Témoignages et souvenirs (Ségur)/La Grande-Trappe de Mortagne

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TÉMOIGNAGES
ET
SOUVENIRS


I

LA GRANDE-TRAPPE DE MORTAGNE.


La campagne que j’habite une partie de l’été, durant les trop courts loisirs que me laissent mes devoirs, est voisine du monastère de la Trappe de Mortagne, vulgairement appelée la Grande-Trappe parce que l’abbé de cette maison est supérieur de toutes les autres.

Laissez-moi d’abord vous dire quelques mots de cette chère campagne que j’aime comme le passé qu’elle me rappelle. Là s’est écoulée une partie de mon existence là j’ai vécu ces douces années de l’enfance, dont le charme n’est surpassé par aucune des joies de la vie ! Là chantent, dans le lointain de mon cœur, mille doux souvenirs ! Cette campagne, c’est pour moi la famille, c’est la réunion des frères et des sœurs, c’est le nid aujourd’hui abandonné par les oiseaux voyageurs qui n’y reviennent plus qu’à de longs intervalles, prenant à peine le temps d’y reposer leurs ailes.

Je connais tout ce pays comme on connaît un vieil ami d’enfance : je connais ses habitants au milieu desquels j’ai été élevé, qui ont grandi avec moi, et dans lesquels plus qu’en moi-même, peut-être, je me vois et je me sens vieillir. Je connais tous ses arbres, tous ses chemins, toutes ses haies, les fleurs de ses prairies, les détours de la grande route qui le traverse en serpentant, et jusqu’aux moindres accidents du terrain ; et c’était pour moi, je m’en souviens, une joie incomparable de revoir et de saluer ces objets chéris, témoins de mes jeux et de mes premières affections, lorsqu’au moment des vacances, collégien échappé de ma prison, j’entrais comme un triomphateur dans cette heureuse vallée.

À mesure que j’avance dans le voyage de la vie, tous ces souvenirs charmants me sont plus précieux et plus chers le temps ne les affaiblit point dans ma pensée et les grave plus profondément dans mon cœur. Mais leur douceur se mêle de quelque regret, et je me prends à m’écrier avec le grand prédicateur de Notre-Dame, dans une de ses plus admirables conférences « Ô foyer domestique ! maison paternelle où, dès nos premiers ans, nous avons respiré avec la lumière l’amour de toutes les saintes choses, nous avons beau vieillir, nous revenons à vous avec un cœur toujours jeune, et, n’était l’éternité qui nous appelle en nous éteignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour votre ombre s’allonger et votre soleil pâlir ! »

Le chemin qui mène de cette campagne bien-aimée au monastère de la Grande-Trappe est court et facile, et je l’ai parcouru bien des fois. J’ai toujours éprouvé un grand charme à visiter cette pieuse solitude, où tant d’hommes obscurs et méprisés devant le monde, mais grands et saints devant Dieu, passent leur vie dans la prière et le travail. Seulement ce chemin est maintenant une grande route bien ferrée, bien commode, mais plate et monotone, tandis qu’autrefois elle était pleine d’ornières, de difficultés et de charme. Elle courait bravement à son but à travers les champs de blé, les prairies verdoyantes et les bois touffus : on y allait a pied ou à cheval, avec quelques éclaboussures et de joyeux éclats de rire ; aujourd’hui on y va en voiture sans un obstacle et sans un plaisir. En cela, comme en mille autres choses, ah ! que je regrette le temps passé !

Quoi qu’il en soit de la route, le monastère est toujours au bout, et c’est le principal. Puisse au moins le progrès s’arrêter à ses portes et respecter l’œuvre de saint Bernard, qui vit et fructifie depuis des siècles dans sa féconde immutabilité !

Le monastère de la Grande-Trappe est situé dans une vallée au milieu de grands bois qu’il faut traverser pour y parvenir. Ces bois sont comme un rempart naturel qui sépare du monde cette retraite bénie. Il y a là des arbres séculaires, des futaies de chênes et de hêtres entrecoupées d’épais taillis, et des clairières où de petites bruyères roses fleurissent par milliers au soleil de l’été, ces bruyères répandent un parfum doux et chaud et remplissent l’air de senteurs agrestes. Quand on a traversé ce rideau de forêt, on débouche dans une vaste plaine aussi riante que tranquille et silencieuse. À droite et à gauche du chemin, on aperçoit de grands étangs, les uns desséchés et convertis par les trappistes en fertiles prairies, les autres remplis jusqu’au bord d’une eau dormante et pure qui réfléchit tous les feux du soleil tel, mais plus pur et plus tranquille encore, le cœur de ces bons religieux réfléchit dans toute sa splendeur l’image de l’éternelle lumière. Au fond de cette vallée s’élève le monastère, dont un petit mur blanc indique l’enceinte, et dont l’humble clocher frappe de loin les regards. Alentour s’étendent des champs d’une riche culture, et de belles prairies où des vaches et des chevaux paissent tranquillement. Çà et là quelques trappistes, en habit de travail, s’occupent aux soins de la campagne.

On est bientôt à l’entrée du monastère. La première porte est surmontée d’une image de la sainte Vierge avec ces mots gravés au-dessous Refugium peccatorum, c’est, ici le refuge des pécheurs. Cette porte s’ouvre pour les hommes à toutes les heures du jour et de la nuit. Les femmes ne sont jamais admises dans l’intérieur du cloître ; mais elles peuvent, si la curiosité les y pousse, en entrevoir les mystères quand la grande porte s’ouvre pour le passage des charrettes et des chevaux de labour.

Le frère portier reçoit le pèlerin à l’entrée du monastère, et son accueil est toujours doux et bienveillant. Le père Hilarion, qui remplit ces fonctions depuis bien des années, est un homme encore vigoureux, grand, d’une physionomie bonne et gaie il sourit presque toujours et répond aux questions quelquefois bien indiscrètes des visiteurs avec une obligeance toute chrétienne. On sent, en le voyant, que la politesse n’est qu’une des mille formes de la charité, et, en entendant ses interlocuteurs, on sent aussi que cette aimable vertu est souvent plus connue dans les couvents qu’au dehors.

Rien n’est plus riant et plus gai d’aspect que l’intérieur du monastère. D’un côté, des jardins, des vergers, des ateliers de charronnage et de menuiserie de l’autre, de vastes étables où ruminent des vaches, où les moutons bêlent, où le fier taureau de la Trappe, connu dans tout le pays environnant, fait entendre par intervalles ses mugissements sauvages. Tout autour, des poules et des oiseaux de basse-cour caquettent, gloussent et cherchent leur vie en se jouant. De côté et d’autre, on aperçoit des frères en robes brunes et relevées à la ceinture avec de gros sabots et des instrumenta aratoires, vaquant aux soins de la ferme, ou des religieux en robes de laine blanche, qui se dirigent vers la chapelle partout l’image de l’activité et de la vie. Certes, il y a loin de là à ces couleurs lugubres, à ces accents désespérés, dont les écrivains libres penseurs se servent invariablement pour décrire les monastères des trappistes ou des autres ordres religieux : si ce sont des tombeaux, comme ils le disent, il faut avouer au moins que ce sont des tombeaux bien vivants.

Après avoir traversé les cours et les jardins, on arrive au corps principal du monastère. Si l’on désire voir le père abbé, il suffit de le faire prévenir : à moins d’empêchement absolu, il se rend à l’instant même au parloir, où l’attend le visiteur. Près de la porte de ce parloir est suspendu un vieux tableau qui représente une histoire bien plus vieille encore, l’entrevue de saint Antoine et de saint Paul ermite au désert : alors saint Antoine était nonagénaire, et saint Paul centenaire. Rien n’est plus touchant que cette admirable histoire des fondateurs de la vie monastique, racontée par le grand saint Athanase, évêque d’Alexandrie, contemporain et ami de saint Antoine. Elle est si belle, si pleine de grandeur et de charme, et trouve si naturellement sa place à l’entrée de ce récit, que je ne résiste pas au désir de la rappeler.

