Témoignages et souvenirs (Ségur)/Une Visite à l’Hôpital militaire

La bibliothèque libre.

II

UNE VISITE À L’HÔPITAL MILITAIRE.


Après les journées de juin 1848, un bon prêtre de l’église des Missions étrangères, désirant venir en aide aux besoins des nombreux soldats casernés à l’École militaire et dans les baraques des Invalides, eut la pensée de les réunir dans une chapelle basse de son église, pour les instruire, leur parler de Dieu, et, par l’attrait du bien, les préserver du mal.

À cette époque, la belle chapelle de l’École militaire servait de magasin à fourrage et n’avait point encore été rendue au culte, comme elle l’a été depuis par l’ordre de l’Empereur. L’église des Missions étrangères devint donc bientôt, avec celle du Gros-Caillou, où une œuvre semblable avait été établie, la paroisse d’adoption des soldats chrétiens de ce quartier, et, les jours de fête surtout, ils y venaient en grand nombre. J’aimais à assister à ces réunions militaires, dont le charme simple et pieux me touchait jusqu’au fond du cœur. J’aimais aussi à revoir quelques-uns de ces bons soldats chez le prêtre dévoué qui s’était en quelque sorte improvisé leur aumônier et qu’ils chérissaient comme un père.

Parmi ces militaires, je ne tardai point à en distinguer un auquel je vouai bientôt une affection particulière. C’était un tout jeune homme, d’une physionomie douce et triste ; il avait des cheveux très blonds, un front élevé, plein d’intelligence, des yeux bleus, de petites moustaches à peine dessinées au-dessus de ses lèvres. Son air de distinction et de mélancolie me frappa dès le premier jour que je le vis. Je m’approchai affectueusement de lui et lui adressai quelques mots auxquels il répondit avec politesse, mais avec réserve. D’abord il fut silencieux, taciturne, comme en défiance puis il se détendit peu à peu ; son front devint moins sombre, sa physionomie plus confiante. Enfin son cœur s’ouvrit et s’épancha dans le mien. De ce moment, il devint plus aimant et plus affectueux chaque jour ; il se livra sans réserve à l’amitié que je lui offrais. Hélas ! cette amitié devait être courte, et, commencée dans une église, allait finir à l’hôpital.

De causeries en causeries, de confidences en confidences, je sus bientôt toute l’histoire du pauvre enfant. Elle était simple et ressemblait à celle de bien des soldats. Il était de Strasbourg, d’une famille honorable ; il avait un frère un peu plus âgé que lui, officier dans le même régiment. Après des études à peu près complètes, l’ennui, l’inquiétude d’esprit, je ne sais quelle funeste inspiration, le poussèrent à quitter la vie tranquille qui s’ouvrait devant lui pour la profession militaire. Il n’avait rien à craindre du recrutement, puisqu’il avait un frère sous les drapeaux. Il s’engagea cependant, et, quand je le connus, il était soldat depuis quelques mois. Déjà ses yeux étaient ouverts et son désillusionnement était complet il se voyait avec terreur, ou du moins avec chagrin, engagé pour sept ans dans une carrière qu’il n’aimait pas, pour laquelle il n’était pas fait, dans laquelle il s’était jeté par un coup de tête, malgré les larmes de sa mère, sans nécessité et sans goût. Quand je lui demandais comment il avait pris cette étrange résolution, il secouait la tête et me disait :

« Je ne sais pourquoi j’ai fait cette folie, mais je sais que je l’ai faite et que m’y voilà pour sept ans ! Mes parents ne sont pas assez riches pour me racheter et je ne le leur demanderai jamais ; ils ont mes frères et mes sœurs à élever. Le vin est tiré, il faut le boire… mais c’est un vin bien amer, ajoutait-il en souriant tristement, et j’aimerais mieux ma bonne bière de Strasbourg. »

C’est ainsi que le jeune étudiant alsacien se trouvait, sous la capote du soldat, en garnison à Paris, et c’est ainsi que l’on voit tous les jours tant d’autres jeunes gens gâter et perdre leur jeunesse et leur vie par irréflexion, par étourderie, comme à plaisir. Car est-ce faire autre chose que de se jeter tête basse et les yeux fermés dans une carrière qu’on ne connaît pas, qu’on détestera peut-être le lendemain du jour où on la connaîtra, et dont, par suite, on remplira mal les devoirs ? Certes, la carrière militaire est grande et sainte, et nul ne l’admire plus que moi. Après celle du prêtre, elle est belle entre toutes, parce que, plus que toute autre, elle exige du dévouement et du sacrifice ; mais, pour en être digne, il y faut entrer par la bonne porte, par la porte du devoir et de la réflexion. Les bons soldats, vraiment dignes de leur uniforme, sont, ou ces braves jeunes gens que le sort appelle tous les ans sous les drapeaux et qui répondent noblement et simplement à cet appel de la patrie, ou ces engagés volontaires qui se font soldats parce qu’ils sentent vibrer en eux cette sublime vocation des armes, apanage des fortes races et des âmes élevées. Quant à ces enfants qui s’engagent par coup de tête, par désespoir, par caprice, et qui ne prennent le régiment que comme un pis aller, je ne crois pas me tromper en disant que ceux-là sont, pour la plupart, de tristes soldats qui honorent rarement leur uniforme, et qui, trop souvent, le déshonorent.

Certes, mon jeune Alsacien, mon cher et pauvre Louis, n’était pas capable d’une action déshonorante, mais il manquait de cette énergie morale sans laquelle il n’est pas de bon soldat. Il était doux, obéissant, bon sujet, et se faisait rarement punir ; mais la vie militaire lui pesait, et il ne se sentait pas à sa place au milieu de ses camarades : leurs qualités et leurs défauts le choquaient également ; il ne savait pas tirer profit de ces trésors qui reposent si souvent au fond de l’âme simple et forte de nos soldats. Sans amis, sans compagnons, il s’assombrit et s’isola de plus en plus, et sa tristesse s’accrut avec son isolement. Si le bon Dieu, qui veille sur tous ses enfants, ne l’eût conduit comme par hasard à l’église des Missions étrangères, au milieu de ces douces et pieuses réunions de soldats, il fût devenu tout à fait malheureux ; car il n’était pas de ces âmes basses et grossières pour lesquelles l’inconduite est une occupation et un refuge : l’inconduite n’eût été pour lui qu’un ennui de plus et un remords. Mais il trouva dans cette humble église ce qu’il n’y cherchait peut-être pas, une satisfaction profonde aux besoins de son cœur et de véritables affections ; il y trouva des camarades chrétiens, des prêtres dévoués, toute la vie de l’âme et du cœur. Aussi s’éprit-il d’un tendre amour pour ces réunions ; il s’y rendait assidûment, et n’y manquait que lorsque son service l’en empêchait.

Cependant, vers la fin du mois de décembre 1850, il cessa tout à coup de venir aux Missions étrangères. Je crus d’abord qu’il avait été puni, et qu’il n’osait me l’écrire, et je pris patience ; mais plusieurs jours se passèrent, et Louis ne reparaissait pas. Enfin, j’appris par un de ses camarades qu’il était entré à l’hôpital militaire du Gros-Caillou, qu’il était assez gravement malade, et qu’il me faisait prier de l’aller voir. Le jeudi suivant, j’étais auprès de son lit.

