je fais prier le directeur de l’Artillerie de venir conférer avec moi ou de m’envoyer un de ses collaborateurs. Millerand, qui l’apprend, me demande de ne pas convoquer ses directeurs sans lui en référer. En droit strict, il a raison, puisqu’il est seul responsable. Mais je lui réponds que nous sommes en guerre, que je suis incomplètement informé et que j’entends ne rien négliger pour l’être davantage.

Volume vi.

Page 24. — Millerand se plaint qu’une fois de plus j’aie interrogé en dehors de lui un de ses directeurs. Ainsi lorsque je veux, au cours des hostilités, connaître la situation de nos armements, un ministre, qui est un de mes plus vieux amis, prétend me laisser moins de pouvoir qu’à un sénateur ou à un député ; je ne dois pas conférer, sans son assentiment préalable, avec un chef de service ; j’imagine que si, entre Millerand et moi, les rôles étaient intervertis, il interpréterait autrement nos devoirs respectifs. Mais nous sommes en guerre et, pour le bien du pays, je dois m’accommoder de tout.

Page 209. — Le flot des lettres d’injures, anonymes ou signées, s’enfle chaque jour. Certains de mes correspondants me reprochent « d’avoir voulu la guerre » ; d’autres, de ne l’avoir pas préparée. Beaucoup m’engagent à faire la paix. Quelques-uns me menacent de la révolution.

Page 309. — La note de la Commission porte qu’il a été décidé qu’elle serait communiquée au président de la République « chef des Armées et gardien suprême des grands intérêts du pays ». Je signale à Boudenoot ce qu’a d’équivoque l’expression « chef des Armées ». Elle laisse supposer que je puis donner des ordres, soit aux armées combattantes, soit aux administrations de la Guerre, alors que, comme tout chef d’État constitutionnel, je n’ai le droit d’agir que par l’entremise des ministres responsables. Boudenoot me répond que Léon Bourgeois lui-même a déjà présenté cette observation à la Commission, mais Henry Chéron s’est levé, qui a lu la Constitution et extrait cette phrase de l’article 3 : « Le président dispose de la force armée… » Cette citation a suffi ; la Commission, subitement édifiée, s’est inclinée et, à ce compte, elle pourrait tout aussi bien soutenir que le président est le chef de la diplomatie et même le chef de tous les ministres, puisque le texte porte, d’autre part, qu’il nomme aux emplois civils et militaires. La Commission a simplement oublié le dernier paragraphe du même article 3 : « Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre, » et aussi l’article 6 : « Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. Le président de la République n’est responsable que dans le cas de haute trahison. » Comment l’autorité ne serait-elle pas là où est la responsabilité ? Le roi d’Angleterre règne, mais ne gouverne pas. Le président de la République préside et ne gouverne pas. C’est l’A. B. C. du régime parlementaire. Je rends à Boudenoot la lettre qu’il m’apporte en le priant d’indiquer à la Commission que l’expression dont elle s’est servie me paraît inconstitutionnelle. Il écrit à Chéron pour l’inviter à venir me voir.


Volume vii.


Page 52. — Nous échangeons également quelques mots sur les rapports des pouvoirs publics en temps de guerre. Le roi des Belges me dit en souriant : « Ce qui complique un peu le métier des chefs d’État, c’est que, lorsque les choses vont bien, on en complimente les ministres et que, dès qu’elles vont mal, on s’en prend au souverain ou au président. » Le roi d’Angleterre m’a fait un jour, avec le même sourire, la même remarque.

Page 124. — Je n’ai pu dormir et je me suis levé de très bonne heure, inquiet de penser que le sort de la guerre allait peut-être se jouer aujourd’hui et tourmenté de ne presque rien savoir des conditions dans lesquelles s’engage la bataille. Je reçois cependant tous les jours, depuis bientôt trois ans, des lettres où je lis : « Vous qui êtes le chef du pays, vous qui pouvez tout, vous qui êtes le maître, vous n’avez qu’un mot à dire. » Pauvres gens, si peu accoutumés à la liberté et qui demain, si les choses tournaient mal, me rendraient logiquement responsable de tout !… L’autre jour, c’était Henry Chéron lui-même qui écrivait dans un rapport sur la loi Dalbiez qu’il appartenait au président de surveiller personnellement l’exécution des lois. Comment ? par quels agents ? sous quelle responsabilité ? Hier, c’était d’autres parlementaires qui se plaignaient de mes prétendus empiètements sur l’indépendance des ministres. En 1913, un jour que Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, avait cru devoir dire qu’il avait négocié « sous la haute direction du président de la République », Clemenceau s’était écrié : « Direction du président ? Hérésie, réaction, césarisme, horreur ! » Et, cette fois, Clemenceau n’avait pas tout à fait tort. « L’indépendance absolue des ministres, affirmait Ferry sous le 16 mai, est la conséquence de leur responsabilité. » Mais aujourd’hui, suivant les heures, on m’adresse successivement les deux reproches contraires. Qu’importe ! Je laisserai dire et je continuerai à faire ce que je dois.

Page 339. — Henry Chéron, sénateur, à qui j’ai demandé de venir me parler du rapport où il a mis en cause la présidence de la République, essaie de me démontrer qu’il n’a rien écrit de contraire à la Constitution. Je lui rappelle que je n’ai le droit d’agir que sous la responsabilité des ministres et que si je m’avisais de m’attribuer, en dehors d’eux, un pouvoir personnel, je ne tarderais pas à provoquer une crise du régime.

Volume viii.

Page 70. — Pallu de la Barrière qui a écrit récemment : « Nous avons un président de la République qui a des prérogatives élevées ; qu’il en use ! » reconnaît, avec un peu de confusion, que je n’en ai aucune.

Page 81. — Je réponds à Delpeuch qu’il se méprend tout à la fois sur les faits et sur mes moyens d’action. J’ajoute qu’il ignore, comme tout le monde, la dépense de travail et de volonté que je fais tous les jours vis-à-vis des ministres. J’ai fait le sacrifice, non seulement de ma vie, mais de ma popularité et de mon honneur même et je n’ai d’autre pensée que de travailler pour le mieux et d’aider à la victoire.

Page 92. — Situation douloureusement fausse que la mienne. Sembat en convient volontiers.

Page 119. — Le roi (des Belges), se plaint à nouveau à moi des difficultés de « notre métier ». « Quand j’agis, me dit-il, on me reproche de sortir de mon rôle et d’empiéter sur les droits du gouvernement. Quand je n’agis pas, on me reproche mon inaction. » Je lui réponds qu’en Angleterre, en Italie et en France, il en est de même.