Saint Antoine était alors âgé de quatre-vingt-dix ans, et il en avait passé soixante-douze au désert, quand Dieu lui révéla dans une vision qu’il y avait un autre solitaire plus parfait que lui qu’il devait aller voir. Il partit aussitôt, son bâton de voyage à la main, sans savoir où il allait, mais confiant dans le Seigneur, qui savait le chemin pour lui. Après trois jours de marche, il arriva de grand matin à la grotte où saint Paul ermite, le premier retiré depuis quatre-vingt-dix ans, alors que saint Antoine venait au monde.

L’entrée de cette grotte était si obscure que saint Antoine n’aperçut rien d’abord. Il s’avançait doucement, s’arrêtant de temps à autre pour écouter, et retenant son haleine, tant était grand son respect pour le saint vieillard, qu’il savait être tout près de lui ! Paul, qui était en prière dans sa grotte, entendant un peu de bruit, ferma sa porte et se remit à prier.

Antoine se prosterna devant cette porte fermée et y demeura longtemps, suppliant le saint ermite de lui ouvrir et lui disant avec larmes :

– Vous savez qui je suis, d’où je viens et pourquoi. Je sais que je ne suis pas digne de vous voir ; toutefois je ne m’en irai point sans vous avoir vu. Je mourrai plutôt à cette porte ; au moins il faudra que vous ensevelissiez mon corps.

Paul lui répondit :

– On ne prie point en menaçant. Vous dites que vous ne venez que pour mourir, et vous vous étonnez que je ne vous ouvre pas !

Ayant dit ces mots, il lui ouvrit la porte en souriant. Les deux divins vieillards s’embrassèrent, se saluèrent par leurs noms, quoiqu’ils n’eussent jamais entendu parler l’un de l’autre, et rendirent ensemble grâce à Dieu. Après qu’ils se furent donné le baiser de paix, ils s’assirent, et Paul dit à Antoine :

– Voici celui que vous avez cherché avec tant de peine : un corps consumé de vieillesse, couvert de cheveux blancs et négligés, un homme qui ne sera bientôt plus que poussière. Mais, dites-moi, comment va le genre humain ? Bâtit-on encore des maisons dans les anciennes villes ? Comment le monde est-il gouverné ? Y a-t-il encore des adorateurs des démons ?

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi des choses de la terre et du ciel, ils aperçurent un corbeau perché sur un arbre voisin, qui, volant doucement, vint déposer près d’eux un pain de pur froment et disparut à tire-d’aile. Tel, dans l’Ancien Testament, nous voyons Dieu nourrir au désert son prophète Élie.

– Ah ! dit saint Paul, voyez la bonté du Seigneur, qui nous envoie notre nourriture ! Il y a soixante ans que je reçois tous les jours la moitié d’un pain : à votre arrivée, Jésus-Christ a doublé la portion.

Alors ils prièrent et s’assirent au bord de la fontaine pour manger. C’était parmi les chrétiens une marque de primauté de rompre le pain, et chacun des deux saints vieillards voulait, par humilité, laisser à l’autre cet honneur : Paul alléguait l’hospitalité, Antoine le privilège de l’âge ; enfin, pour se mettre d’accord, ils rompirent le pain tous deux en même temps. Simplicité touchante qui fait sourire et qui attendrit jusqu’aux larmes. Tout ce récit de l’entrevue de des bienheureux vieillards ne semble-t-il pas descendu du ciel, et ne croirait-on pas lire une page de l’Ancien Testament ? Oh ! l’admirable spectacle que celui d’une telle humilité dans une si éminente vertu, d’une grâce si enjouée dans une vie si austère ! Tels, pleins de simplicité, de douceur et de force, devaient être les patriarches sous leurs tentes antiques ; tels les prophètes dans leurs montagnes sacrées telle, mais plus grande encore, Marie, la sainte mère de Dieu, dans l’humble maison de Nazareth.

Après avoir mangé le pain du Seigneur, les deux saints burent en appliquant leur bouche à la fontaine, car ils n’avaient point de vase pour puiser de l’eau ; puis ils s’agenouillèrent ensemble et passèrent la nuit à prier.

Au point du jour, Paul dit à Antoine.

– Mon frère, je savais depuis longtemps que vous habitiez ce désert, et Dieu m’avait promis que je vous verrais. Maintenant, parce que l’heure de mon repos est arrivée, il vous a envoyé pour couvrir mon corps de terre.

À ces mots, Antoine fondit en larmes, et, dans sa douleur, il le priait de ne point l’abandonner ou de l’emmener avec lui. Mais Paul lui répondit :

— Vous ne devez pas chercher ce qui vous serait avantageux à vous-même. Il est utile pour les frères que vous restiez encore pour les instruire par votre exemple. Allez donc, je vous prie, si ce n’est point une trop grande peine pour vous, et rapportez-moi, pour envelopper mon corps, le manteau que vous a donné l’évêque Athanase.

Saint Paul voulait ainsi éloigner saint Antoine et lui épargner le chagrin de le voir mourir, car il savait que sa dernière heure était venue.

Antoine, auquel Athanase avait, en effet, donné son manteau en signe de respect et d’amitié, et qui savait que Dieu seul avait pu révéler cette circonstance à saint Paul, crut voir en lui la vertu même de Jésus-Christ et n’osa rien répliquer. Il lui dit donc adieu, et, lui ayant baisé en pleurant les yeux et les mains, il retourna à son monastère, précipitant ses pas et courant plutôt qu’il ne marchait, malgré son grand âge. Deux de ses disciples, qui le servaient, vinrent au devant de lui et lui dirent :

– Mon père, où avez-vous demeuré si longtemps ?

Lui, tout en larmes :

— Ah ! malheureux pécheur que je suis, dit-il, je porte bien à faux le nom de moine ! J’ai vu Élie, j’ai vu Jean dans le désert, j’ai vu Paul dans un paradis !

Il n’en dit pas davantage, et, se frappant la poitrine, il prit dans sa cellule le manteau d’Athanase. Ses disciples le priaient de s’expliquer ; mais il leur répondit :

– Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire !

Et, sortant aussitôt sans manger, il reprit le chemin de la retraite de Paul car les paroles du saint vieillard étaient toujours présentes à son esprit, et il craignait de ne plus le trouver en vie. Le lendemain, il avait déjà marché trois heures, quand tout à coup Paul lui apparut au milieu des anges, des prophètes et des apôtres, montant au ciel tout resplendissant de lumière. À cette vue, il se prosterna le visage contre terre, jeta du sable sur sa tête en signe de deuil et dit en pleurant :

— Paul, pourquoi me quittez-vous ? Je ne vous ai pas dit adieu ! Fallait-il vous connaître si tard pour vous perdre si tôt ?

Puis il se releva, poursuivit sa route en courant et parvint à la grotte de Paul. Là, il trouva le saint vieillard à genoux, la tête levée, les mains étendues vers le ciel. Il fut rempli de joie, croyant qu’il vivait encore, et se mit à prier auprès de lui ; mais bientôt, ne l’entendant pas soupirer comme il avait coutume de le faire en priant, il le toucha de ses mains, l’embrassa en pleurant et vit que l’âme du saint avait quitté la terre ; son corps seul conservait l’attitude de la prière.

C’est cette dernière scène de cette admirable histoire que représente le vieux tableau qui me l’a rappelée. Saint Paul est agenouillé sur la pierre ; ses yeux sont fermés du sceau de la mort ; son corps est d’une maigreur extrême, et ses mains décharnées sont encore étendues et jointes comme pour la prière. Saint Antoine, presque aussi vieux que lui, soutient avec respect le corps de son ami et contemple une dernière fois le patriarche de la solitude. Je ne sais quelle impression produirait ce tableau placé ailleurs mais, en cet endroit, au seuil de ce monastère, il est d’une éloquence saisissante. Il semble placé là pour rappeler aux religieux que, quelles que soient leurs mortifications, elles n’égaleront jamais celles des fondateurs de la vie monastique, et pour rappeler au visiteur mondain que ces austérités, qui le choquent peut-être, sont aussi anciennes que le christianisme lui-même ; que dans l’Église, comme sous le soleil, il n’y a rien de nouveau et que, de saint Jean-Baptiste à saint Antoine, de saint Antoine à saint Benoît, de saint Benoît à saint Bernard, et de saint Bernard à notre siècle, la vie pénitente a eu dans tous les temps ses héros, ses légions de soldats volontaires, ses martyrs et ses saints. Chose étrange et bien digne d’admiration ! l’unité et l’immutabilité de l’Église se retrouvent partout, même dans les choses les plus variables par leur nature, et, entre les trappistes de nos jours et les premiers disciples de saint Antoine, visités et décrits par saint Athanase, il n’y a guère de différence que les seize siècles qui les séparent.