Ce n’est que le jeudi et le dimanche, de midi à deux heures, qu’il est permis d’aller visiter les malades dans les hôpitaux militaires, avec une carte délivrée à l’intendance, et qui n’est jamais refusée à personne.

Mon pauvre Louis fut bien heureux de me voir. Son visage était pâle et son regard languissant ; néanmoins il ne se sentait pas atteint gravement, et je crus comme lui qu’il en serait quitte pour deux ou trois semaines d’hôpital. Après avoir doucement et longuement causé avec lui, je lui serrai la main et lui dis au revoir. Depuis lors je revins en effet le plus exactement possible, les jeudis et les dimanches, passer quelques moments au chevet du soldat malade.

C’était la première fois que je mettais le pied dans un hôpital militaire ; triste connaissance à faire et qui m’émut douloureusement ! C’est tout un monde que cet hôpital militaire du Gros-Caillou, monde de misères et de souffrance. De vastes corps de logis séparés par de grandes cours peuvent contenir de sept à huit cents lits trop souvent occupés. Les maladies sont classées par catégories et par salles : ici, la salle des fiévreux ; là, celle des blessés ; plus loin, les petites véroles, les scarlatines, les rougeoles ; ailleurs encore, des salles honteuses remplies de malades volontaires ; partout l’image de la souffrance, image plus attristante encore dans un hôpital militaire qu’ailleurs, car il n’y a là que des jeunes gens, des soldats dans la force de l’âge, et le contraste de cette jeunesse avec la souffrance et la mort, de cette langueur de la maladie avec l’énergie et l’activité de la vie militaire ; cette pâleur sur des fronts de vingt ans, et surtout la pensée que la plupart de ces pauvre enfants souffrent et vont mourir peut-être loin du regard et de l’amour de leur mère, tout cela accroît singulièrement la tristesse du spectacle, et remplit le cœur d’une émotion poignante.

Ce n’est point que l’aspect de l’hôpital soit triste et sombre par lui-même ; il est, au contraire, plein de soleil et de tranquillité. Les cours sont plantées de grands arbres et coupées de petits parterres de verdure et de fleurs. Les bâtiments sont propres et leurs murailles blanches ont une apparence de gaieté. À l’intérieur, les salles sont vastes, bien aérées, lumineuses, et, quand j’allais voir mon jeune ami, je remarquais avec satisfaction que le soleil de janvier ne brillait pas une minute au ciel sans que ses pâles rayons vinssent à travers les vitres des croisées réjouir les pauvres malades et leur sourire comme une espérance envoyée d’en haut. Mais qu’est-ce que le soleil et sa joyeuse lumière quand on a devant les yeux cette longue file de lits presque tous occupés par un soldat qui souffre ? Hélas ! la maladie est toujours la maladie, et un hôpital est toujours une triste demeure et un douloureux spectacle ?

En traversant les cours et les jardins pour me rendre à la salle de Louis, je contemplais chaque fois avec une douce émotion les malades qui, déjà à moitié guéris, se promenaient sous les grands arbres ou se tenaient assis le long des murs, respirant avec délices les rayons du soleil. Tous portaient une grande robe de chambre en laine grise, des pantalons pareils, des pantoufles en cuir jaune, une large cravate blanche qui retombait sur leur poitrine en forme de jabot ; ce costume est très pittoresque et sied assez bien. Si rien n’est plus triste que l’aspect d’un malade, rien n’est plus doux que la vue d’un convalescent. La physionomie conserve quelques traces des souffrances traversées, et la maladie apparaît encore à la pâleur des joues, à la fatigue des traits, mais elle apparaît comme une ennemie vaincue. On sent que la jeunesse l’emporte, que la force revient, que la vie renaît de toutes parts, et que bientôt ce malade, encore faible et languissant, ce convalescent à la démarche incertaine et vacillante, se redressera vaillant et vigoureux soldat, secouera l’uniforme de l’hôpital pour celui de la caserne, et sortira de la triste demeure joyeux, plein de vie, remerciant Dieu de sa santé reconquise. Se sentir vivre après qu’on s’est senti mourir, c’est là certainement une des plus grandes joies de ce monde ; cette joie, mon pauvre Louis ne devait pas la connaître.

Je ne tardai pas m’apercevoir qu’il était gravement attaqué et que son état empirait au lieu de s’améliorer. À chaque nouvelle visite, je le trouvais plus faible, plus pâle et plus découragé. Quand je l’aidais à se soulever ou à se retourner dans son lit, j’étais effrayé de sa maigreur toujours croissante : ses pauvres membres étaient réduits à rien. Quelquefois il me montrait ses bras avec un triste sourire ; j’essayais de sourire aussi et j’affectais devant lui un calme et une sécurité que je n’avais plus. Pourtant je ne désespérais pas encore ; je pensais seulement que la maladie était grave et que la guérison serait lente. Pour lui, comme la plupart des jeunes malades, il passait du découragement le plus complet aux plus folles espérances, tantôt certain de guérir en quelques jours, tantôt plus certain encore de mourir.

Un jour, il me raconta, tout heureux, un songe qu’il venait de faire. Il avait rêvé qu’il n’était plus malade ni soldat : il s’agissait bien d’hôpital ou de régiment ! Il était marié, père de famille : encore garçon au commencement de son rêve, à la fin il avait déjà deux enfants.

– Qu’en pensez-vous ? me dit-il en me regardant avec anxiété, comme si son sort eût réellement dépendu de ma réponse.

— Je pense, mon ami, repliquai-je en souriant, que tout arrivera comme vous l’avez rêvé ; seulement vous y mettrez un peu plus de temps.

À ce moment, j’espérais encore un peu qu’il en pourrait être ainsi ; mais bientôt je ne l’espérai plus. L’état du malade s’aggrava de jour en jour ; sa faiblesse devint extrême ; il parlait avec peine et d’une voix presque éteinte. Mes visites, après celles de l’aumônier et du bon prêtre des Missions étrangères, étaient, je crois, ses seules consolations car son frère était alors malade comme lui, et, quoique dans le même hôpital, il ne pouvait sortir de son lit pour aller embrasser le pauvre enfant, qu’il ne savait pas d’ailleurs si gravement atteint.

Chaque fois que j’entrais dans la salle de mon pauvre soldat, je voyais ses yeux se tourner de mon côté, et, quand j’approchais de son lit, ils étaient souvent humides de larmes commencées : rien n’est navrant à voir comme ces larmes des malades qui s’arrêtent au bord de la paupière, parce qu’elles n’ont pas la force de couler ! Je prenais la main de Louis, cette pauvre main amaigrie et brûlante, et je devais rester longtemps ainsi : j’essayais de le consoler ; il m’écoutait, me répondait à peine et restait les yeux toujours fixés sur moi. Son regard doux et triste semblait me dire : « Je vous aime, je sais que vous m’aimez ne vous en allez pas, je n’ai plus que peu de temps à vous voir en ce monde. »

Ah ! j’ai fait bien du mal dans ma vie ; j’ai beaucoup, j’ai gravement péché devant Dieu mais, quand le souvenir de mes fautes me poursuit et m’accable, je pense à ce pauvre soldat mourant, au bien que je crois lui avoir fait durant son long séjour à l’hôpital, et cette pensée me rend un peu de courage et de confiance dans la miséricorde infinie du Seigneur. Ô mon cher Louis ! si tu es au ciel, comme je l’espère, prie pour ce pécheur qui fut ton ami et qui chercha à adoucir les derniers moments de ton passage sur la terre !