Volume ix.

Page 189. — Albert Thomas m’a dit en plaisantant : « On s’adresse à vous sans cesse et ensuite on vous reproche d’intervenir dans les choses du gouvernement. »

Page 192. — D’après Julia du Temps, Jobert, socialiste, aurait aujourd’hui en séance publique à la Chambre parlé, en me visant, d’un génie malfaisant. Le mot est tombé et n’a pas été relevé. Mais voici de nouveaux exemples des attaques contradictoires dont je suis en ce moment l’objet. Doumer a dit à Julia : « Le président laisse tout faire, il n’agit pas assez par lui-même. » Fabre a dit à Julia : « C’est le président qui fait tout, jusqu’aux moindres nominations. »

Painlevé m’a envoyé à la signature un décret relevant Micheler de son commandement d’armée, conformément au désir exprimé par Pétain. J’ai dû signer, puisqu’on ne me laisse pas le droit de discuter les décisions de ce genre.

Page 270. — J’expliquerai sans peine que jamais un président de la République n’a pu avoir de véritables renseignements sur les fonds secrets.

Page 371. — Je dis à Clemenceau : « Voici le modus vivendi que je voudrais établir entre nous. Je vous dirai tout ce que je saurai et tout ce que j’en penserai. Je vous donnerai mes avis librement, vous déciderez ensuite sous votre responsabilité. »


Volume x


Page 40. — Les grandes difficultés se développent et de moins en moins, je suis renseigné et presque jamais consulté. Je vois officiellement passer les télégrammes des Affaires étrangères. En Conseil, je les signale aux membres du gouvernement qui ne sont au courant de rien.

Page 84. — Moi. — « Nous n’irons pas plus loin que Tours. Prenons le temps de réfléchir à tout cela, répliquai-je. Je ne suis pas d’humeur à partir.

Clemenceau. — « Oui, mais vous ne pouvez pas être pris par les Allemands ; vous représentez la France. Il faut que vous puissiez au besoin reconstituer un gouvernement ; moi, ce n’est pas la même chose.

Moi. — « Votre disparition serait plus grave que la mienne. Je ne me vois pas me séparant de vous. »

Page 137. — Clemenceau avait raison de me dire un jour : « Je suis populaire et vous ne l’êtes pas. » Comment le serais-je ? Tout le monde croit que c’est Clemenceau qui a sauvé Paris et les armées les 24, 25, et 26 mars. Mon action ne s’extériorise jamais. Je ne puis ni prononcer un mot, ni faire un geste. Je suis une âme sans corps. Si par malheur nous subissions une paix mauvaise ou médiocre, toute la honte en rejaillirait sur moi. Je dois ce sacrifice à la patrie.

Page 239. — Et moi, faute de responsabilité légale et de droit et d’action, je suis, de la part de tous, l’objet des allégations les plus fausses et des suppositions les plus fantaisistes.

Page 270. — Clemenceau : « C’est la logique du régime. Il ne faut pas s’en plaindre. La démocratie le veut ainsi. La Chambre est souveraine. Tous les jours, elle peut forcer le président de la République à signer des lois qu’il réprouve. »

Page 276. — En maintenant mes réserves personnelles, je suis donc forcé de signer ce détestable projet (Commission d’enquête de l’Aisne).

Page 380. — Lettre à Clemenceau : « Vous m’avez toujours reconnu le droit de vous exprimer mon opinion. Je n’ai pas abusé de ce droit, mais j’en ai usé parce qu’il était la contre-partie d’un devoir. En vous écrivant aujourd’hui avec une franchise qui n’avait, je crois, rien d’indiscret ni d’inconvenant, je voulais seulement vous mettre en garde contre une détermination qui n’est pas prise et que je considérerais comme néfaste, non seulement pour la France, mais pour vous-même.

Page 424. — Il est regrettable que ces questions (voyage du roi des Belges en France) aient été réglées en dehors du président de la République. Je trouve qu’on aurait pu me consulter. Il importe peu qu’on en fasse voir de grises au président de la République, mais ce qui est plus grave, c’est qu’on peut désobliger le roi des Belges.

Ainsi apparaît sous la plume parfois amère, mais toujours sincère de Poincaré, la situation du président de la République.

Sans doute, sa sensibilité, très grande sous des dehors plutôt froids et sévères, a-t-elle été mise à une rude épreuve au cours de la guerre, notamment lorsqu’en 1914 il dut séjourner à Bordeaux et lorsque au printemps de 1918 le gouvernement envisagea à deux reprises le départ de Paris, lors de la poussée allemande sur Amiens et de l’avance foudroyante au delà du chemin des Dames. On comprend qu’il ait ressenti avec une vivacité particulière en de telles heures les critiques qui montaient vers lui, alors que sa fonction lui interdisait toute action directe sur la marche des événements.

Il n’en reste pas moins que ses appréciations sont fondées dans l’ensemble. Je ne puis que les faire miennes, ayant connu comme lui, à la veille et au cours de la guerre, mêmes préoccupations, mêmes soucis, mêmes servitudes.

Beaucoup de ceux qui liront les pages ci-dessus en éprouveront sans doute quelque surprise. Hé quoi ! diront-ils, est-ce là le rôle dévolu au chef de l’État, à l’homme qui, au terme et en hommage d’une longue vie publique, s’est vu honorer du titre de « Premier citoyen » ?

Oui, il en est bien ainsi ; il n’en saurait être autrement. C’est la logique des choses avec une Constitution comme celle qui nous régit.

Il ne peut y avoir deux chefs responsables dans l’État. La responsabilité doit être là où est la souveraineté. C’est devant les Chambres élues par la nation souveraine que les ministres sont responsables solidairement de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. Le pouvoir s’exerce en fait par l’organe du président du Conseil.

L’irresponsabilité présidentielle n’est pas seulement une commodité, une fiction ; elle est une réalité, une nécessité.

Lorsque la France, prise dans son entité, a un rôle à jouer, c’est le président de la République qui la personnifie : réception des chefs d’État et des ambassadeurs, visite aux capitales étrangères, multiples manifestations de la vie intérieure : revues militaires et navales, cérémonies où sont magnifiés les lettres, les sciences et les arts, etc… Il représente la permanence au travers des gouvernements variables au gré des majorités parlementaires. En cas de crise ministérielle, faisant effort pour s’élever au-dessus des partis et pour interpréter sainement la volonté du pays affirmée par les votes des Chambres, il désigne le futur président du Conseil. En accord avec lui, il nomme les nouveaux ministres.