Le père Marie-Joseph, abbé de la Grande-Trappe de Mortagne, mort en 1855, qui m’avait toujours accueilli avec une grande bonté, n’était pas seulement un saint religieux, mais un homme d’une intelligence remarquable. Malgré les souffrances d’une maladie cruelle qui le tenait depuis vingt ans suspendu entre la vie et la mort et qui l’eût enlevé dix ans plus tôt s’il eût vécu dans le monde, il suivait la règle de son ordre dans toute sa rigueur. Son activité était incroyable, et il promena son mal jusqu’en Algérie, où il alla fonder l’établissement de Staouëli. C’était un agriculteur renommé, et sa réputation, à cet égard, était aussi connue parmi les hommes que sa sainteté parmi les anges de Dieu. Tous les trappistes pleurent encore ce bon père, qui les gouverna pendant près de trente ans avec autant de sagesse que d’amour.

L’autorisation de visiter l’intérieur du cloître n’est jamais refusée à personne : on est accompagné dans cette visite par le frère portier ou par un autre religieux qui a la permission de parler aux étrangers. La visite ne dure pas longtemps, car les bâtiments sont bien modestes et bien restreints. Ils ont été reconstruits sur les ruines faites par les révolutions, avec le secours visible de la Providence, qui n’a jamais fait défaut à ces humbles et confiants chrétiens.

Autour des salles règnent de longs corridors dont les murs sont blanchis à la chaux et nus de tout ornement. Seulement, de place en place, des inscriptions austères ou consolantes attirent les regards et, de gré ou de force, entrent jusqu’au cœur. Ici, vous lisez ces mots de l’Évangile : « Que vous servirait de gagner tout le monde si vous venez à perdre votre âme ? » Plus loin, ces autres paroles de l’Ancien Testament : « Qu’il est doux à des frères d’habiter ensemble dans la maison du Seigneur ! » Au-dessus des portes flamboie ce seul mot qui dit tout : « Ô éternité ! » C’est ainsi qu’à la Trappe les murs et les pierres même ont une voix éloquente, pour ramener le cœur et la pensée de l’homme à la méditation de l’éternelle vérité.

Au rez-de-chaussée se trouve le réfectoire des religieux : c’est une grande salle qui n’a pour ornement qu’un crucifix et sur la muraille des sentences écrites, bien faites pour tuer la sensualité, celle-ci, par exemple, qui m’a particulièrement frappé : « Tandis que vous mangez à cette table, songez que vous assisterez un jour à un autre repas où vous servirez de nourriture aux vers ! »

Des deux côtés du réfectoire s’étendent de grandes tables de bois avec des bancs pour s’asseoir ; au bout de la salle, une autre table plus petite pour le père abbé et le prieur. Il me fut donné un jour, par une faveur particulière, de m’asseoir à cette table et d’assister à un repas des trappistes. Les frères vinrent se ranger à leur place, le père abbé fit une prière, et tous s’assirent en silence. Chaque religieux avait devant lui un couvert de bois, une assiette en faïence grossière, un pot de cidre, un gros morceau de pain bis et une sorte d’écuelle en étain remplie de légumes assaisonnés à l’eau et au sel. Le père abbé fut servi exactement comme les autres religieux, moi de même. Cette égalité absolue, cette simplicité austère, qu’on rencontre partout à la Trappe, me touchèrent vivement et me frappèrent de respect et d’admiration. Je trouvais ainsi au fond de ce monastère la réalisation de ces deux grands mots chrétiens l’égalité et la fraternité, dont le monde poursuit vainement la chimère.

Les bons frères, ne se doutant pas de mes réflexions, mangeaient silencieusement et de grand appétit : leurs portions étaient considérables, ce qui n’étonnera personne quand on saura qu’ils ne font, à vrai dire, qu’un seul repas par jour. Quant à moi, je pus à peine, en me forçant, avaler quelques bouchées du mets insipide qui m’était servi je ne fis jamais plus maigre chère, et, je le confesse, je me promis intérieurement qu’on ne m’y reprendrait plus. Et cependant n’avais-je pas besoin de faire pénitence autant et plus que tous ces bons frères, dont cette nourriture sera la seule nourriture jusqu’à leur dernier jour ? Ô courageux soldats de Jésus-Christ ! priez pour nous, faibles chrétiens qui manquons de courage. Saints religieux, priez, priez pour les pauvres mondains.

Les trappistes ne mangent jamais de chair ni d’œufs, à moins de maladie. Ils ne boivent jamais de vin. Du cidre ou de l’eau, voilà leur seule boisson du pain, du riz, des légumes au sel, quelquefois du lait, voilà leur seule nourriture. Leur repas a lieu tantôt à midi, tantôt à deux heures, et plus tard encore en carême ; dans les jours de jeûne et de pénitence, ils ne font que ce seul repas ; les autres jours, ils prennent le soir une légère collation. Ce régime, qui semble si répugnant à la délicatesse des gens du monde et même à la nature telle que nos inventions nous l’ont faite, est cependant suffisant et sain, à en juger par ceux qui le suivent. La plupart des trappistes, malgré leur démarche un peu lente, sont vigoureux et bien portants ils ont peu d’infirmités et de maladies, beaucoup atteignent un âge avancé, et, quoique le monastère de la Grande-Trappe compte près de cent religieux, plusieurs années s’écoulent quelquefois sans que le ciel leur reprenne un seul frère.

Un escalier de bois conduit au dortoir, dont l’aspect est aussi pauvre, aussi austère que celui du réfectoire. Chaque frère a une petite cellule ouverte, sans porte, séparée des autres par une cloison de sapin ; dans chaque cellule, une planche recouverte d’une paillasse aussi mince que dure, quelques clous à la cloison pour suspendre leurs vêtements, qui leur servent aussi de couverture pendant la nuit. C’est là, sur cette humble couche, que les trappistes goûtent un sommeil profond et pur, sous la garde de leurs bons anges, sous le regard paternel de Dieu. Ils se couchent habituellement à sept heures du soir et se lèvent pour chanter les premiers offices à deux heures du matin. Certes, parmi les beaux esprits de salon ou d’estaminet qui les traitent de fainéants et de paresseux, il en est peu, que je sache, qui donnent moins de temps au sommeil et qui soient sur pied de meilleure heure. Il est vrai que, si les trappistes se lèvent si tôt, c’est pour aller dans leur humble chapelle chanter les louanges de Dieu, et voilà ce qu’on ne leur pardonne pas.

Cette chapelle, dont je n’ai rien dit encore, et qui tient cependant une si grande place dans la vie de ces saints religieux, est parfaitement en rapport avec sa destination : elle est pauvre, modeste, pleine de silence et de recueillement. L’autel est en bois ; des stalles garnissent les deux côtés du chœur. Les étrangers assistent aux offices dans une tribune haute, d’où ils peuvent tout entendre et tout voir sans être mêlés aux religieux. C’est un spectacle admirable et bien fait pour toucher les âmes les plus dures que celui de cette humble chapelle quand les moines y sont en prière. Vêtus de leurs longues robes blanches, appuyés sur leurs stalles, la tête rasée, les yeux baissés vers la terre, ils eurent l’image de la méditation et du recueillement.