C’est ainsi que se passaient mes visites à l’hôpital. Après quelques dernières paroles d’espoir et de religion, je disais adieu à mon malade, j’embrassais son front humide et froid et, quand je refermais la porte de la salle, j’apercevais encore son regard qui me suivait.

La dernière fois que je le vis, ce fut le dimanche 23 février 1851 : je devais partir le lendemain pour un voyage de cinq à six jours. Je trouvai Louis un peu mieux ; on l’avait changé de lit. Je lui dis que j’allais m’absenter une partie de la semaine et que je ne pourrais venir le voir le jeudi suivant, mais que je viendrais certainement le dimanche. Cette nouvelle t’affligea sans le tourmenter beaucoup ; ce jour-là il avait bon espoir, et j’avoue que je partageai un peu sa confiance. Je lui avais apporté quelques petites médailles de la sainte Vierge en argent je lui en mis une au cou et je serrai les autres dans son portefeuille, pour qu’il pût au besoin en donner à ses camarades d’hôpital. Il me remercia beaucoup et parut ravi d’avoir sur son cœur l’image de la sainte mère de Dieu. Quoiqu’il ne se fût pas encore confessé, il était dans d’excellentes dispositions, et j’étais assuré qu’à l’instant où il se sentirait en danger, il ne manquerait pas de demander l’aumônier. Je partis donc plus tranquille que de coutume et lui dis au revoir sans trop d’inquiétude.

Quand je revins à Paris, le samedi matin, je trouvai la lettre suivante, que m’adressait un camarade de régiment de Louis, alors à l’hôpital comme lui.

« Mon cher monsieur, je m’empresse de vous faire savoir la triste situation de K***, son mal empire de plus en plus. À midi, il a eu la visite d’un sous-lieutenant auquel il a encore pu parler ; à midi et demi, il a été plus mal… Pourquoi vous le cacher ? il a expiré très paisiblement après cinq minutes d’agonie. Je regrette bien de ne m’être pas trouvé là pour ses derniers moments. Je suis arrivé cinq minutes trop tard ; il rendait le dernier soupir comme j’entrais dans la salle… Il me disait hier qu’il s’était confessé, qu’il en était content, qu’il pensait toujours à la sainte Vierge, que vous lui aviez donné des petites médailles, qu’il y tenait beaucoup. Je crois qu’il est dans le ciel, car il est mort saintement. »

Cette lettre me causa autant de chagrin que de surprise. Ainsi mon pauvre Louis était mort, et je n’avais pas assisté à ses derniers moments ! Je m’étais absenté cinq jours seulement, et je ne le retrouvais plus au retour ! Encore tout ému de cette fatale nouvelle, je courus à l’hôpital et je montai chez l’aumônier ; j’étais avide d’avoir quelques nouveaux détails sur la mort du soldat. Cet excellent prêtre, auquel j’avais déjà recommandé particulièrement mon malade, me confirma la nouvelle du funeste événement ; il m’affirma aussi que, la veille de sa mort, le jeudi soir, Louis s’était confessé avec toute sa connaissance. Ne croyant pas à une fin si prochaine, il ne lui avait point administré les derniers sacrements de l’Église mais la mort était venue plus vite qu’il ne l’avait pensé, et le lendemain vendredi, vers midi, Louis avait expiré presque subitement, avant qu’on eût eu le temps d’aller chercher l’aumônier.

Tout en regrettant amèrement que mon pauvre ami n’eût point été administré, la pensée qu’il avait reçu le sacrement de Pénitence et le pardon de ses fautes, la veille même de sa mort, fut pour moi une grande consolation, et je pus me dire avec une certitude presque absolue que son âme était sauvée. En quittant le bon aumônier, je voulus aller une fois encore dans la salle où le jeune soldat était mort ; j’espérais avoir quelques détails de plus par ses camarades d’hôpital. J’entrai dans la salle, et j’aperçus du premier coup d’œil le lit où j’avais vu Louis pour la dernière fois. Il était vide, recouvert d’un drap blanc, et semblait attendre un nouveau malade ; rien n’indiquait que la mort venait de passer par là, et déjà les traces du dernier séjour de mon pauvre Louis sur la terre avaient disparu. Deux soldats étaient couchés de chaque côté de ce lit abandonné ; je m’approchai d’eux et leur demandai s’ils avaient vu mourir leur camarade. Ils me répondirent affirmativement, mais ne purent rien m’apprendre de nouveau, si ce n’est que Louis n’avait perdu connaissance qu’une demi-heure avant sa mort, et qu’il avait succombé sans souffrance apparente, sans agonie violente et presque subitement, comme une lampe vide d’huile qui s’éteint tout à coup après avoir vacillé longtemps.

Après avoir prié tout bas pour le pauvre enfant qui avait souffert et était mort en ce lieu, je quittai cette triste salle et j’allai trouver le soldat qui m’avait écrit pour m’annoncer la fatale nouvelle. Je sus de lui que Louis avait eu la consolation de voir, quelques jours avant sa mort, son frère, qui, le sachant beaucoup plus mal, avait quitté son lit, au risque de se tuer, et était venu l’embrasser une dernière fois touchant et douloureux spectacle que celui de ces deux jeunes frères, tous deux militaires et presque du même âge, l’un mourant, l’autre gravement malade, échangeant des caresses éternelles et s’épanchant dans un adieu suprême. J’appris aussi que les soldats de la compagnie de Louis avaient résolu de le faire enterrer à leurs frais et d’assister à ses funérailles, fixées au lendemain. Son corps, déjà porté à l’amphithéâtre, avait donc été replacé intact dans un cercueil et devait être enseveli avec quelque solennité. J’aurais voulu ravoir, comme un dernier souvenir du pauvre soldat, la petite médaille de la sainte Vierge que j’avais attachée à son cou huit jours auparavant, mais cela me fut impossible, elle avait disparu, et son frère, non plus que moi, n’en entendit jamais parler.

Le lendemain à midi, je me rendis à la chapelle de l’hôpital ; toute la compagnie de Louis, le corps des officiers en tête, assista avec recueillement à la cérémonie funèbre. Puis le cortège se mit en marche pour le cimetière ; les soldats marchaient sur deux lignes, le fusil baissé vers la terre ; le cercueil était porté par des camarades de Louis ; je suivais par derrière avec les officiers. Nous arrivâmes ainsi au cimetière du Mont-Parnasse, où sont enterrés les soldats qui meurent à l’hôpital du Gros-Caillou. Le cercueil disparut bientôt sous la terre que les fossoyeurs rejetèrent par-dessus, et tout le monde se retira, officiers et soldats. C’en était fait, tout était terminé, et Louis avait définitivement disparu de ce monde, ne laissant pour seules traces de son passage ici-bas que des larmes silencieuses que le temps devait bientôt sécher, si ce n’est dans les yeux de sa mère.