Ainsi seulement peut être aménagé suivant les principes de la Constitution de 1875 le jeu normal du régime parlementaire.

Est-ce à dire que le président est impuissant, qu’il n’est, suivant une plume irrévérencieuse quoique illustre, qu’un « soliveau » ?

Il n’en est rien. Comme l’a écrit Poincaré, par la légitime influence que lui donnent son titre et sa valeur propre, il jouit d’une grande autorité morale. À lui de s’en servir à bon escient.

Lorsqu’en mai 1932, au lendemain de la mort tragique du regretté Paul Doumer, j’entrai à l’Élysée après quelques heures seulement pour me préparer à cette grave détermination, je savais toutes les difficultés de ma tâche, ses grandeurs et ses servitudes. Sans évoquer mes entretiens de naguère avec Émile Loubet et Armand Fallières, j’avais trop vécu dans l’intimité de Poincaré au cours de ses sept années de présidence pour n’en être pas exactement informé. J’avais connu ses soucis, partagé ses inquiétudes, mesuré ses efforts constants mais discrets pour le bien de l’État. Je m’étais promis de suivre son exemple : faire abstraction de ma personnalité, négliger les critiques d’où qu’elles viennent, ne penser qu’à la patrie, porter sur ses intérêts généraux une attention vigilante. En même temps, j’avais la volonté, par une application constante, de me tenir au courant des événements essentiels de la vie intérieure et des vicissitudes de la vie internationale. La présidence du Conseil des ministres m’apparaissait non comme une pure formalité, mais comme un grand devoir dont l’accomplissement devait être entouré de toutes les garanties.

J’ai su après coup que certains ministres s’étaient plaints de la part excessive que je prenais aux discussions. Je n’ai jamais regretté d’avoir agi ainsi, puisque aussi bien mes interventions ne visaient qu’à conseiller et non à contraindre. Me rappelant les avis qu’avec tant de sagesse j’avais entendu émettre jadis par les présidents Fallières et Poincaré dans les gouvernements dont je faisais partie, je m’efforçai à leur exemple d’apporter dans les délibérations dominées parfois par des passions politiques un peu de cette pondération, de cette hauteur de vues, de ce souci de l’intérêt général indispensable à la bonne gestion des affaires publiques.

Dans la vie administrative courante, le rôle du président, quoique ignoré de tous parce qu’accompli dans le silence du Cabinet, peut être prépondérant. On a dit quelquefois qu’il n’est qu’une machine à signer. J’étonnerai peut-être en disant que je n’ai jamais mis ma signature au bas d’un décret sans l’avoir lu. Parfois, après m’en être entretenu avec le ministre intéressé, j’y ai fait apporter des modifications.

On a plaisanté, il est vrai, à l’occasion des nombreux décrets-lois approuvés dans une séance du Conseil des ministres et que manifestement je n’avais pu lire. La vérité est qu’en Conseil les ministres faisaient un exposé général des décrets. On me les présentait ensuite à mon Cabinet ; j’employais à les revoir l’après-midi, la soirée et, s’il le fallait, la nuit.

La question du haut personnel des Administrations retenait toute mon attention.

Un jour, le ministre des Travaux publics me soumit une série de décrets qui bouleversaient son Administration centrale en appelant aux plus hautes fonctions des hommes peu qualifiés par leur passé, d’après moi, pour les remplir. Ayant occupé au début de ma carrière un emploi d’ingénieur de l’État, très au courant de ce qui se passait dans cette maison si bien ordonnée du boulevard Saint-Germain, averti d’ailleurs par les représentants des associations de personnel du fâcheux effet qu’allait produire telle ou telle nomination, je fis venir le ministre. Je lui expliquai en toute sincérité ma façon de voir ; je l’appelai à réfléchir, lui indiquant d’ailleurs que si, sous sa responsabilité, il maintenait ses propositions, je les approuverais. Le lendemain, il m’apportait de nouveaux projets de décrets inspirés de mes conseils de la veille dont il me remerciait.

Une autre fois, le ministre des Colonies me fit part de son intention de nommer à la direction d’une de nos grandes colonies un fonctionnaire qui, quoique ayant de beaux états de service, me paraissait insuffisamment qualifié pour un poste aussi délicat. Je lui montrai que ce choix n’était pas le plus judicieux qu’il pût faire. Il voulut bien en convenir et envoya à ma signature un décret portant sur une autre personnalité et qui eut mon approbation.

Dans une période où les considérations politiques tenaient une trop grande place à mon gré, le gouvernement avait pris la décision d’éloigner de la résidence générale du Maroc un homme qui, par sa forte personnalité, avait su maintenir l’ordre dans le protectorat. Je fis obstacle à son départ jusqu’au jour où on voulut bien lui donner pour successeur quelqu’un élevé à l’école de Lyautey, contre lequel je n’avais aucune objection à formuler.

Autre exemple encore. Le courrier du ministère des Finances m’apporta un jour un projet de décret organisant au cœur dudit ministère un comité formé de représentants du personnel qui devait se réunir régulièrement à jour dit, toutes les semaines, même sans que rien fût porté à l’ordre du jour ; il avait pour mission d’examiner des questions qui à mon sens ne pouvaient échapper à l’autorité supérieure sans organiser le trouble et l’indiscipline. Au cours d’un entretien avec le chef de Cabinet qui, appartenant à la Cour des Comptes, était imbu des principes d’ordre, je n’eus pas de peine à le persuader que ce décret soulevait des critiques sérieuses. Le lendemain, le projet me revenait avec les modifications que j’avais suggérées. Je dois dire que, quand plus tard, après le changement de gouvernement, voulant replacer sous mes yeux les pièces suggestives de ce petit dossier, j’en fis demander la communication, on me répondit qu’il avait disparu.

Je pourrais citer de nombreux cas du même genre. Comme ces tractations se passaient dans le silence du Cabinet, elles restaient inconnues.

Une situation délicate pour le président, une servitude, si je puis dire, se présente lorsqu’il n’est pas en accord avec la politique suivie par le gouvernement.

Il en est plusieurs exemples. Sans évoquer les conditions dans lesquelles Casimir-Périer et Alexandre Millerand quittèrent la présidence après démission, je me rappelle certaines confidences que me fit naguère Émile Loubet. À ses intimes il ne cachait pas sa mauvaise humeur en présence de certaines mesures prises par le ministère Combes dans le domaine religieux où il apercevait des menaces pour le maintien de la paix publique.