Le père abbé est au milieu d’eux, distingué seulement par la croix de bois qu’il porte sur sa poitrine, et par sa crosse également en bois, véritable houlette qui indique le pasteur de ce troupeau béni. Les trappistes chantent alternativement les versets des psaumes, et, dans certains offices, la beauté sévère de leur chant, la puissance et l’étendue de leurs voix augmentent encore la profonde émotion religieuse que leur vue seule inspire : leur Salve, Regina, est connu de tout le monde. Ils chantent tous les jours cette admirable prière toute pleine des larmes de l’exil et des ardentes inspirations de l’amour chrétien, à l’imitation de saint Bernard, l’immortel fondateur de l’ordre de Cîteaux.

On sait que ce grand saint, se trouvant un jour en prière dans la cathédrale de Spire, fut comme ravi en extase et s’écria à haute voix, avec un accent du ciel : « O clemens ! o pia ! o dulcis Virgo Maria ! » paroles qui furent ajoutées depuis lors au Salve, Regina, et que des millions de voix répètent chaque jour dans tout l’univers catholique.

Mais il est quelque chose de plus beau, de plus céleste que le chant des trappistes, c’est leur silence dans la prière. À certaines heures de la journée, quelques moments de loisir leur sont donnés pour se reposer du travail, se retirer dans leur cellule, dormir ou prier. Or, malgré les sept heures d’offices que la règle leur impose dans la journée, beaucoup de religieux consacrent encore ces instants de repos à la prière : ils se rendent à la chapelle et adorent le Dieu auquel ils ont donné tout leur amour ; rien n’est beau, rien n’est imposant comme la chapelle de la Trappe dans ces heures bénies. Les religieux y sont immobiles dans diverses attitudes, les uns agenouillés, les autres prosternés la face contre terre, d’autres la tête cachée dans leurs mains. Enveloppés dans leurs longues robes blanches, entourés de silence et de recueillement, ils ne semblent déjà plus appartenir à la terre.

Un d’eux surtout, je m’en souviens et m’en souviendrai toujours, attira mon attention et me frappa vivement. C’était un jeune frère, d’une figure charmante : il était dans une stalle, adossé contre la muraille, immobile, et perdu dans les larges plis de sa robe, comme ces saints des tableaux du moyen âge qui semblent n’avoir point de corps sous leurs chastes vêtements. On ne voyait pas ses yeux, que le recueillement tenait fermés, et cependant on sentait que ces yeux purs contemplaient le ciel. Il était comme abîmé, corps et âme, dans la foi et dans l’amour de Dieu. Jamais je ne vis une image plus céleste de la prière, de la contemplation séraphique : c’était de l’extase, du ravissement c’était un ange adorant le Seigneur au pur foyer de la lumière et de l’amour.

Ô joies du cloître ! joies sacrées de l’âme qui connaît Dieu, qui le possède et qui l’aime ! joies du sacrifice et de la pénitence, plus douces, plus profondes mille fois que toutes les joies, tous les plaisirs, tous les amours de la terre : malheureux ceux qui vous ignorent et qui vous nient parce qu’ils ne vous comprennent pas ! Hélas ! cette vie de l’âme est pour eux un monde inconnu, ils la regardent et ne la voient pas, et quand on leur en parle, ils ne savent même pas ce qu’on veut dire. Ils prennent en pitié ces moines qui ont sacrifié les vaines et fausses jouissances des passions aux espérances éternelles et à ces ravissements sans nom, avant-goûts et prémices de la félicité du ciel. Faites exécuter devant un sourd les plus ravissantes harmonies, le pauvre sourd restera insensible et glacé, et, s’il voit votre visage ému, baigné de larmes d’admiration, il haussera les épaules et vous prendra pour un insensé. Parlez à un aveugle de la splendeur d’un beau ciel, de la magnificence du jour, des effets merveilleux du soleil se couchant derrière les montagnes, ce langage inconnu n’éveillera aucune impression, aucune idée dans son âme ; le soleil, les montagnes, les splendeurs du ciel, tout cela n’existe pas pour lui.

Tels, mais plus aveugles et plus sourds encore, aveugles et sourds volontaires, sont les ennemis de l’Église, pour les beautés et les joies de l’âme chrétienne. Non seulement ils ne savent pas les goûter, mais ils les nient et les méprisent. Ils ont des yeux et ne voient point, ils ont des oreilles et ils n’entendent point, et ils sont fiers de leur misère comme s’ils étaient les plus riches des hommes. Ô bons trappistes ! humbles moines qu’ils calomnient, saints religieux qu’ils prennent en pitié, priez pour ces pauvres insensés !

Derrière l’église du monastère se trouve le cimetière où de petites croix de bois indiquent la place des sépultures. Un seul monument s’élève au milieu de ces croix, c’est le tombeau de l’abbé de Rancé, le saint et austère réformateur de la Trappe. Revenu à Dieu, jeune encore, après une vie folle et dissipée, ce grand homme quitta le monde pour s’attacher uniquement à la croix de Jésus-Christ, se retira dans le monastère de la Trappe, dont il était abbé, et le ramena à l’observance de l’antique règle de Cîteaux dont cependant il adoucit un peu la rigueur. Depuis lors cette règle fut toujours exactement suivie, sauf quelques modifications de peu d’importance ; et les monastères de la Trappe devinrent l’asile et le foyer des plus pures, des plus admirables vertus.

C’est au monastère de la Trappe de Mortagne que mourut l’abbé de Rancé, à l’âge de soixante-quinze ans, après trente-sept ans de la plus rigoureuse pénitence, sans que sa foi et sa charité se soient démenties un seul jour depuis sa conversion. Non seulement réformateur de la Trappe, mais restaurateur de toute la vie monastique en France, aimé d’un amour sans bornes par ses religieux, malgré son austérité et son zèle infatigable à faire observer la règle, il expira au milieu de leurs sanglots et de leurs prières, sous la bénédiction de l’évêque de Séez, son ami, étendu sur la paille et la cendre, en prononçant ces paroles des livres sacrés : « Seigneur, ne tardez pas davantage ; mon Dieu ! hâtez-vous de venir ! »

En recouvrant de terre le cercueil qui renfermait les restes mortels de ce héros de la pénitence chrétienne, les trappistes, sachant que son œuvre ne périrait point avec lui, et que la semence bénie qu’il avait jetée ne ferait que fructifier et grandir sous la garde du travail et de la prière, chantaient ces grandes paroles de l’Écriture sainte, qui renferment l’histoire de l’Église et de toutes les œuvres enfantées par l’Église :

« Si tes fils gardent mon testament et les enseignements que je leur donnerai, si les fils de tes fils persévèrent, ils siégeront éternellement sur ton siège. Car le Seigneur a choisi Sion, il l’a choisi pour sa demeure. Voilà le lieu de mon repos dans les siècles des siècles ; j’y habiterai parce que je l’ai choisi. »

Cette parole prophétique, redite sur la tombe de l’abbé de Rancé, s’est réalisée pour les trappistes, parce qu’ils ont été fidèles à l’esprit de leur père, de l’Église et de Dieu. Ils ont traversé la corruption du dix-huitième siècle comme un fleuve aux eaux pures et vigoureuses traverse un lac fangeux sans y contracter de souillure. Ils ont traversé les orages des révolutions qui les ont momentanément dispersés mais qui n’ont pu les détruire ; et, de nos jours, comme au temps de Louis XIV et de l’abbé de Rancé, ils édifient les forts et scandalisent les faibles par le spectacle inexorable de leurs austérités et de leurs vertus.

Malgré l’humilité des trappistes et de leur pieux réformateur, la sévérité de leur pénitence et de leur sainteté vraiment surhumaine attirèrent, dès l’origine de la réforme, au monastère de la Grande-Trappe, une foule de visiteurs. Les seigneurs de la cour de Louis XIV, les prélats les plus renommés par leur savoir ou leur vertu, les princes même et les rois accouraient dans cette solitude contempler le prodige de ces moines, qui reproduisaient, au dix-septième siècle, les austérités des premiers solitaires de la Thébaïde, des disciples de saint Marc près d’Alexandrie, et de saint Antoine au désert.

Jacques II, chassé de l’Angleterre et du trône, venait dans ce monastère méditer sur la vanité des grandeurs humaines et se consoler de sa couronne perdue.

Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, voulut également visiter ces trappistes, dont la vie mortifiée étonnait et scandalisait les courtisans. Il se rendit à la Trappe avec une cinquantaine de gentilshommes, et il eut le courage (courage réel et bien rare chez les gens du monde) d’admirer chez ces saints religieux les vertus que lui-même n’avait pas la force de pratiquer. Il assista aux offices et aux repas des trappistes, et vécut comme les hôtes, à leur table. Pénétré profondément de tout ce qu’il avait vu et ressenti, il voulut emporter un pain noir de la communauté pour le montrer au roi et à toute la cour, et offrir un sujet de méditation aux habitués superbes du palais d’or, à Versailles. Sa suite n’en fut pas moins édifiée que lui, et une quinzaine de gentilshommes, jusque-là peu inquiets de l’éternité, assurèrent que, s’ils étaient libres, ils resteraient à la Trappe. C’est qu’on ne visite pas impunément les saints, et que leurs œuvres n’ont besoin que d’être connues pour être justifiées[1]. »

Le duc de Saint-Simon, rempli de vénération pour l’abbé de Rancé, venait souvent à la Trappe émousser les déplaisirs qu’il rencontrait dans le monde et guérir, dans le silence et la tranquillité de cette sainte retraite, les blessures de son orgueil froissé ou de son ambition déçue. « Quoique enfant encore, dit-il lui-même dans ses immortels mémoires, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m’attirèrent à lui, et la sainteté du lieu m’enchanta. Je désirai toujours d’y retourner, et je me satisfis depuis toutes les années, et souvent des huitaines de suite. Je ne pouvais me lasser d’un spectacle si grand et si touchant, ni d’admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l’avait dressé pour la gloire de Dieu, pour sa propre sanctification et celle de tant d’autres. Il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami ; il m’aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l’eusse été. Tette fut cette liaison singulière à mon âge, qui m’initia dans la confiance d’un homme si grandement et si saintement distingué, qui me fit lui donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n’avoir pas mieux profité. »

Enfin, et pour terminer par ce qu’il y eut de plus grand dans ce grand siècle de Louis XIV, Bossuet visitait fréquemment dans sa solitude l’abbé de Rancé, son intime ami. Le monastère de la Trappe était, après son diocèse, le lieu qu’il affectionnait le plus. Il aimait à se reposer des fatigues et des soucis de l’épiscopat et à retremper son âme dans l’austérité de cette retraite. « Il assistait, dit le cardinal de Beausset, son historien, à tous les exercices de la communauté il était le premier levé pour les matines. Il montra la même assiduité jusqu’à l’âge de soixante-neuf ans, quoiqu’il joignît à ses veilles toute l’austérité de la vie d’un religieux. Ce ne fut qu’à l’un de ses derniers voyages qu’il se permit de faire usage d’un peu de vin. Il trouvait un charme particulier dans les manières dont on y célébrait l’office divin. Le chant des psaumes, qui venait seul troubler le silence de cette vaste solitude, les longues pauses des complies, les sons doux, tendres et perçants du Savle, Regina, lui inspiraient une sorte de mélancolie religieuse.

On montre encore, près du monastère, l’allée où le grand évêque aimait à se promener avec l’abbé de Rancé, et, si les vieux arbres qui la bordent pouvaient se souvenir et parler, que de causeries sublimes échangées sous leurs ombrages, que d’épanchements célestes ils nous rediraient !

J’ai raconté l’aspect intérieur du monastère de la Grande-Trappe et des bâtiment compris dans la clôture, quelques mots achèveront de compléter ma description. Une hôtellerie est adjointe au monastère ; tous les étrangers pauvres ou riches, pèlerins ou mendiants, y sont admis et peuvent y demeurer trois jours ; ils y sont logés, soignés et nourris aux frais des religieux. Plus de trois mille pauvres, dit-on, sont ainsi secourus annuellement par la sainte communauté. La table de cette hôtellerie est bien meilleure et plus abondante que celle des trappistes ; ce sont des pères qui servent les étrangers et les pauvres. On reconnaît à ce trait, comme à tant d’autres, les disciples de ce bon Maître qui a dit : « Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir. »

Près de l’hôtellerie, et rentrée même du cloître, est une salle réservée pour les consultations que le père médecin de la Trappe donne gratuitement à tous les malades qui veulent s’adresser à lui. Ce père a une grande réputation de science et d’habileté ; on vient le consulter de bien loin, et les pauvres trouvent toujours chez lui, avec les conseils et les remèdes de la science, l’accueil bienveillant et paternel de la charité.

Enfin, à quelques pas du monastère, on aperçoit encore quelques bâtiments agglomérés : c’est une colonie pénitentiaire de jeunes détenus que le gouvernement a récemment confiés au dévouement inépuisable des trappistes. Les bons pères ont accepté cette charge avec reconnaissance, comme un moyen nouveau de faire du bien ; il se sont improvisés instituteurs avec cette confiance naïve de l’humilité qui n’attend rien de soi, mais qui attend tout de Dieu, et les résultats déjà obtenus prouvent une fois de plus que le cloître est une admirable école, pour former, non seulement des hommss de prière, mais des hommes d’intelligence et d’action.

J’ai déjà dit qu’à l’entrée du monastère la campagne présente l’aspect de la plus riche culture. C’est qu’en effet les trappistes sont d’incomparables agriculteurs sous leurs mains laborieuses et bénies de Dieu, la terre produit au centuple, la stérilité disparaît, et les bruyères arides, les champs pierreux et inféconds se transforment en prairies et en plaines fertiles. À ce point de vue, on peut dire que la Trappe de Mortagne est la plus parfaite des fermes modèles. Leur territoire est bien restreint et bien ingrat, et cependant, grâce à leur travail et à l’intelligence de leur culture, ils subviennent sans secours étrangers à presque tous leurs besoins ; ils fabriquent eux-mêmes tout ce qui leur est nécessaire, entretiennent leur monastère, leur hôtellerie, et des milliers de pauvres vivent encore de leurs aumônes.

Il est vrai que la Providence bénit visiblement leurs travaux, et qu’en eux se vérifie cette parole de l’Évangile : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné comme par surcroît. » Leurs moissons ne connaissent guère les orages, leurs récoltes sont d’une abondance inouïe, et souvent leurs greniers sont insuffisants pour les contenir. Une année entre autres, où la récolte fut médiocre dans toute la France, celle de ces bons religieux fut si belle, que, lorsque j’allai les visiter au mois de septembre, je trouvai la grande cour du monastère littéralement remplie de gerbes amoncelées, dont les joyeuses pyramides s’élevaient presque au niveau du clocher de leur église. La terre semblait près de s’affaisser sous le poids de toutes ces richesses et l’on aurait pu se croire en Égypte, en face des greniers de Joseph.

Quand on songea sérieusement, il y a quelques années, à coloniser l’Algérie, le gouvernement, malgré les préjugés qui étaient alors en honneur contre les moines en général et les trappistes en particulier, se décida à s’adresser à eux comme aux plus habiles et en même temps aux plus dévoués des hommes. Il demanda au père abbé de la Trappe de vouloir bien envoyer une colonie de ses religieux sur la plage aride de Staouëli, afin de tenter contre cette nature, qui semblait à jamais stérile, une lutte que personne n’osait engager. Au lieu de récriminer ou de marchander son dévouement, comme des hommes ordinaires l’eussent fait, le père abbé se contenta de demander quelques jours de réflexion. Malgré ses infirmités, il partit pour l’Algérie, examina lui-même le terrain qu’on lui proposait : c’était un désert qu’il s’agissait de fertiliser. Il reconnut des difficultés immenses, mais non insurmontables ; il revint et accepta.

Bientôt on vit débarquer sur la côte d’Afrique, à la place même où nos soldats avaient débarqué en 1830, une troupe de religieux à l’apparence modeste, mais au cœur vaillant, troupe d’élite, armée pacifique qui venait combattre des ennemis plus redoutables que les Arabes, la faim, la soif, la maladie et toutes les puissances délétères d’une nature inféconde et rebelle. La lutte fut longue et terrible, elle fut meurtrière : en moins de dix ans, plus de trente religieux succombèrent à la tâche et moururent sur cette terre ingrate, fécondée de leurs sueurs et plus encore de leurs prières et de leur martyre. Je me contenterai de dire, pour indiquer quels obstacles ils eurent à vaincre, qu’en bien des endroits ils durent défoncer le sol jusqu’à six pieds de profondeur pour le fertiliser !