En quittant le cimetière, je commandai une croix de bois portant le nom du pauvre soldat, son âge et la date de sa mort, afin que le signe sacré de la Rédemption indiquât la place où reposaient ses restes mortels ; mais son frère m’envia ce soin pieux et voulut s’acquitter seul de ce dernier devoir. Peu de temps après, quand il fut sorti de l’hôpital, ce noble jeune homme, alors sous-lieutenant, aujourd’hui un des officiers supérieurs les plus distingués et les plus chrétiens de l’armée, vint me voir et me remercier. Nous nous aimâmes bientôt, et de ce jour a daté pour nous une liaison sérieuse et chrétienne qui, née sur un tombeau, ne finira pas même avec notre vie.

En racontant l’histoire de ce pauvre engagé volontaire, mort à vingt ans dans un lit d’hôpital, j’ai raconté l’histoire de bien des soldats, histoire d’hier, d’aujourd’hui, hélas ! et de demain. Car à l’armée, comme partout, malgré la jeunesse, malgré la force, la mort moissonne incessamment, et l’hôpital est un champ de bataille toujours ouvert pour les soldats et toujours encombré de morts et de mourants. Triste champ de bataille, en vérité, où l’on succombe sans gloire, sans profit pour la patrie, quelquefois avec le remords déchirant de se sentir mourir par sa faute ; séjour de souffrance et d’inconsolable douleur, si, là, comme partout, Dieu n’avait placé de saintes âmes pour adoucir à ses pauvres enfants de l’armée l’amertume de la dernière heure. Cette consolation suprême du soldat mourant, cette joie de l’hôpital, c’est l’aumônier, quand il est saint et dévoué comme celui du Gros-Caillou ce sont les sœurs de Charité, qui rayonnent autour de lui, et dont le sourire angélique réjouit les longues salles et illumine les pâles visages des malades.

C’est un grand et saint ministère que celui d’un aumônier d’hôpital militaire. Il en est peu de plus pénibles et de plus durs, mais il n’en est point, peut-être, de plus consolant. Passer sa vie au milieu des malades et des mourants, voir et revoir chaque jour toutes les misères humaines dans leur horrible variété, entendre des plaintes, des gémissements, des cris de douleur, assister à ce spectacle navrant de la vie qui s’éteint dans des yeux de vingt ans, c’est une cruelle épreuve pour un cœur bon et dévoué, pour le cœur d’un prêtre tout pénétré de la tendresse infinie et de la compassion du Sauveur Jésus. Mais à côté de l’absinthe, voici le miel des consolations célestes ! Ces malades, ces mourants, ce sont de braves soldats, de pauvres jeunes gens, souvent plus souffrants de l’âme que du corps, avides d’affection humaine et de miséricorde divine, qui accueillent une bonne parole, un sourire bienveillant avec des larmes de joie, qui saisissent avec un touchant empressement la main amie qu’on leur présente, pour lesquels le prêtre qui s’approche est véritablement l’ange de la consolation et de la paix. Avec lui, ils croient voir entrer dans leur salle de douleur les souvenirs du passé, les doux, les ineffaçables souvenirs de l’enfance, du village et de la famille. La main qu’il leur tend, c’est la main d’un père, et quand, penché sur leur couche, il sourit doucement et parle à voix basse, ils croient voir sourire et entendre parler leur mère. Émotion puissante et vraie, baume consolant qui fait souvent plus que tous les remèdes pour la guérison du corps et qui assure la guérison de l’âme ! C’est là la grande, la sublime consolation de ce saint ministère c’est qu’il n’est point stérile, c’est qu’il n’est point repoussé, c’est qu’il peuple le ciel en consolant la terre.

Le plus grand, ou, pour mieux dire, le seul vrai chagrin du prêtre digne de ce nom, c’est de sentir que son travail est inutile, non pas devant Dieu, qui voit et récompense tout, mais pour la sanctification des hommes. C’est de se dire à la fin du jour, après avoir répandu à flots sa sueur et son dévouement, qu’il n’a rien fait, rien d’apparent du moins, et qu’il n’a point gagné une âme à Dieu. C’est de voir autour de lui des créatures faites à l’image divine, qui se perdent comme à plaisir, qui vivent dans l’oubli du salut, qui se répandent en mille agitations, en mille soucis de la terre, et qui courent à l’éternité sans faire une seule œuvre pour l’éternité. C’est de poursuivre en vain ces âmes fuyantes et insaisissables comme l’eau, de les trouver ou sourdes ou aveugles, ou prévenues, indifférentes quand elles ne sont point hostiles et insultantes. C’est de courir, au milieu des ronces et des épines, après la brebis errante, et de revenir le soir au bercail les mains ensanglantées et vides. Voilà la grande épreuve du bon prêtre, voilà le plus cruel sacrifice du missionnaire, et telle fut aussi sans doute la plus grande douleur du Calvaire. Donner son cœur, donner ses sueurs, donner son sang, ce n’est rien. Mais donner tout cela inutilement pour beaucoup, sinon pour tous, c’est vider véritablement jusqu’à la lie le calice de l’amertume et de la désolation.

Eh bien ! cette désolation suprême, l’aumônier de l’hôpital militaire ne la connaît pas. Il se fatigue, mais sa fatigue est féconde ; il le sait, il le voit ; il en touche les fruits. Il s’épuise, mais bien des âmes se nourrissent de son épuisement ; il peut mourir à la peine, mais il sait que sa mort elle-même sèmera au loin la résurrection et la vie. Il est, en effet, presque sans exemple que les soldats malades refusent les secours d’un bon aumônier ; ils les accueillent, au contraire, avec une joie et une piété touchantes, et meurent souvent comme des saints, sans un murmure, sans un regret donné à la vie, la sérénité sur le front et le ciel dans les yeux.

Parfois cependant des scènes terribles viennent troubler cette sérénité des morts chrétiennes, et des circonstances se rencontrent où il faut que l’homme disparaisse tout entier derrière le prêtre pour que celui-ci puisse accomplir jusqu’au bout son divin ministère. Un jour, en arrivant à l’hôpital, où j’allais voir en même temps l’aumônier et un soldat malade, je trouvai le bon prêtre plus pâle et moins calme que de coutume. Je l’interrogeai et je sus de lui qu’il venait visiter un zouave, récemment revenu de Crimée, chez lequel des symptômes d’hydrophobie se manifestaient depuis le matin. Ce malheureux avait été mordu quelques jours auparavant par un chien enragé, et la terrible maladie, la maladie sans remède, désespoir des médecins et horreur de la nature, venait d’éclater en lui avec violence. Aussitôt on l’avait enfermé seul dans un cabinet écarté ; les infirmiers osaient à peine y pénétrer, et n’approchaient de lui que le moins possible et plusieurs à la fois. Les crises de cet infortuné se succédaient presque sans interruption, et, dans ces crises terribles, il s’élançait de son lit, à demi nu, la bouche écumante, et se tordait à terre dans d’affreuses convulsions. Puis, quand la crise était passée, il se jetait à genoux, priait à haute voix d’une manière si touchante, avec des accents si profonds et si résignés, qu’en l’entendant tous les assistants pleuraient à chaudes larmes.