Plus récemment, on a connu les démêlés de Poincaré et de Clemenceau. Certes les deux hommes étaient également patriotes ; c’est à qui des deux apporterait le plus d’ardeur à la conduite de la guerre et au salut de la patrie en danger. Mais ils y tendaient par des moyens et dans des esprits différents, reflets de leurs tempéraments personnels si dissemblables. Que de fois, ministre du Blocus dans le Cabinet Clemenceau, ai-je été le témoin de ces heurts ! Ils se traduisaient par des échanges de lettres qui eussent singulièrement affecté le moral du pays si on les avait connues à l’époque.

J’ai compris ce jour-là combien était délicate la position du chef de l’État. Avec un président du Conseil de la trempe de Clemenceau il lui fallait en dernière analyse baisser pavillon et se rallier. Qu’on veuille bien relire dans les divers Mémoires parus sur cette époque les discussions épiques qui mirent aux prises ces deux hommes à l’occasion de la nomination de tel ou tel grand chef, de telle ou telle opération militaire, et surtout lors de la préparation du traité de paix.

Dans le domaine de la politique intérieure, j’ai eu, au cours de mes huit années de présidence, ma part de soucis.

Certes, les membres des nombreux gouvernements qui se sont succédé de 1932 à 1940 ont toujours été à mon égard très corrects et très déférents. J’ai entretenu avec eux les meilleures relations personnelles ; toutes les fois qu’un événement fait de tristesse ou de joie s’est produit dans leur famille ou dans la mienne, nous avons toujours trouvé les uns pour les autres des résonances où s’accusait une grande cordialité. Mais dans la conduite des affaires, il y a eu parfois des contrariétés.

Notamment après les élections de 1936, la politique du « Front populaire », avec ses outrances et ses excès, ne s’accordait pas avec mes idées de toujours.

Convaincu que le maintien de l’ordre dans la rue était indispensable à la prospérité du pays, je ne pouvais me résoudre à certaines pratiques, notamment à la formation de cortèges désordonnés qui parfois traversaient des quartiers entiers de Paris, avec un accompagnement de chants séditieux et de poings tendus. On attendait dans une demi-anxiété la tombée de la nuit, heureux quand la journée se terminait sans incidents.

Que dire aussi des occupations d’usines, de cette triste période où l’on sentait dans l’air comme une folie collective à laquelle l’autorité désarmée ne savait pas mettre un frein nécessaire !

Dans l’Économie et les Finances, je ne pouvais accepter davantage certaines théories en cours ; j’étais bien assuré par avance — l’avenir l’a amplement démontré — qu’elles entraînaient le pays dans des voies désastreuses : désordres budgétaires, inflation, dévaluation de la monnaie.

Des lois sociales également n’avaient pas mon adhésion, telle la loi des quarante heures. Pas une fois je n’ai été appelé en Conseil des ministres à signer un des nombreux décrets pris en application de cette loi sans faire observer aux membres du gouvernement que l’apposition de ma signature n’emportait pas mon adhésion morale.

Non pas, certes, que je fusse opposé au principe de la loi. La réglementation de la durée du travail dans une démocratie bien ordonnée est une tâche nécessaire. À diverses reprises, j’ai manifesté ma sympathie pour elle en présidant, assisté du sympathique sous-secrétaire d’État Léo Lagrange, tombé glorieusement sur les champs de bataille du Nord, des cérémonies organisées pour la mise en œuvre des loisirs ouvriers.

Mais je trouvais prématurée cette initiative de limitation du travail français au moment où l’Allemagne déployait dans ses usines de guerre une grande activité, portant la durée hebdomadaire du travail à soixante heures et quelquefois plus. Qui sait combien de tanks et d’avions nous ont manqué de ce fait en 1940 !

Que pouvais-je faire ? Sans doute démissionner. J’y ai pensé après les élections de 1936, au lendemain de la constitution du nouveau gouvernement. Après avoir accompli mon devoir constitutionnel en appelant au pouvoir le ministère que commandait la récente consultation populaire, je me suis demandé si ma conscience ne me conseillait pas de me retirer. Je puis dire ici — c’est la première fois que j’en fais l’aveu — que j’y ai très sérieusement réfléchi. Il n’était pas difficile d’apercevoir les voies mauvaises où le peuple français venait de s’engager et les conséquences fâcheuses qui en devaient résulter pour lui. Quelle tentation de se décharger des responsabilités du pouvoir dans un pareil moment et de revenir plus tard en triomphateur quand les événements vous ont, hélas ! donné raison.

Après mûre délibération, j’ai pensé que le devoir me commandait de rester. Si j’étais parti, l’Assemblée nationale n’aurait pas manqué d’élire un nouveau président pris au cœur de la nouvelle majorité. J’avais l’illusion de penser que ma présence pourrait empêcher certains abus, refréner certains excès. Je restai.

Dès lors, commença pour moi une période difficile. À plusieurs reprises, je dus intervenir avec force auprès des membres du gouvernement pour les amener à reconsidérer et à amender leurs décisions antérieures.

Un matin, le président du Conseil et le ministre de l’Air vinrent m’informer qu’on allait envoyer des armes en Espagne au service de l’armée gouvernementale. Je protestai contre un tel projet.

La France ne devait pas prendre parti dans la politique intérieure des autres pays ; d’ailleurs, elle n’avait pas trop de ses réserves d’armement pour elle-même ; ce serait porter atteinte à la défense nationale que d’en distraire une partie au service de l’étranger. J’obtins que cette mesure fût suspendue jusqu’au retour du ministre des Affaires étrangères qui se trouvait alors à Londres et jusqu’à examen en Conseil des ministres.

Après une longue discussion, le Conseil s’opposa à l’adoption de la mesure d’abord envisagée. On a accusé plus tard les autorités françaises d’avoir envoyé des armes au delà des Pyrénées. Je n’en crois rien. En tout cas, si cela eut lieu, ce fut contre la volonté nettement exprimée et constamment affirmée par le gouvernement.