Il fallait le dévouement surhumain, l’abnégation absolue des trappistes, pour résister à de pareilles épreuves. Là où tout autre qu’eux eût échoué, ils ont tenu bon et ils ont triomphé. Le monastère de Staouëli existe, il est fondé et florissant. Le désert a été vaincu, et ses sables arides se sont transformés en prairies, en champs et en jardins d’une admirable fertilité. Les trappistes cultivent aujourd’hui douze cents hectares de terrain, véritable oasis artificielle créée par la main des hommes sous la bénédiction de Dieu, et leurs jardins, devenus célèbres, suffisent presque seuls à alimenter Alger en fruits et en légumes de toute espèce.

Voilà les trappistes ! voilà ces hommes incomparables que des gens, qui ne les connaissent pas et qui ne les valent pas, osent traiter d’oisifs et de fainéants, inutiles aux autres et à eux-mêmes ! Étranges fainéants, qui se lèvent au milieu de la nuit, alors que le reste des hommes repose sur des couches certainement moins dures que les leurs, qui subviennent par eux-mêmes à tous leurs besoins, qui nourrissent des milliers de pauvres, qui défrichent, au péril de leur vie, les landes, les marais et les déserts, et dont la discipline rude et austère ignore jusqu’aux plus innocentes délicatesses de la vie ! Leur journée se partage à peu près également entre le travail et la prière, le travail qui sanctifie le corps, la prière qui sanctifie l’âme. Ils travaillent, à l’exemple du divin Sauveur dans l’atelier de Nazareth à l’exemple de saint Bernard, leur modèle et leur père, qui, revenu dans sa chère solitude après avoir terrassé l’erreur dans les conciles, converti les peuples, pacifié les empires et les souverains, reprenait la bêche et la cognée, remuait la terre, coupait du bois, le portait sur ses épaules comme le dernier des frères, et trouvait un charme infini dans ces humbles travaux. Ainsi font les fils de saint Bernard, aujourd’hui comme il y a sept cents ans ; ils travaillent des mains pour ne pas être à charge à leurs frères, pour châtier leur corps, pour obéir à la grande, à l’universelle loi de l’expiation ; ils prient, parce qu’ils savent que l’homme n’est pas seulement un corps, mais qu’il est aussi une intelligence et un cœur, qu’il ne vit pas seulement de pain, mais de vérité et d’amour.

Qu’est-ce que vivre, sinon exercer et développer, par cet exercice même, les facultés que Dieu nous adonnées ? Or, ceux-là vivent noblement et complétement, qui passent leur existence à exercer leur corps par le travail et leur âme par la contemplation et l’amour de l’éternelle vérité. Parmi tous ceux qui attaquent et calomnient les trappistes, en est-il un seul qui vive aussi bien et qui vive autant ? Qu’ils s’examinent eux-mêmes sincèrement, qu’ils retranchent de leurs journées le temps et les forces qu’ils donnent à l’égoïsme, à leurs passions, à leurs vices, souvent même à la corruption ou à la haine de leurs semblables ; qu’ils comptent les heures qu’ils emploient, les pauvres qu’ils nourrissent, les larmes qu’ils essuient, le bien qu’ils font à eux-mêmes et aux autres puis, qu’ils se comparent aux trappistes, et qu’ils répètent, s’ils l’osent, que ces religieux, si méprisés, ne sont pas meilleurs et plus utiles qu’eux !

J’insiste sur ce point parce qu’il est capital et qu’il fait toucher du doigt la vanité, je dirai plus, l’iniquité des jugements du monde.

Voici deux hommes : l’un habite confortablement une maison confortable ; il a sa chambre à coucher, son cabinet de travail car, je le veux, c’est un travailleur, un fonctionnaire, un homme politique. Actif et matinal, il se lève presque en même temps que le soleil (en hiver bien entendu) ; il a le courage de sortir de la douce moiteur de son lit dès sept heures du matin, et, retiré dans une chaude robe de chambre, les pieds au feu, bercé dans les bras d’un bon fauteuil, il lit son journal, déjeune, puis se met à son bureau et travaille. Vers onze heures ou midi, il déjeune pour la seconde fois, et, après avoir goûté les charmes reposants de la famille, il se rend à son ministère, à la Chambre, là enfin où l’appellent ses fonctions. Pendant trois ou quatre heures, quelquefois davantage, il fait de son mieux les affaires du pays en même temps que les siennes, car il ne travaille pas gratuitement, et son dévouement est convenablement rétribué. Puis, quitte jusqu’au lendemain envers la patrie, il ne vit plus que pour lui-même, pour sa famille et ses amis, pour le monde et ses plaisirs. Il dîne bien, coule doucement sa soirée au théâtre, au bal, ou chez lui, et minuit venu, se couche dans un bon lit, se rendant, à l’inverse de Titus, le doux témoignage qu’il n’a pas perdu sa journée. Le monde s’écrie : « C’est un honnête homme ! » et je n’y contredis point. Le monde dit : « C’est un homme utile, actif, indispensable, dévoué ! » là encore je veux bien dire amen.

Notez qu’il s’agirait d’un journaliste qui fait des articles pernicieux et largement payés, d’un poète qui façonne des pièces de théâtre sans moralité et sans but, d’un homme de lettres qui empoisonne la société de ses romans, que le jugement du monde serait le même ; le monde n’aurait pour cet homme que des hommages, des honneurs et des places.

Maintenant, regardez de cet autre côté : voici un second personnage bien différent du premier. Au lieu d’un hôtel, celui-là habite une cellule : sa chambre, c’est la chapelle du monastère ; son cabinet de travail, c’est le champ qu’il cultive. Il ne connaît ni le feu pendant l’hiver, ni les rafraîchissements ingénieux pendant l’été, ni aucune des douceurs de la vie ; à quelque heure que le soleil se lève, il est toujours levé avant le soleil. Au lieu de mets délicats et variés et de vins recherchés, il ne mange que du pain bis et des légumes grossiers ; il ne boit que du cidre ou de l’eau. Personne ne le sert, mais il sert les autres. Il s’est privé volontairement de la joie d’avoir des enfants ; mais il accepte l’ingrat labeur d’élever et de réformer les enfants mis au monde par des hommes utiles qui les ont abandonnés ou perdus. Ses vêtements sont simples, rudes et fabriqués par lui-même : ne recevant rien de personne, il se nourrit et nourrit les pauvres du travail de ses mains. Après avoir fait tout cela, il reste humble et se croit le dernier des hommes. Il prie Dieu, cultive la terre, et son âme est aussi tendre à la prière que ses mains sont dures au travail. Pour celui-là, le monde n’a que des mépris et de la pitié. Il hausse les épaules et s’écrie : « C’est un fainéant, c’est un homme inutile, c’est un égoïste, c’est un moine ! »

Injustice, mensonge et vanité !

Je ne puis, je l’avoue, garder mon sang-froid quand j’entends des incrédules vous calomnier ainsi par ignorance ou mauvaise foi, ô saints religieux, admirables disciples de Jésus-Christ, qui valez mille fois mieux que tous vos détracteurs et que moi qui vous rends témoignage !

Mais ce qui m’indigne encore davantage, ce que je ne puis absolument excuser ni comprendre, c’est ce même langage de mépris, de pitié ou de blâme dans la bouche d’hommes qui se disent chrétiens et catholiques. Qu’on recule devant la logique sublime de la foi et de la charité, devant l’héroïsme du sacrifice et du renoncement absolu, je ne le comprends que trop, et je le pardonne à mes frères pour que Dieu me le pardonne à moi-même ; mais que des chrétiens blâment dans les autres le courage qu’ils n’ont pas, qu’ils le blâment contre les paroles formelles du Christ, voilà ce que je ne comprends plus !