Il demandait avec instance l’aumônier pour se confesser et recevoir l’absolution. Le bon prêtre frémit, mais n’hésita pas un instant : il entra dans le cabinet où gisait le malheureux zouave, et, comme il fallait qu’il fût seul avec le malade pour entendre sa confession, il dit aux infirmiers de se retirer : les infirmiers obéirent en tremblant. Scène terrible que cette de cette confession sans cesse interrompue par les convulsions et les cris du mourant, et pendant laquelle l’infortuné entremêlait de hurlements involontaires l’humble aveu de ses fautes. Il fallut plus d’une fois que le prêtre le retînt dans ses bras pour l’empêcher de s’élancer sur lui et qu’il le replaçât de force dans son lit, comme une bonne mère qui presse sur son cœur l’enfant malade ou révolté qui se débat avec fureur contre son amour.

Enfin le mystère de miséricorde s’accomplit, et le prêtre épuisé sortit de ce triste séjour, laissant le pauvre zouave consolé et pardonné, avec la promesse, qu’il a tenue, de venir le revoir encore. Telle est l’énergie sublime que donne la charité de Jésus-Christ à ceux qui en portent une étincelle dans leur cœur !

En traversant les cours et les salles de l’hôpital avec l’aumônier, je vis partout une impression de consternation et d’effroi ; les convalescents parlaient à voix basse ; les malades semblaient frappés de stupeur, car l’histoire du zouave enragé s’était répandue partout avec la rapidité de l’éclair, et d’ailleurs on entendait au loin, dans les salles et les cours environnantes, le bruit mal étouffé de ses hurlements.

Dans la salle où se trouvait le malade que j’allais voir, un lit tout proche du sien était recouvert d’un drap blanc : ce drap cachait le corps d’un grenadier de la garde, qui avait été administré une heure auparavant et qui venait de rendre le dernier soupir. Ce jour-là, plus que jamais, je trouvai que l’hôpital est un triste séjour.

Quelque temps après, je revis l’aumônier et lui demandai des nouvelles du pauvre zouave : il m’apprit qu’il avait succombé le lendemain du jour où il s’était confessé, et que jusqu’à la fin il avait manifesté des sentiments admirables de foi et d’amour de Dieu. En mourant, ses lèvres écumantes murmuraient encore les noms de Jésus et de Marie. Pauvre soldat ! Il est arrivé au ciel par un terrible chemin ! Mais qu’importent les horreurs de la route quand on est parvenu au terme du voyage ?

C’est ainsi, c’est par ces victoires éclatantes du zèle et de la charité sur la nature, qu’un bon aumônier d’hôpital acquiert sur ses malades une influence salutaire et une autorité qu’il ne fait servir qu’au salut de leurs âmes. C’est ainsi qu’il réconcilie les mourants, qu’il régénère et fortifie dans les sacrements divins de la Pénitence et de l’Eucharistie ceux mêmes qui, victorieux de la maladie et de la mort, quittent l’hôpital pour retourner au régiment, et qu’il obtient des uns et des autres les témoignages les plus touchants de reconnaissance et d’amour. Quant au prêtre qui fuirait ces combats de chaque jour, et qui, par lâcheté et par négligence, laisserait partir sans préparation et sans secours, soit pour le monde, soit pour l’éternité, ces âmes dont il est responsable devant Dieu, celui-là, s’il existe, n’est pas un vrai prêtre de Jésus-Christ, et terrible est le compte qu’il devra rendre un jour au tribunal de l’éternel juge.

J’ai parlé de reconnaissance et d’amour : il n’est point, en effet, de cœur plus affectueux et plus reconnaissant que le cœur des soldats. J’en ai fait l’expérience personnelle, ayant eu quelquefois l’occasion de rendre service à plusieurs d’entre eux. J’ai presque toujours rencontré chez les soldats que j’ai obligés une reconnaissance très supérieure au bienfait ; ce qui est contraire à toutes les règles, ou du moins à tous les usages qui régissent cette matière si délicate des services acceptés et rendus. Il est vrai que le bien que je cherchais à leur procurer était un bien tout spirituel, tendant uniquement à la paix et à la sanctification de leurs âmes or, c’est de tous les bienfaits le plus précieux en réalité, et celui que les soldats savent apprécier au-dessus de tous les autres. Autant ils sont prompts à accepter les conseils, les exemples et les consolations de la religion quand on les leur présente avec affection, autant ils sont reconnaissants envers ceux qui ont contribué, directement ou non, à les leur faire goûter. Tâche facile autant que douce, féconde en consolations et en fruits ! Il est si doux et si rare, hélas ! quand on parle du bon Dieu, de sentir tomber ses paroles dans des cœurs tout ouverts, encore animés des émotions généreuses de la jeunesse, prêts à servir Jésus-Christ avec l’énergie de la foi après l’avoir offensé avec l’entraînement de l’ignorance et de la passion dans des cœurs ardents et tendres qui aimeront Dieu et ceux qui leur parlent de Dieu plus vivement qu’ils n’ont aimé le mal et les apôtres du mal.

C’est à cette générosité chrétienne des militaires, à cette promptitude de repentir, à cet entraînement de reconnaissance, que je dois une des joies les plus vraies de ma vie ; si le trait que je vais rapporter est une digression, que le lecteur me le pardonne. Le cœur de nos admirables soldats s’y peint si vivement et avec un naturel si touchant, que nul, j’en suis sûr, après l’avoir lu, n’aura le courage de me le reprocher.

En 1850, j’avais composé un petit volume de contes et de récits pour les militaires, sous le titre de Dimanche des soldats, et j’en avais envoyé quelques exemplaires à ceux que j’avais connus en garnison à Paris. Un d’entre eux, alors à Lille, m’écrivit la lettre suivante, en réponse à l’envoi de ce petit livre ; j’y laisse à dessein les fautes de français, et je la donne telle qu’elle est sortie de la plume et du cœur du soldat et telle qu’elle est tombée sur mon cœur :