J’évoque aussi ces jours si tristes du printemps de 1937 où une sorte de folie s’emparait des esprits. Les principales usines de la banlieue parisienne étaient occupées ; les ouvriers de l’Exposition, qui auraient dû redoubler d’activité pour permettre l’ouverture à la date fixée de la grande manifestation internationale, faisaient grève sur le tas, à telle enseigne que le directeur général Edmond Labbé venait me remettre un matin sa démission, que je refusai d’ailleurs. On eût dit, pour reprendre une phrase de mon compatriote lorrain Maurice Barrès « que, ignorant les principes de mort qu’il y a dans tous les ordres d’activité dès que manque une discipline, nous ayons épuisé les agréments de la folie et les attraits du désordre ».

Il y avait à ce moment-là au ministère de l’intérieur un homme pour lequel je ressentais une sympathie réelle bien que je ne le connusse pas particulièrement. Je le fis venir et je lui dis, mettant les mains sur ses épaules dans un geste que je voulais à la fois confiant et impératif :

— Voyons, mon cher Ministre, vous, un homme du Nord qui avez connu les douleurs de l’invasion, vous aimez votre pays.

— Oui, certes, me répondit-il.

— Eh bien ! repris-je, il faut le sauver : vous voyez dans quel état il est. Vous êtes encore mieux renseigné que moi. Vous savez que nous sommes exposés à bien des folies. On parle de l’occupation des ministères, que sais-je encore ! Vite, alertez toutes les forces de police qu’il faut, et que cela cesse ; il n’y a pas une heure à perdre.

Une réunion de plusieurs membres du gouvernement se tint au ministère de l’intérieur jusqu’à une heure avancée de la nuit. De nombreux pelotons de police mobile occupèrent les bâtiments publics de la capitale. Le lendemain, au réveil, tout rentrait dans l’ordre ; Paris avait retrouvé le calme.

Autre exemple encore. En août 1938, après avoir inauguré le théâtre antique de Vienne restauré et présidé en Avignon de magnifiques fêtes provençales, je vins me reposer quelques jours au vieux château de Lesdiguières, à Vizille, dans l’Isère. Si agréable que fût le site, ma pensée ne pouvait pas s’abstraire de l’examen des événements internationaux dont les télégrammes venus de nos postes à l’étranger m’apportaient l’écho chaque matin. J’étais préoccupé notamment des insuffisances de travail constatées dans nos usines. Je m’affligeais à la pensée qu’elles allaient fermer leurs portes simultanément pendant quinze jours, alors qu’au delà de nos frontières, en Allemagne notamment, on travaillait à force.

J’écrivis au président du Conseil une lettre pressante, lui demandant de trouver un remède à cette situation tragique. Je lui conseillai même, sentant bien la gravité de ma demande au regard de la situation politique intérieure, d’entrer en relation avec les chefs du parti socialiste et de les rallier aux mesures que je jugeais indispensables à la sécurité du pays. Dans les jours suivants M. Daladier, conscient de son devoir, prononça un discours qui fit quelque bruit. Il y affirmait sa volonté de mettre au point certaines questions concernant la durée du travail pour répondre à des nécessités de la production. Cette initiative eut d’ailleurs le résultat de provoquer la démission de deux ministres. Je me réveillai donc un matin avec cette nouvelle préoccupation d’un gouvernement à compléter. Je me mis aussitôt en communication téléphonique avec le président du Conseil, lui annonçant mon départ immédiat pour Paris. « Inutile de vous déranger, me répondit-il, j’ai pourvu au remplacement de mes deux collaborateurs. Vous trouverez au courrier de demain les deux décrets à signer. »

je pourrais multiplier les exemples d’interventions analogues qui, quoique ignorées, ont eu pourtant des répercussions importantes sur la marche des affaires publiques.

Faut-il, dans les études qui peuvent être entreprises en vue d’améliorer la Constitution, s’efforcer de réserver une place plus grande au chef du Pouvoir exécutif et de lui assigner un rôle effectif plus en rapport avec l’éminente dignité de sa fonction ?

Je le crois souhaitable. Est-ce possible ? L’entreprise est difficile.

Sans doute on peut, allant à l’extrême, imaginer une organisation politique où les deux fonctions de chef de l’État et de chef du gouvernement sont confondues, comme dans la Constitution des États-Unis.

Il ne semble pas que la France puisse s’accommoder d’un régime comportant, comme dans la grande république américaine, le plébiscite pour la désignation du chef de l’État, non plus que la responsabilité des ministres devant ce dernier, en dehors même des Chambres. Le régime parlementaire actuel est entré trop profondément dans nos mœurs pour subir une transformation aussi radicale.

Il n’en est pas moins intéressant de noter que la Constitution américaine a le grand avantage d’assurer au Pouvoir exécutif une continuité inconnue hélas ! chez nous avec nos changements fréquents de ministères. En général les ministres aux États-Unis restent en fonction pendant les quatre années de la même présidence. On peut même noter à l’heure actuelle que des membres du gouvernement sont au pouvoir depuis douze ans. Quelle garantie pour une bonne gestion des affaires publiques !

On ne saurait d’ailleurs prétendre que ces avantages sont obtenus au détriment de la liberté des citoyens, les États-Unis étant l’un des pays où la démocratie est le plus en honneur.

À noter au passage que la réunion des deux hautes fonctions sur la tête d’une même personne avait été également réalisée dans la Constitution provisoire du gouvernement de Vichy. Mais cette disposition ne comportait pas que des avantages puisqu’on en était bientôt revenu au dédoublement de la fonction : un chef de l’État et un chef du gouvernement, le second responsable devant le premier, puisque aussi bien les deux Chambres étaient en sommeil.

En fait, c’est dans le cadre de la Constitution actuelle qu’il faut s’efforcer de résoudre le problème posé.

Aussi bien, la défaite de l’Allemagne et la fuite des collaborateurs ont pour première et heureuse conséquence de rendre vie à la Constitution de 1875. C’est en revenant à une application plus stricte des lois qui la constituent, en remettant en honneur les principes qui sont à sa base, en la dégageant des déformations que lui ont fait subir à la longue des pratiques abusives, conséquences presque fatales des faiblesses humaines, qu’on restaurera un régime plus sain, plus ferme, plus digne de servir de cadre politique à la France de la victoire.

Une bonne partie des désordres survenus dans la vie intérieure de la France depuis une vingtaine d’années est due à un fonctionnement défectueux de la Constitution caractérisée surtout par un empiètement du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, parfois même sur le pouvoir judiciaire.

On pourrait en citer bien des exemples.

Au lendemain des élections générales de 1932, il y avait à la Chambre une majorité très nette de gauche. Le ministère Herriot, formé au début de la législature, était son émanation directe. Il semblait qu’il fût assuré d’une longue durée. Déjà je me félicitais de n’avoir pas à intervenir de sitôt pour pourvoir à son remplacement.