« Il est bon de servir Dieu, dit-on, mais avec modération et mesure. Se séparer absolument du monde, comme les trappistes, consumer sa vie dans de perpétuelles austerités, jeûner toujours, se condamner au silence, n’est-ce pas le comble de l’exagération et de la folie ? »

Exagération et folie, si l’on veut mais exagération et folie de la croix ! Qu’est-ce que l’Évangile, sinon la mortification, la pénitence et le sacrifice dans la charité, ou, pour tout dire en un mot, l’amour crucifié ? Qu’est-ce que la vie de Jésus-Christ, sinon la pratique de ces austères vertus jusqu’à l’immolation de soi-même, depuis la crèche jusqu’au Calvaire ? Et qu’est-ce qu’un chrétien, sinon le disciple et l’imitateur de Jésus-Christ ?

Vous me demandez, vous, chrétien et catholique, pourquoi les trappistes jeûnent, et se taisent, et se mortifient : et moi je vous demanderai pourquoi Jésus-Christ est né dans une étable, pourquoi il a jeûné dans le désert, pourquoi il a gardé le silence devant Hérode et Pilate ; je vous demanderai pourquoi les douleurs et les ignominies de sa Passion, pourquoi sa sueur de sang au Jardin des Oliviers, pourquoi sa flagellation et sa croix ?

Les trappistes, puisqu’il faut vous le dire, jeûnent et se mortifient parce qu’il est dit dans l’Évangile que tout homme doit faire pénitence. Ils font vœu de pauvreté, parce qu’il est écrit : « Bienheureux les pauvres ! » Ils prient beaucoup, parce que Jésus-Christ a dit qu’il fallait prier toujours. Ils se taisent, parce qu’ils savent qu’au jour du jugement nous rendrons compte de toute parole inutile. En un mot, ils mènent une vie crucifiée, parce qu’ils adorent un Dieu crucifié.

Mais il est une autre cause non moins profonde et touchante de toutes ces mortifications et de leur surabondance, si je puis ainsi parler. De même que Jésus-Christ a souffert pour tous les hommes, il a donné aux chrétiens le sublime pouvoir de souffrir et de prier les uns pour les autres. Si donc les trappistes se vouent à la pauvreté, à l’obéissance, à la continence absolue, c’est qu’il est des hommes amoureux des richesses, de la révolte et des plaisirs coupables, et qu’il faut expier les crimes de ces hommes. S’ils jeûnent toujours, c’est qu’il est des chrétiens qui ne jeûnent jamais et qui se font un dieu de leur ventre ; s’ils ne boivent que de l’eau, c’est pour compenser l’ignominie de ceux qui noient leur raison dans l’ivresse ; s’ils gardent le silence volontaire, c’est pour expier les paroles inutiles ou coupables qui se disent dans le monde, les injures, les mensonges, les blasphèmes ; c’est pour arrêter dans la main de Dieu la foudre qu’il s’apprête à lancer contre les blasphémateurs de son nom ! En un mot, s’ils se livrent à des mortifications qui semblent excéder non seulement les préceptes et les exemples de Jésus-Christ, mais toute borne et toute mesure, et s’ils vivent en quelque sorte ensevelis dans la pénitence, c’est qu’il est des chrétiens, et combien, hélas ! qui ne savent même plus ce que c’est que la pénitence.

Que les catholiques laissent donc aux ennemis de Jésus-Christ et de son Église ces déclamations misérables contre les trappistes et tous les ordres religieux, et qu’ils répètent avec moi cette conclusion, qui ressort invinciblement, ce me semble, de tout ce que je viens de raconter : c’est que les trappistes sont non seulement au nombre des plus saints, mais des plus utiles des hommes. Ils cultivent la terre, ils cultivent aussi cette autre terre plus ingrate et plus dure qu’on appelle l’âme humaine ; ils font produire à toutes deux des fruits sans nombre pour eux-mêmes et pour les autres ; ils travaillent et ils prient. Trois fois heureuse et trois fois sainte la vie qui peut, comme la leur, se résumer en ces deux mots bénis le travail et la prière !

Qu’on me pardonne la longueur et la vivacité de ces réflexions, et qu’on me permette encore une citation et un souvenir.

La citation est une lettre écrite, en 1852, par un ancien officier devenu trappiste au monastère d’Aiguebelle, dans la Drôme, et adressée à un de ses amis du monde : c’est la plus admirable et la plus énergique confirmation de tout ce que j’ai dit plus haut sur l’austérité et le bonheur de ces saints religieux, et l’étoquence chrétienne a produit, selon moi, peu de pages comparables à cette simple lettre d’un moine obscur et ignoré. Ô vous qui prenez en pitié les trappistes, lisez et jugez.

« Mon cher***, voici quatorze mois que je suis dans cette maison, ainsi que tu as dû l’apprendre par notre famille. Si tu as été surpris de cette détermination de ma part, sache que personne n’en est plus étonné que moi-même, et que tous les jours je me demande s’il est bien vrai qu’un homme aussi attaché que moi aux choses de la terre, aussi ignorant des choses du ciel, et si peu porté par sa nature à une vie austère ; s’il est vrai, dis-je, que cet homme se soit fait trappiste ! Voilà pourtant le prodige que la grâce a opéré. Elle a ressuscité un cadavre, elle a fait que les ténèbres les plus épaisses sont devenues lumières ! C’est une immense miséricorde, un témoignage admirable de l’amour de Dieu pour sa créature, et c’est moi qui ai le bonheur ineffable d’en être l’objet.

« Comme le grand Apôtre, étonné de ce qui m’arrivait, je demandai au Seigneur ce qu’il voulait que je fisse, et j’acquis la conviction qu’il fallait que je quittasse ma profession et le monde pour embrasser la vie pénitente du trappiste. Quoique je fusse d’une faiblesse extrême par suite de longues fièvres contractées en Afrique, je n’hésitai pas un instant à répondre à l’appel qui m’était fait, persuadé qu’il ne serait pas difficile à Celui qui est l’auteur de la vie de donner à mon corps la force nécessaire pour m’acquitter des devoirs de l’état auquel il m’appelait.

« Ma confiance n’a pas été vaine. Ma santé, loin de s’altérer par les austérités de la règle, s’améliore à tel point que je crains de vivre plus longtemps que je ne le désirerais. Mon visage, qui était d’une maigreur effrayante, est si plein aujourd’hui, que j’en ai honte ; et cependant le trappiste ne fait pas bonne chère, ainsi que tu le verras dans le détail de nos pratiques de chaque jour, que je vais te donner.

« Pendant huit mois de l’année, c’est-à-dire depuis le mois de septembre jusqu’à Pâques, nous observons le grand jeûne qui consiste en un seul repas, que nous prenons à deux heures et demie du soir, après none ; ce repas se compose d’une soupe et d’une portion de légumes à laquelle on ajoute quelques noix pour dessert. Dans le carême, on ne dîne que sur les quatre heures et demie, après vêpres ; pendant l’avent et tous les vendredis, on n’a pas de dessert ; les portions sont préparées à l’eau et au sel seulement. Dans le carême, la soupe est aussi supprimée les trois premiers vendredis et les derniers jours, on n’a que du pain et de l’eau pour ses repas[2].

« Le lever a lieu tous les jours, été comme hiver, à deux heures du matin, les dimanches à une heure, et certains jours de fête à minuit. Nous avons chaque jour sept ou huit heures de chœur, et le reste de la journée est employé au travail, à l’étude. Le travail consiste à cultiver nos terres, à charger souvent de grands mannequins de pierres, à enlever le fumier de nos écuries ou du laboratoire, à éplucher des légumes, à balayer le monastère, etc.

« Si tu étais inspecteur de ce département, tu me rencontrerais quelquefois sur la route, une brouette à la main, ramassant le fumier que les chevaux y ont laissé. Je ne te parle pas de toutes les pénitences corporelles ou humiliantes qui se pratiquent à la Trappe ; elles sont continuelles : il n’y a pas de jour qu’on n’ait à s’accuser de quelque manquement à la règle. Voilà, en abrégé, notre vie journalière. Dans l’été, nous avons un travail plus pénible, parce que c’est le temps de la moisson, et que les chaleurs sont assez fortes dans ce pays. Aussi dîne-t-on vers midi, et le soir on a une salade ou une écuelle de lait avec du dessert.