« Votre livre m’a fait bien plaisir, et, le soir, il m’est arrivé une circonstance que je vais vous raconter. Dans la chambre où je couche, nous sommes onze soldats, plus un caporal. Le soir donc, à cinq heures, j’ai acheté une chandelle de quinze centimes, j’ai fait un chandelier de ma baïonnette, que j’ai mis à la tête de mon lit ; je me suis couché ; j’ai appelé mes camarades, que j’ai fait asseoir sur les lits à côté du mien ; ils ont tous obéi ; et voilà ce que je leur ai dit – Ô mes bons camarades ! tous les soirs, à Loos, vous me disiez de vous conter des histoires ; eh bien, ce soir, je vais vous en conter ; ceux qui voudront se coucher, je leur donne la permission, mais pas de dormir ! Ils m’ont dit : – Si c’est bien beau, nous ne nous coucherons pas. – Eh bien, leur dis-je, écoutez-bien. J’ai commencé par le Retour au village ; ils m’ont tous écouté avec un profond silence, et, quand j’ai eu fini ce premier chapitre, je leur ai demandé comment ils ont trouvé ça. — Très bien, m’ont-ils dit. Et il a fallu continuer. À la Chemise d’un homme heureux, ils ont bien ri ; mais Notre-Dame des Victoires, le Pont d’Angers, c’était différent : il y en a qui ont pleuré, et un principalement dont je vais vous dire deux mots tout à l’heure. Enfin, je leur ai lu jusqu’au septième dimanche, la Mort du sergent Herbuel. Il était dix heures, ils sont allés se coucher tout tristes. Un seul est resté debout, pensif ; la tête dans ses deux mains, il est resté au moins une demi-heure dans cette posture. Je le voyais bien, mais je voulais le laisser réfléchir ; j’avais plaisir à le considérer ainsi. Enfin je l’ai appelé ; il a relevé la tête et regardé autour de lui comme s’il sortait d’un rêve. Je l’ai appelé une seconde fois, il m’a regardé et j’ai vu de grosses larmes qui coulaient le long de ses joues ; il était beau ainsi ! Et puis il est venu à moi ; il m’embrassait comme pour du pain, et me disait en pleurant : – Je ferai comme le camarade de Jacques, je veux aller à la messe et me confesser ; je n’irai pas à Notre-Dame des Victoires, mais à Lille, où je trouverai un bon prêtre comme celui que le camarade de Jacques a vu prêcher !

« Il s’est détourné du côté de ceux qui le regardaient (car ils se sont tous levés pour voir et entendre ce qu’il me disait) : — Eh bien, leur dit-il, lesquels de vous viendront avec moi demain se confesser ? – Moi ! dit un ; et il est venu l’embrasser ; les autres sont restés muets… Nous nous sommes mis à prier, eux pour demander pardon à Dieu de leurs péchés, moi, pour prier Dieu et la sainte Vierge de les maintenir dans les mêmes idées jusqu’au lendemain. Mes prières ont été exaucées, j’en suis heureux. Le lendemain, ils étaient levés avant que la diane fût battue : ils m’ont embrassé en me disant — Viens nous conduire chez un prêtre pour nous confesser. – Hélas ! leur dis-je, je ne le peux pas, car je suis obligé d’aller à l’exercice des sous-officiers, caporaux et élèves. Enfin, je leur ai donné l’adresse de M. l’abbé*** ; ils ne l’ont pas trouvé, mais un autre l’a remplacé pour l’office ; ils sont revenus gais et joyeux comme des pinsons. La première chose qu’ils m’ont dite en arrivant, la voilà – Tu nous a sauvés ! – Non, leur dis-je, ce n’est pas moi, mais celui qui a fait le livre où se trouve la belle histoire de Notre-Dame des Victoires… Je leur ai dit votre nom. L*** n’a cessé de le répéter ; je lui ai prêté votre livre, il l’a tout lu, et votre nom, il l’a écrit partout, sur les murs et même sur la couverture de son livret. Le fourrier est venu précisément le lui demander comme il finissait de l’écrire. – Qu’est-ce que c’est que ça, M. de Ségur sur votre livret ? Qui a mis ce nom ? — C’est moi, fourrier. — Eh bien, vous serez consigné deux jours pour vous apprendre à mettre d’autres noms que le vôtre. — Dame, mon fourrier, dit-il, je ferai deux jours de consigne de grand cœur pour avoir connu ce nom-là ! — Comment donc ? lui demanda le fourrier. Et alors L*** lui raconta tout et finit en disant : – Je me suis confessé ce matin, demain j’y retournerai, et dimanche je communierai. — Vous êtes un brave garçon, lui dit le fourrier ; vous n’avez pas de respect humain, et voilà comme j’aime les chrétiens ! »

Non ! je dois l’avouer, jamais lettre ne m’entra plus avant dans le cœur ! Après l’avoir lue, je me mis à genoux, je remerciai Dieu et je pleurai. Je remerciai Dieu d’avoir fait des âmes si grandes et si simples, si promptes au repentir, à la reconnaissance et à l’amour ; et je pleurai d’avoir été jugé digne de servir d’instrument pour agir sur ces âmes. Certes, c’est pour un auteur une douce et pénétrante émotion que les suffrages et les éloges des juges et des maîtres de l’art. Eh bien, je ne crains pas de l’affirmer, jamais auteur ne ressentit plus de joie en recevant les félicitations empressées des académiciens et des écrivains illustres, que je n’en éprouvai en lisant et relisant la lettre pleine de fautes d’orthographe de ce pauvre soldat. Elle m’apprenait, non que j’avais fait un beau livre, mais que j’avais fait un livre utile ; elle m’apprenait que j’avais touché à fond une âme, une de ces chères âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ. Puissé-je, avec la grâce de Dieu, atteindre encore ce but et n’en poursuivre jamais un autre en écrivant !

Voilà comment les soldats savent aimer Dieu et les chrétiens qui cherchent à les ramener à Dieu. Il est facile de juger par là de leur reconnaissance ardente envers leurs aumôniers et leurs sœurs de Charité. Ils aiment, ils vénèrent ces bonnes sœurs, et, qu’on le sache à l’éternel honneur du cœur humain, ce qu’ils chérissent le plus en elles, ce n’est pas tant l’allégement qu’elles apportent aux misères de leurs corps que l’amour qu’elles manifestent pour leurs âmes. Je ne parlerai point longuement de ces admirables servantes de Jésus-Christ. Avant la guerre d’Orient, il eût peut-être été opportun de raconter les prodiges de leur charité et de leur dévouement car la France, la France elle-même, dont elles sont peut-être le plus beau titre de gloire, ne les connaissait qu’à demi, et ne les mettait point assez haut dans son respect et dans son amour. Il a fallu cette immortelle campagne pour les révéler tout entières à la France et au monde. Mais enfin, aujourd’hui que cette révélation a eu lieu, que pourrais-je dire sur elles qui n’ait été proclamé hautement, non seulement par des Français et des catholiques, mais par des Russes, des protestants et des Turcs ? Non, saintes filles, chastes épouses de Jésus-Christ, alors même que mon témoignage serait retentissant dans le monde, vous n’avez pas besoin de mon témoignage !