Or, quelques mois après, sur la question des dettes américaines, il devait se retirer. Ce fut ensuite la cascade des ministères présidés par MM. Daladier, Paul-Boncour, Chautemps, Albert Sarraut, appartenant tous au parti radical-socialiste. Aussi bien, la majorité de la Chambre ne comportait pas d’autre gouvernement. Pourquoi, dès lors, la Chambre contraignait-elle par ses votes à ces changements de ministère où l’on voyait réapparaître à peu près les mêmes hommes ? De là un mécontentement bien naturel et une mauvaise humeur qui allaient se manifester notamment dans les tristes journées de février 1934.

Dans un régime parlementaire bien ordonné, à une majorité politique déterminée comme celle de 1932 aurait dû correspondre une formation gouvernementale permanente assurant pendant plusieurs années la continuité dans la conduite des affaires publiques.

Que faire pour parvenir à un tel résultat ?

Il faudrait d’abord modifier les habitudes de travail et le règlement intérieur de la Chambre : abandonner les fâcheuses séances de nuit où se développe une agitation peu propice à la bonne tenue des discussions et au sérieux des votes ; ne contraindre un ministère à se retirer qu’après un débat de politique générale faisant apparaître un désaccord foncier entre le gouvernement et la majorité de l’Assemblée et non sur un vote secondaire à l’occasion d’un amendement sans importance ; limiter le rôle des commissions parlementaires à l’examen des projets de lois sans en faire des organes de surveillance permanente de la vie des ministres dont l’action est ainsi en partie paralysée, etc., etc…

Les Chambres ne doivent pas siéger en permanence, poursuivre pendant de multiples séances des débats qui eussent gagné à être plus brefs, discuter à tout instant des interpellations s’appliquant à des sujets secondaires. Je me rappelle qu’en juillet 1911, au moment de la constitution du Cabinet Caillaux dont je faisais partie comme ministre des Colonies, le budget de l’année en cours n’était pas encore voté. Quel exemple de laisser-aller, d’abandon ! Sur chaque chapitre et chaque article des divers budgets, un grand nombre d’orateurs intervenaient, la plupart du temps d’ailleurs en faveur d’augmentations de dépenses. Il faut revenir à une notion plus saine. Le Parlement doit consentir les dépenses, mais celles-là seulement que le gouvernement a jugées nécessaires.

Il faudrait également, comme dans d’autres pays à régime parlementaire, faciliter le mécanisme de la dissolution dans le jeu normal de la Constitution. Elle devrait résulter d’un accord entre le ministère et le président de la République mieux placé que quiconque pour apprécier la situation politique véritable du pays. Ainsi se trouveraient par surcroît renforcés sur un point essentiel les pouvoirs du chef de l’État.

Je ne parle pas des modifications à apporter au mode électoral en vue de faire de l’élu le véritable représentant des intérêts généraux du pays et de le libérer des servitudes locales qui souvent faussent son jugement.

Il conviendrait aussi, dans la formation des ministères, d’en revenir à des méthodes plus saines que celles pratiquées dans ces dernières années.

Quand j’étais jeune député, vers 1900, la constitution des gouvernements était entourée d’une certaine dignité. Après la consultation des présidents des Chambres et de quelques chefs de parti, le chef de l’État faisait appeler la personnalité à laquelle il allait confier la mission de former le Cabinet. Après un échange de vues sérieux et prolongé, le futur président du Conseil rentrait chez lui. Sans se laisser troubler par des interventions importunes autant qu’intéressées, il conférait avec ses futurs collaborateurs et en arrêtait en général la liste dans des délais assez courts.

Quelle différence avec les pratiques plus récentes peu dignes du grand acte qu’est la formation du gouvernement !

L’éventuel président du Conseil, après sa désignation, se rend chez lui ou à son ministère, s’il faisait partie de l’ancienne combinaison.

Aussitôt, une agitation désordonnée emplit les cours et jusqu’aux antichambres de l’immeuble. Des photographes, des caméras s’installent. On guette les hommes politiques entrant et sortant. On leur prend des interviews. En même temps, les groupes et sous-groupes parlementaires se réunissent ; on y discute les choix éventuels, on jette l’exclusive sur tel ou tel. L’infortuné président voit son œuvre menacée à mesure qu’il l’édifie. Les heures passent, de jour et de nuit ; on s’énerve et quand, à la première heure du troisième ou du quatrième jour, le président du Conseil, épuisé par les veilles et les soucis, vient rendre compte de ses démarches, on s’aperçoit que le résultat auquel il est parvenu ne répond pas à ce qui avait été convenu avec le chef de l’État ; la combinaison a dévié en cours de formation ; par surcroît, elle comporte un nombre de ministres et de sous-secrétaires d’État supérieur aux nécessités. Pour mettre un terme à la crise qui a déjà trop duré, on en reste là. Est-il besoin de dire que les considérations de personnes et de partis avaient tenu une place excessive dans ces longues négociations !

J’ai même vu le cas où un candidat évincé venait protester auprès de moi au lendemain de la constitution du ministère. Il me démontrait que les affaires de la France ne pourraient prospérer si on ne créait pas tel ou tel sous-secrétariat d’État nouveau dont, bien entendu, il serait le titulaire.

J’en fais l’aveu. De telles habitudes provoquaient chez moi une véritable nausée. Comment un gouvernement né dans des conditions si troubles, si désordonnées, pouvait-il présider en toute dignité aux destinées du pays ?

Il faut que ces pratiques, et d’autres que je pourrais dénoncer, cessent. Il faut revenir à des méthodes plus saines. L’avenir de la République est à ce prix.

Le point crucial de la réforme est là : faire que chaque pouvoir exerce son activité dans le domaine que lui a réservé la Constitution sans empiéter sur le voisin. Entre le régime temporaire de Vichy où la volonté de la nation ne pouvait plus s’exprimer, où on avait le sentiment qu’un grand nombre de décisions, issues de l’autorité arbitraire de quelques hommes, étaient manifestement contraires à cette volonté et le régime d’avant 1940, où le pouvoir parlementaire s’ingérait abusivement dans des domaines où il n’avait que faire, il faut trouver un juste milieu.

Oui certes, le gouvernement doit, dans sa constitution et la politique générale qu’il poursuit, être en accord avec la majorité parlementaire. Mais il lui faut en même temps pouvoir mener son activité quotidienne en toute indépendance, quitte à répondre ensuite de ses actes.