« Toutes ces pratiques semblent devoir épuiser bientôt un homme habitué à une vie douce et aisée dans le monde. Cependant je ne connais pas de lieu où la santé soit plus florissante qu’ici. C’est que nous suivons ce précepte de l’Évangile : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît. » Et Notre-Seigneur nous tient parole. Mais, s’il a un si grand soin de nos corps, quel soin penses-tu qu’il ait de nos âmes ? Les consolations intérieures, la paix dont il nous fait jouir, l’entretien familier dont il veut bien nous honorer, la joie toute céleste qu’il répand au dedans de nous, nous rendent cette vie si agréable, que j’appréhende fortement, à l’heure de la mort, de n’avoir rien fait pour satisfaire à mes péchés, Il m’est impossible d’appeler du nom de pénitente une vie mille fois plus douce que celle que je menais dans le monde c’est le centuple promis à ceux qui quittent tout.

« L’existence des trappistes devrait faire ouvrir les yeux aux incrédules, car quelle apparence y a-t-il que des hommes, la plupart instruits, appartenant à de bonnes familles, prennent de la joie à mener une vie aussi austère, si la grâce ne les soutenait ? Je ne t’ai pas parlé du silence perpétuel qui est gardé, de la manière de se coucher tout habillé, s’étendant simplement sur une paillasse piquée ; épaisse de quatre doigts au plus, et de tant d’autres incommodités qu’on endure, telles que le froid par exemple, le feu ne se trouvant nulle part qu’au laboratoire. La nature aurait trop à souffrir pour qu’on pût persévérer longtemps, si la Divinité ne nous soutenait de sa grâce toute-puissante. Aussi sommes-nous loin de croire que nous faisons quelque chose de bien, et, si notre sanctification s’opère, c’est la grâce qui fait tout : nous avons le bonheur extrême d’avoir été choisis, voilà tout. Juge maintenant si nous devons être fidèles à correspondre à un aussi grand bienfait, et si nous nous trouvons honorés de l’appel qu’il fait de nous le grand Roi ! Aussi sommes-nous effrayés de notre responsabilité, car il est écrit qu’on redemandera beaucoup à celui à qui il aura été beaucoup donné. Et je puis t’assurer qu’ici l’on reçoit si abondamment, qu’à moins d’être déjà au ciel on ne saurait mieux connaître et comprendre les choses éternelles. »

C’est ainsi que les trappistes répondent au mépris affecté, comme à l’hypocrite compassion de leurs détracteurs. C’est ainsi qu’ils comprennent et qu’ils aiment cette vie d’austérités qui excite la pitié des incrédules et des ennemis de l’Église. Sachez-le donc une fois pour toutes, gens au cœur trop sensible, les moines ne veulent pas plus de l’affranchissement que vous leur souhaitez que les prêtres ne veulent de la liberté de se marier, et les peuples de ce paradis du socialisme où les révolutionnaires prétendent les faire tous entrer de gré ou de force. Chacun prend son bonheur où il le trouve : jouissez de vos tristes plaisirs, et laissez les trappistes jouir de leurs privations.

Après cette citation, j’arrive au dernier souvenir que m’a laissé la Trappe de Mortagne.

C’était au mois de septembre 1847 : le roi Louis-Philippe avait annoncé l’intention de visiter le monastère : je n’eus garde de manquer ce curieux spectacle, et, au jour fixé, j’étais à la Trappe longtemps avant l’arrivée du cortège royal. Tout le pays était métamorphosé : l’agitation, le bruit, la foule, avaient remplacé le silence et le calme de cette tranquille campagne. Plus de vingt mille personnes étaient accourues de tous les pays d’alentour, et, faute d’hôtelleries, campaient en plein air ; les bois, les prairies étaient remplis de voitures, de charrettes, dont les chevaux dételés paissaient à côté, près des arbres auxquels on les avait attachés : on eût dit un campement d’une de ces tribus nomades qui parcouraient, il y a quinze cents ans, les forêts de la Gaule et de la Germanie, emportant avec elles leur mobile patrie.

Dans l’intérieur du monastère, il y avait un peu plus de calme ; la foule n’y était pas admise, et je ne pus entrer que par faveur, en ma qualité de vieil ami de la maison. Au milieu de la pelouse qui s’étend devant l’église et les bâtiments du cloître, un tapis recouvrait le sol ; c’était là que les deux puissances devaient se rencontrer, et que le pasteur de l’humble communauté devait recevoir le chef de la grande nation.

Après une assez longue attente, nous vîmes sortir du cloître le cortège religieux. En tête s’avançaient lentement l’évêque du diocèse, recouvert de ses ornements pontificaux, la mitre sur la tête, la crosse dorée à la main, et le révérend père abbé, vêtu de sa longue robe blanche, le plus beau, le plus majestueux des vêtements, portant également une mitre et une crosse, mais une mitre de laine blanche et une crosse de bois, à cause de son vœu de pauvreté ; des prêtres en surplis et tous les religieux en robes blanches suivaient processionnellement en chantant des psaumes.

L’évêque et le père abbé, arrivés à l’endroit où le tapis avait été préparé, s’arrêtèrent et bientôt l’on vit le roi des Français s’avancer à leur rencontre, suivi de plusieurs princes et princesses et d’un nombreux cortège. Ce moment fut solennel. À voir cette procession en plein air, ce clergé en étoles, ces moines en robes de laine, cet évêque et ces abbés vénérables, leurs mitres en tête et leurs crosses en main, sous un beau ciel, au milieu des pompes inimitables d’une belle nature, on aurait pu se croire transporté au moyen âge mais les habits noirs du cortège royal ne permettaient pas cette illusion au spectateur et le faisaient retomber bien vite et de bien haut en plein dix-neuvième siècle.

Après avoir baisé le crucifix que lui présentait le père abbé et écouté le discours plein de convenance et de charme qu’il lui adressa, le roi entra dans l’église, précédé des moines et des prêtres. On célébra le saint sacrifice, et les religieux chantèrent ensuite le Domine, salvum fac regem, et leur inimitable Salve, Regina. Puis le roi, conduit par le père abbé, visita en détail tout le monastère, et je me retirai rempli des émotions de ce grand et singulier spectacle.

Six mois après, le roi Louis-Philippe voyait son trône brisé par un orage populaire ; il passait silencieux et fugitif tout près de cette même contrée où l’avait précédé le roi Charles X, où l’avaient accueilli naguère les acclamations de vingt mille spectateurs accourus sur ses pas. Sa race était bannie, fugitive comme lui, et cependant le père abbé de la Trappe continuait à régner paisiblement sur son petit troupeau : cette fois encore, la houlette du pasteur avait été plus solide que le sceptre du souverain.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de l’Église et du monde. Les rois s’élèvent et tombent, les dynasties se fondent, vivent et meurent ; les empires se succèdent, les peuples même sont remplacés par d’autres peuples, et la face de la terre va sans cesse se renouvelant ; mais l’Église de Jésus-Christ, toujours persécutée, toujours à la veille de périr, vit toujours et ne meurt jamais ! Elle vit et communique son éternelle jeunesse aux institutions qui viennent d’elle. De même que saint Pierre régnait à Rome sur l’Église naissante, il y a dix-huit siècles, le pape Pie IX règne aujourd’hui sur le monde catholique et, de même que les moines, disciples de saint Antoine, florissaient au désert d’Égypte il y a quinze cents ans, les trappistes fleurissent aujourd’hui dans la solitude de Mortagne comme au désert de Staouëli, car les œuvres des hommes passent, mais l’œuvre de Dieu ne passe pas.

  1. Les Trappistes, histoire de la Trappe, par M. Casimir Gaillardin, 2 vol., 1844, A. Bray.
  2. Note de l’auteur. — À ceux qui se récrieraient contre la folie de ces austérités, il est bon de rappeler que le jeûne pour tous les chrétiens, dans les premiers siècles de l’Église, consistait à ne rien prendre avant le coucher du soleil.