La seule chose que je veuille, que je doive dire, et que tout homme de cœur et de foi redira avec moi, si l’esprit de parti n’étouffe point en lui tout esprit de justice, c’est qu’en plaçant les sœurs de Charité dans les hôpitaux militaires de France, Napoléon III a fait une œuvre digne de la bénédiction de Dieu et de la reconnaissance publique ; c’est qu’il a rendu aux familles, à la religion et à l’armée un de ces services dont les âmes chrétiennes se souviennent toujours. Le premier depuis cinquante ans, il a rendu des sœurs, de bonnes, pieuses et tendres sœurs, aux pauvres soldats malades, et par là il a donné aux mères chrétiennes la plus précieuse, la seule vraie consolation, et il a assuré dans l’armée le salut de bien des âmes. Aussi, quand cette grande nouvelle pénétra pour la première fois dans l’hôpital militaire du Gros-Caillou, et qu’elle eut gagné de dortoir en dortoir avec une incroyable rapidité, on vit dans toutes les salles, et par un élan spontané de reconnaissance et de joie, les pauvres malades se soulever sur leurs lits et s’écrier du fond de l’âme : « Vivent les sœurs ! Vive l’Empereur ! »

Et depuis qu’elles ont pris possession de leurs sublimes fonctions, d’autant plus sublimes quelles sont plus humbles et plus restreintes, quelle intimité touchante s’est immédiatement établie entre elles et les soldats ! Quelle tendresse et quel respect de la part des malades, quelle modestie souveraine de la part des sœurs ! Quelle chasteté simple et profonde, qui rayonne si visiblement autour d’elles, qu’elle fait paraître naturelles toutes les saintes audaces de la charité, et que le cynisme lui-même, interdit et troublé, balbutie, s’incline et se tait en leur présence !

Oh ! qu’il avait bien raison, le grand saint Vincent de Paul, leur fondateur, quand, répondant à ceux qui s’effrayaient de cette nouveauté hardie de jeter ses religieuses au milieu du monde, des hommes, des soldats, sans même leur donner de voile, il disait cette parole divine : « Elles auront leurs vertus pour voile ! » Oui, grand saint, vous avez dit vrai. Vos filles ont leur vertu pour voile, et c’est un voile qui les a toujours protégées et qui les protégera toujours. Mais cette vertu qui remplace tout et qui permet tout, c’est la seule vertu chrétienne, c’est la vertu descendue du ciel, née dans le sang du Calvaire et consacrée par le triple sacrifice de la richesse, de la liberté et de la maternité ! C’est la vertu des Vierges, des chastes épouses de Jésus-Christ, la vertu des sœurs de Charité !

Un seul fait en dira plus que toutes ces phrases sur l’utilité de la présence des sœurs dans les hôpitaux militaires : là où il y a des sœurs, la mortalité diminue sensiblement, et elle diminuerait plus encore si leur action était plus libre et plus étendue, comme je l’expliquerai tout à l’heure. La mortalité diminue, non seulement parce que les soldats reçoivent de ces saintes filles de meilleurs soins physiques, mais surtout parce qu’elles apportent avec elles une paix, une douceur, une sérénité qui agissent puissamment sur l’âme des malades. À leur vue, l’espérance et la sécurité renaissent dans ces pauvres âmes souvent plus souffrantes que les corps qu’elles animent. Leur seule présence console, et telle est l’action de l’esprit sur la matière, que consoler c’est guérir.

Là, au contraire, où il n’y a que des infirmiers militaires, quelle différence dans l’aspect de l’hôpital et dans le traitement des malades ! Ce n’est pas que je veuille dire du mal de ces pauvres infirmiers, qui ont largement payé leur tribut dans la guerre d’Orient, et parmi lesquels je connais quelques âmes admirables. Je ne leur reproche qu’une chose, et ils ne peuvent m’en vouloir beaucoup, c’est d’être des hommes comme les autres. Pour recruter ce corps, comme tous les corps d’armée, on n’exige ni vertus, ni qualités, ni aptitudes spéciales. Qu’en résulte-t-il ? C’est que, la plupart du temps, n’étant pas soutenus par l’énergie surnaturelle de la foi, et se trouvant sans cesse en présence de malades dont ils doivent être par état les serviteurs dévoués, auxquels ils doivent rendre les soins même les plus répugnants, ils se laissent aller au dégoût, à l’ennui, à des brusqueries aussi naturelles que regrettables. De leurs mains, qui ne se joignent point pour la prière et que n’a point adoucies l’amour de Jésus-Christ, ils manient rudement le corps et l’âme des malades. Ils ignorent les délicatesses, les ménagements, les tendresses ingénieuses de la charité. Habitués à avoir sans cesse devant les yeux des mourants et des morts, ils s’endurcissent à ce spectacle et bientôt n’y compatissent plus. On en a vu, plus d’une fois, s’oublier jusqu’à discuter à haute voix devant les malades l’époque probable de leur mort, jusqu’à en plaisanter entre eux et en faire le sujet de détestables paris. Alors même qu’ils ne s’emportent pas jusqu’à de tels excès, ils sont habituellement sans douceur et sans compassion, et l’on peut dire que toute cette hygiène morale, si je puis ainsi parler, plus importante peut-être que les soins physiques pour assurer la guérison, n’existe point avec eux.

Pourquoi ? Hélas ! je l’ai dit et je le répète, parce qu’ils sont des hommes et qu’ils exercent en hommes un ministère pour lequel les hommes ne suffisent pas. Pour ce ministère sacré des malades et des mourants, il faut des saints ou des saintes, il faut des fils de Saint-Jean de Dieu ou des filles de la Charité.

C’est donc une grande et belle œuvre que d’avoir placé les sœurs de Saint-Vincent de Paul dans les hôpitaux militaires de France ; mais ce n’est pas tout, et il reste encore à faire ; il reste des devoirs sacrés, j’ose le dire, et en même temps bien faciles à remplir à l’égard de nos soldats malades. Je me permettrai d’indiquer ici les plus urgents.

Il est d’abord une chose qui frappe et qui choque vivement quand on entre dans un hôpital militaire. Contrairement à ce qui se passe dans les hôpitaux civils, contrairement à la convenance, à la décence, au respect du corps et de l’âme des malades, il n’y a point de rideaux à leurs lits. Ces pauvres soldats sont donc couchés à côté les uns des autres, sans que rien les isole des regards de leurs voisins, exposés chacun à la vue de tous, et soumis à la honte d’exécuter en quelque sorte publiquement les prescriptions souvent si humiliantes de la médecine. Je ne parle pas des difficultés matérielles et morales qui résultent de cet état de choses pour l’administration des sacrements, et surtout de l’influence fatale que doit exercer sur ces pauvres malades la vue de l’agonie et de la mort de leurs camarades. Je sais bien que, d’ordinaire, quand on s’aperçoit qu’un soldat va mourir, on l’emporte de la salle commune dans un cabinet isolé mais, outre que le temps manque souvent pour opérer ce transport, comme il arriva pour le jeune soldat dont j’ai raconté l’histoire, pense-t-on que ce soit un spectacle bien salutaire pour des malades que celui de cet enlèvement in extremis dont ils ne connaissent que trop la terrible signification ? Il y a là évidemment, dans l’état matériel des hôpitaux militaires, une lacune déplorable, mais, heureusement, bien facile à combler, et qui cessera le jour où le ministre de la guerre voudra la faire cesser.