Il m’est advenu plusieurs fois de suggérer au président du Conseil de prendre telle ou telle mesure qui, comme à moi-même, lui paraissait opportune. Cependant il ne pouvait s’y résoudre, redoutant une interpellation qui, pour une conjonction inattendue d’oppositions diverses, risquait de le mettre en difficulté.

Libération d’une emprise trop étroite des électeurs sur les élus en vue de rendre aux votes de ces derniers une plus grande indépendance, renforcement du pouvoir exécutif, restauration de l’autorité, telles sont les réformes essentielles à réaliser. Chacune d’elles améliorera le fonctionnement de la Constitution de 1875 en fortifiant le rôle dévolu au chef de l’État dans sa fonction de chef du Pouvoir exécutif, et en mettant un terme à l’instabilité ministérielle, ce mal dont souffre notre système parlementaire actuel.

On objecte quelquefois que le président n’use pas des pouvoirs qui lui sont dès maintenant dévolus : droit de message, droit de veto suspensif, etc.

Même l’exercice de ces droits ne va pas sans difficultés. J’en voudrais donner quelques exemples.

Lorsque, après les douloureux événements du 6 février 1934, les Chambres reprirent leurs séances, je jugeai convenable de leur adresser un message.

Rappeler aux élus les devoirs essentiels envers la patrie, condamner les excès des partis conduisant à la guerre civile, exhorter les citoyens aux rapprochements qui s’imposent, c’était bien là le rôle du chef de l’État.

Je rédigeai donc un appel aux Chambres dans les termes ci-après :

« La France traverse un moment critique. Un conflit redoutable s’est élevé entre certains de ses fils. Au lendemain de ces heures douloureuses, elle éprouve un besoin impérieux de détente et d’apaisement.

« Répondant au secret désir de tous, M. le président Gaston Doumergue a bien voulu mettre à son service la haute autorité morale qu’il tient de sa grande expérience des affaires et de son absolu dévouement à la République. Il a groupé autour de lui une élite d’hommes rompus de longue date aux tâches les plus délicates et qu’anime dans un magnifique élan d’union le désir de bien servir.

« M’adressant aux représentants du pays, je leur demande d’aider loyalement le nouveau gouvernement, d’oublier pour un temps leurs divisions, d’incliner momentanément devant l’intérêt supérieur de la patrie leurs préférences personnelles et de s’en tenir au patrimoine commun d’idées, de sentiments et d’aspirations qui sont au cœur de tous les Français.

« Il ne saurait être question de porter atteinte aux libertés républicaines ni aux principes de saine discussion qui ont fait la force et la gloire de nos institutions parlementaires. Il s’agit seulement de renoncer aux discussions stériles qui ne peuvent qu’ébranler la stabilité politique nécessaire au bien public.

« L’œuvre qui s’impose à vous est complexe. Il faut tout à la fois rétablir le calme, la confiance et l’espoir dans les esprits et dans les cœurs, purifier l’atmosphère par l’exercice d’une justice sévère et le rétablissement d’une probité exemplaire, redresser définitivement une situation financière en souffrance, revivifier l’activité économique, rendre à la France de la Victoire sa juste place dans les négociations internationales.

« Messieurs, la patrie vous adresse un pressant appel.

« Je suis assuré que vous saurez l’entendre et qu’en lui restituant sa noble figure dans le calme et la dignité de vos délibérations, vous l’acheminerez vers des jours meilleurs.

« Le pays anxieux met en votre sagesse son suprême espoir. »


Je communiquai ce texte au président du Conseil à qui il appartenait de le lire à la tribune des Assemblées. M. Gaston Doumergue en donna connaissance aux membres du gouvernement réunis en Conseil de Cabinet. Ils approuvèrent l’esprit dans lequel était rédigé mon appel ; mais ils jugèrent préférable de ne pas le rendre public pour ne pas paraître, par la solennité de la formalité d’un message, dramatiser la situation.

M.  Doumergue, pour qui j’avais une considération particulière parce qu’il avait été à l’Élysée mon éminent prédécesseur et qu’il avait bien voulu quitter sa paisible retraite de Tournefeuille pour reprendre les charges du pouvoir, me communiqua cet avis qu’il faisait sien. Pour éviter toute apparence de conflit, je n’insistai pas.

En une autre circonstance, à la veille des élections générales de 1936, l’idée m’était venue de parler un soir à la radio comme le faisaient à tour de rôle les chefs de parti. Sans doute, le fonctionnement normal du régime parlementaire s’accommodait-il de ces appels adressés chaque jour au pays.

Une lutte ardente était engagée. Les souvenirs encore vivants de février 1934 animaient les passions. N’appartenait-il pas au chef de l’État placé au-dessus des partis, dégagé de ces passions, de rappeler aux citoyens qu’ils sont tous enfants d’une même patrie, solidaires dans le bonheur et le malheur, qu’ils doivent se faire des concessions, avoir des égards les uns pour les autres, sinon ils risquent de se blesser et de se préparer des lendemains difficiles ?

Je rédigeai un projet d’appel aux Français dans les termes ci-après :

« Vous allez être appelés dans quelques jours à élire vos représentants à la Chambre des députés. Ce n’est dramatiser en rien la situation présente de dire que rarement période électorale s’est ouverte et poursuivie dans des conditions semblables à celles où nous nous trouvons aujourd’hui.

« Au dehors s’accomplissent des événements qui peuvent être gros de conséquences pour l’avenir. À l’intérieur, divers soucis nous assiègent, d’ordre financier, économique et social.

« Comment, dans l’agitation dont s’accompagne fatalement une consultation électorale, venir à bout de telles difficultés et amorcer un de ces redressements dont notre pays a si souvent donné l’exemple dans le passé ?

« Je veux, bien entendu, dans la méditation de quelques instants à laquelle je vous convie, me placer au-dessus des partis. Ainsi l’exige ma fonction. Mais elle me fait aussi une obligation de penser à la France et à la République ; c’est dans ce double dessein que j’ai voulu m’adresser à vous ce soir.

« Notre pays, le fait n’est pas contestable, traverse une crise caractérisée par un manque de confiance en lui-même et une sorte de désenchantement.

« Les causes en sont multiples. À la base se trouve le ralentissement de l’activité économique qui, succédant à une période de grande euphorie, a produit des ravages dans le monde de la production et du travail à tous les degrés de l’échelle sociale. Pour aider le pays à venir à bout de ces difficultés, il eût fallu un gouvernement stable, fort, s’appuyant sur une majorité résolue, établissant un plan d’action vigoureux et en poursuivant l’exécution avec continuité.