Un autre obstacle sérieux au bien-être des soldats malades consiste dans la position, je ne veux pas dire trop dépendante, mais trop restreinte, faite aux sœurs pour tout ce qui regarde la partie matérielle de l’administration. Ainsi, contrairement à ce qui se passe dans les hôpitaux civils, ce ne sont point elles qui sont chargées de la cuisine. Il en résulte évidemment, et je n’ai pas besoin d’insister sur ce point, que la nourriture est moins bonne et plus coûteuse, et que les pauvres malades en souffrent. Qu’on alloue aux sœurs une somme fixe, inférieure, si l’on veut, à celle qui se dépense actuellement pour cet objet, et l’on verra si la nourriture des soldats ne deviendra pas à la fois plus abondante et meilleure.

Enfin, chose incroyable et qui prouve jusqu’à quel point d’extravagance peut aller cette manie de tout réglementer qu’on appelle la gloire de notre époque, et qui n’est à mon sens qu’une forme de barbarie plus raffinée, un règlement en vigueur, un règlement exécuté depuis de longues années, malgré les réclamations des médecins et les exclamations du sens commun outragé, fixe les heures de repas dans les hôpitaux militaires, à dix heures du matin et à quatre heures du soir, et, en dehors de ces deux repas, défend de donner aucun aliment aux malades sous aucun prétexte, de sorte que, quels que soient la nature du mal et le degré de la convalescence, l’état de l’estomac, la faiblesse ou les besoins du malade, il faut que tout plie sous l’unité absurde et brutale de cette loi, qui prétend réglementer jusqu’à la nature humaine, et qui décide sans appel que tout soldat convalescent, quel que soit son état, devra rester sans nourriture depuis quatre heures du soir jusqu’à dix heures du matin, c’est-à-dire pendant dix-huit heures. Les bonnes sœurs gémissent de cette déplorable exigence et s’efforcent d’en atténuer, autant que possible, les effets désastreux en distribuant chaque jour à leurs frais, et malgré le règlement, un peu de lait ou de bouillon aux soldats qui en ont le plus besoin. Mais ce n’est là qu’un remède insuffisant, et il arrive, en dépit de tous leurs efforts, que beaucoup des soldats qui meurent à l’hôpital succombent à l’épreuve de la convalescence, après avoir heureusement traversé celle de la maladie.

J’aurais cru manquer à un devoir de conscience en ne signalant point ici, autant qu’il est en moi, ces réformes aussi urgentes, aussi nécessaires que faciles à accomplir, et je m’estimerais mille fois heureux si j’avais pu contribuer par là, d’une manière quelconque, à améliorer, dans l’avenir, le sort de nos braves soldats malades. Ô pauvres feuilles de papier que je remplis, non avec mon imagination, mais avec mes souvenirs et avec mon cœur, que je serais fier de vous et que je vous aimerais d’un amour plus reconnaissant et plus tendre, si, portées par un soufre bienfaisant, vous voliez assez haut pour atteindre ce but !

Je veux terminer ce chapitre, de l’hôpital militaire, par une des histoires les plus touchantes, à mon gré, qu’on puisse entendre : c’est l’histoire d’un humble infirmier dont l’âme est aussi grande que sa condition est modeste. Ce noble jeune homme, né dans un petit village du département de l’Orne, et demeuré orphelin de bonne heure, n’a eu, en quelque sorte, qu’une pensée depuis qu’il est au monde, celle de faire ériger son cher village en paroisse, comme il l’était avant la grande Révolution. Il n’a épargné, dans ce but, ni son temps, ni sa personne, ni son dévouement, et, comme on va le voir, il a poussé ce dévouement jusqu’au plus sublime sacrifice.

Tant qu’il demeura au village natal, il se fit l’auxiliaire, je pourrais presque dire le vicaire du bon curé du voisinage, qui ne pouvait venir que les dimanches et les jours de grande fête célébrer le service divin à l’église de la pauvre paroisse déchue. Avec l’autorité d’une foi ardente et d’une énergie incroyable dans un tout jeune homme, il réunissait devant l’autel les habitants du village pour la prière du soir, leur faisait de pieuses lectures, organisait et dirigeait des exercices religieux pour le mois de Marie, et remplaçait ainsi, autant qu’il était en lui, le pasteur dont l’église était veuve depuis soixante ans.

Quand l’âge de la conscription arriva, il partit pour l’armée, où le sort l’appelait, ne regrettant presque du pays natal que son clocher tant aimé. Son temps de service expiré, il revint au village et courut à sa chère église. Hélas ! il la trouva bien vieille, bien délabrée malgré le zèle pieux des bons villageois, elle menaçait ruine de toutes parts. Que faire en cette extrémité ? Le pauvre soldat ne s’était point enrichi au service ; il revenait comme il était parti, le cœur plein de foi et d’amour, mais les mains vides. Et pourtant la chute de la vieille église eût entraîné celle de toutes ses espérances car, nul ne l’ignore, pour l’érection d’une succursale, l’existence des édifices nécessaires au culte est la première condition exigée.

Après y avoir longtemps réfléchi, le digne garçon prit une résolution héroïque. Il ne possédait au monde que la maison paternelle, seul héritage de sa famille, et sa personne : il résolut de donner sa maison à la commune pour en faire un presbytère, et vendit sa personne pour réparer l’église ! Il rentra au service comme remplaçant, et, avec le prix de son remplacement, commença la reconstruction presque totale du pauvre vieil édifice. Depuis cette époque, et il y a cinq ans de cela, il poursuit son œuvre avec une admirable énergie, et, à l’heure qu’il est, il l’a presque terminée. Une dame, instruite de cette histoire et touchée jusqu’aux larmes du dévouement de ce pauvre soldat, lui offrit de le faire remplacer pour lui rendre sa liberté : il refusa, et la pria de reporter sur sa chère église le zèle et l’intérêt qu’elle voulait bien lui témoigner.

C’est, ainsi qu’il est aujourd’hui, et pour deux ans encore, employé à l’hôpital militaire du Gros-Caillou, où plusieurs infirmiers continuent à aider les sœurs dans le soin des malades humble, joyeux, ne se doutant pas qu’il a fait une action sublime, et n’aspirant, après la récompense du ciel, qu’à une seule récompense en ce monde, celle de voir enfin un acte de l’autorité religieuse et de l’autorité civile réaliser son espérance et rendre à sa chère église le titre de succursale, depuis si longtemps perdu. J’en ai la confiance, ce vœu si pur et si désintéressé sera exaucé un jour ou l’autre ; Dieu bénira l’heureux village qui a donné naissance à un si noble cœur, et l’humble infirmier du Gros-Caillou pourra bientôt, quand son temps de service sera terminé, aller s’agenouiller dans son église, redevenue paroisse, et remercier le Seigneur d’avoir béni ses efforts et couronné son dévouement.

Je connais le héros de cette touchante histoire, et plus d’une fois j’ai eu l’honneur de lui serrer la main. Il s’appelle Gahéry, et sa paroisse s’appellera Étrigé[1].

  1. Note de l’auteur. — Depuis que j’ai écrit ces lignes, le brave et saint infirmier est mort dans des sentiments admirables de foi et d’amour de Dieu son œuvre est demeurée inachevée, et ses espérances éternelles se sont seules réalisées.