« S’il est vrai de reconnaître qu’un immense effort a été accompli au cours de la dernière législature, c’est à travers des changements d’orientation et au milieu de péripéties qui n’ont pas apporté un résultat aussi substantiel que celui qu’on pouvait attendre.

« Par surcroît, des scandales ont éclaté qui ont jeté le trouble dans les esprits. À lire chaque matin dans la presse où ils s’étalaient complaisamment les récits auxquels ils donnaient lieu, les honnêtes gens, qui sont l’immense majorité, se sont pris à douter.

« Enfin, à une heure particulièrement douloureuse, des passions mauvaises se sont fait jour, des troubles graves ont éclaté et l’on a vu, depuis, à l’occasion de fêtes et de commémorations où jadis communiaient ensemble tous les enfants de la patrie, se constituer des cortèges divers parcourant dos à dos des itinéraires différents.

« C’est tout cela qui a provoqué un malaise grave, une préoccupation persistante, un accès d’amertume, pour ne pas dire de découragement.

« La France, justement fière d’un passé séculaire, encore auréolée de la victoire de 1918, marquée par toute son histoire pour la défense des idées libérales devant le monde, saura-t-elle opérer le redressement nécessaire et trouver les voies d’une rénovation morale que commandent les circonstances ?

« La parole vous est donnée. Il vous appartient d’en décider. Vous y parviendrez si, dans la libre expression d’une pensée réfléchie, il vous convient de vous inspirer des intérêts supérieurs et permanents de la patrie.

« D’abord il faut reprendre confiance. La foi dans l’avenir est une vertu civique. L’action que n’accompagne pas l’espérance reste inefficace. La meilleure manière d’amener le triomphe du mieux est encore d’y croire au lieu de s’abandonner à je ne sais quel pessimisme destructeur de volonté et d’énergie. »

Après avoir montré que, dans les domaines des finances et de l’économie, de grandes améliorations avaient été déjà réalisées, je concluais en disant :

« Aussi bien la France n’a-t-elle, pour garder un bon moral et se soustraire aux accès d’humeur qu’une sotte manie de dénigrement développe parfois chez elle, qu’à considérer l’œuvre accomplie depuis la guerre dans des conditions pourtant bien sévères.

« Alors qu’elle avait perdu près de 1 500 000 de ses meilleurs enfants et subi sur une partie importante de son territoire une destruction effroyable, elle a su d’abord réparer ces dommages, faire renaître la vie dans ses dix départements dévastés, y ranimer ses industries détruites, rendre au sol sa belle fertilité et cela pour la plus large part avec ses ressources propres.

« Elle a établi le long d’une frontière menacée un système de fortification qui représente le travail le plus considérable dans ce genre qui ait jamais été dressé sur un point quelconque des continents. Elle a perfectionné son équipement dans divers domaines : habitation, distribution d’eau et d’électricité, outillage des ports.

« Associant la puissance de ses chantiers navals, la science de ses ingénieurs et l’habileté de ses artistes, elle a construit le navire le plus grand, le plus rapide, le plus beau ; son arrivée l’été dernier à New-York a suscité dans la grande république américaine un enthousiasme dont il faut avoir recueilli les échos sur place pour en mesurer l’ampleur.

« Enfin la France, à son actif, a le Maroc ; il n’est que d’entendre les appréciations élogieuses portées sur cette belle création par d’éminents hommes d’État étrangers pour en concevoir un juste orgueil.

« J’ai voulu, mes chers concitoyens, à la veille de la période où vont se discuter devant vous les intérêts du pays, évoquer quelques-unes des grandes questions liées à son avenir et qu’il faut avoir présentes à l’esprit dans un pareil moment.

« Puissiez-vous, dans la diversité des partis auxquels vous appartenez, garder à cette consultation une haute tenue qui déjà marque en sa faveur et aussi, dans les controverses auxquelles elle donne lieu, placer hors de toute discussion les principes sur lesquels reposent la grandeur et l’indépendance de la patrie. »


Sans doute cet appel était-il relativement modéré. Il n’avait pas les couleurs voyantes des exposés faits à la radio par les chefs de parti. Je pensai pourtant — peut-être n’était-ce qu’une illusion — que ces propos de raison tombant au milieu des agitations de la place publique pouvaient n’être pas sans effet.

Je communiquai mon projet au président du Conseil. Il voulut bien me dire qu’il lui paraissait la sagesse même, mais que si habilement rédigé qu’il fût, il ne manquerait pas de susciter des polémiques.

Telle phrase apparaîtrait comme une critique des uns ; d’autres revendiqueraient à leur profit tel autre passage. Il me conseillait donc de m’abstenir pour ne pas mêler ma fonction et ma personne à la lutte des partis. Les souvenirs du discours prononcé à Évreux par le président Millerand à la veille des élections législatives de 1924 flottaient encore dans l’air.

Mon élan était brisé. Ne voulant pas attirer de nouveaux soucis au gouvernement qui en avait déjà sa part, je renonçai à mon projet.

Enfin, au moment de quitter Vichy en juillet 1940, j’avais désiré faire mes adieux à la nation après l’avoir fidèlement servie pendant huit années. Quand je demandai aux services de la radiodiffusion de m’accueillir à un jour déterminé, on m’opposa avec mille formes de regrets des difficultés matérielles et techniques. Je ne suis pas persuadé qu’elles existassent ; mais comme il s’agissait d’une satisfaction personnelle plus que d’un intérêt national, j’abandonnai mon projet.

J’indique d’ailleurs que mon message se flattait d’être, dans les heures si douloureuses que traversait alors la France, un appel à la confiance et à l’espoir plutôt qu’un cri de découragement et de tristesse. Il se terminait ainsi :

« Quand je suis né, à l’été de 1871, mon petit village lorrain de Mercy-le-Haut était comme aujourd’hui compris dans une zone occupée par l’Allemagne (on sait que plusieurs départements de l’Est furent occupés jusqu’en 1873, date du versement intégral de l’indemnité de guerre). Depuis, par la volonté et le courage de nos pères, la France a connu maints jours de bonheur et de gloire.

« Serions-nous moins vaillants et moins fortunés qu’eux-mêmes ?

« L’histoire est un éternel recommencement.

« En avant et haut les cœurs ! »

Cri d’espérance que les événements devaient justifier par la suite.


FIN