Témoignages et souvenirs (Ségur)/Notre-Dame de Paris

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III

NOTRE-DAME DE PARIS.


Dieu me fit une grande grâce en plaçant mon entrée sérieuse dans la vie au moment où deux faits catholiques d’une portée incalculable venaient bouleverser la jeunesse de Paris et commencer, au cœur même de la France, un mouvement qui devait s’étendre au monde entier ; je veux parler de la Société de Saint-Vincent de Paul et des Conférences de Notre-Dame.

Tandis que la Société de Saint-Vincent de Paul, fondée dans une chambre haute du quartier latin par quelques jeunes étudiants catholiques, gagnait d’âme en âme, de ville en ville, de nation même en nation, et battait partout en brèche le respect humain, en présentant aux incrédules et aux railleurs la foi sous le manteau sacré de la charité, les conférences de Notre-Dame achevaient de renverser ce grand ennemi de tout bien en rapprenant aux jeunes générations le chemin si longtemps oublié de l’église. L’éloquence complétait l’œuvre de la charité. Ce fut une idée généreuse et hardie que l’établissement de conférences prêchées exclusivement pour les hommes dans la cathédrale de Paris en l’an de grâce 1835 ; mais ce fut une hardiesse bien plus grande encore que l’apparition officielle d’un dominicain dans la chaire de Notre-Dame en 1841. Quand on apprit que, dans l’antique métropole, un moine tonsuré et ne cachant point sa tonsure, vêtu d’une robe de laine blanche, qu’il montrait avec une égale tranquillité à ses amis et à ses ennemis, allait paraître et prêcher publiquement, on s’étonna d’abord les uns sourirent, les autres tremblèrent. Les libres penseurs se demandaient s’il était bien vrai que, dans un siècle de lumière et de liberté, après Voltaire, après les conquêtes de 89, après la révolution de Juillet, un moine osât paraître en public, à Notre-Dame, sous le patronage déclaré de l’archevêque de Paris, avec ses vêtements de religieux, comme un esclave qui étalerait sans pudeur les insignes de la servitude ! Et quel moine encore ! Un fils de ce sombre et sanglant saint Dominique, que tous les historiens conjurés contre l’Église et la vérité représentaient depuis trois siècles comme l’inventeur fanatique de l’inquisition, comme le bourreau des malheureux Albigeois ! Évidemment, c’était fait de la liberté, si elle existait pour les gens de cette espèce !

Les chrétiens tièdes ou timides, et leur nombre, hélas ! était grand alors comme il l’est et le sera toujours, n’envisageaient qu’avec effroi cette tentative qu’ils traitaient d’audacieuse et de prématurée. Ils disaient qu’en voulant aller trop vite on compromettait l’avenir religieux de la France, et que l’Église tout entière paierait bientôt l’imprudence de quelques-uns de ses enfants. Les pauvres gens s’imaginaient de bonne foi, à force de se l’entendre répéter, que l’Église catholique est hors la loi commune de liberté, et que c’est par une insigne tolérance, digne à jamais de leur gratitude, que les gouvernements libéraux la laissent vivre tant bien que mal, protègent la personne de ses prêtres, à peu près comme s’ils étaient des citoyens ordinaires, et empêchent, sauf les cas de force majeure, le sac et la profanation de ses temples.

Malgré ces murmures et ces frissons, malgré des obstacles sérieux et des menaces officieuses qui vinrent échouer devant l’impassible volonté de monseigneur Affre, le scandale s’accomplit : le dominicain parut dans la chaire au milieu d’un immense auditoire, auditoire étrange, bigarré de mille opinions, tel que l’antique cathédrale n’en avait jamais vu peut-être dans ses murs depuis les jours de Philippe-Auguste, qui la commença, jusqu’au siècle dernier, qui faillit la détruire. Il y avait de tout dans cette foule, des incrédules, des voltairiens, qui venaient railler et siffler peut-être, des indifférents et des curieux, qui, flairant un scandale, étaient accourus là comme au spectacle émouvant d’une première représentation, enfin et surtout des chrétiens, remplis de mille émotions diverses d’espoir, de noble orgueil ou de crainte.

Le religieux savait tout cela mais il était calme et maître de lui, parce qu’il connaissait sa puissance, non pas tant la puissance du génie que celle de la vérité, la puissance de Dieu lui-même, qui ne fait jamais défaut à ses humbles et fidèles serviteurs. Il ouvrit la bouche, il parla une heure entière au milieu d’un silence et d’une émotion toujours croissants, et après qu’il eut fini, le silence et l’immobilité duraient encore. L’auditoire était vaincu, subjugué ; la cause était gagnée : l’orateur avait obtenu plus que le silence de la défaite, le respect de l’admiration. De ce jour, l’ordre de Saint-Dominique avait reconquis son droit de cité en France, et l’œuvre immense des Conférences de Notre-Dame, déjà fondée et florissante, reçut une splendeur et une consécration nouvelles.

Quand je vins, à mon tour, m’asseoir à ce banquet sacré de l’éloquence chrétienne et prendre ma part de ces joies pures et profondes de l’intelligence et de la foi, le P. Lacordaire régnait depuis longtemps en maître sur son auditoire charmé. Et quel auditoire, mon Dieu ! l’immense nef de la cathédrale n’y suffisait pas : les bas côtés mêmes étaient assiégés de jeunes gens qui, pour mieux entendre et pour entrevoir au moins le visage ou les gestes du prédicateur, montaient sur les balustrades, escaladaient les piliers des colonnes, et formaient à l’œil comme des vagues plus élevées au milieu d’un océan de têtes humaines. Jamais je n’oublierai l’émotion qui me remuait jusqu’au fond du cœur chaque fois qu’il me fut donné d’assister à ces grandes solennités de la foi catholique. Quel Gémissement, quand l’éloquent dominicain, enveloppé de cette robe de laine blanche si belle, si austère et si simple, la tête rasée, ceinte seulement d’une couronne de cheveux comme d’une auréole, apparaissait dans la chaire de vérité, et quand, se relevant après s’être prosterné devant Dieu, il promenait sur la foule émue son regard étincelant comme celui de l’aigle ! Puis, quel silence profond ! Comme nous buvions à longs traits toutes ses paroles, comme nous dévorions ses gestes des yeux, comme nous étions suspendus à ses lèvres si puissantes et si douces, d’où le miel découlait, d’où jaillissait l’éclair, d’où la lumière et la charité s’épanchaient sur nous comme d’un foyer divin !

Alors toutes les âmes étaient unies et confondues dans une seule âme, dans l’âme de l’apôtre qui nous parlait si magnifiquement de nos immortelles destinées ; tous comprenaient et justifiaient cette admirable définition de l’éloquence donnée par le grand orateur lui-même : « L’éloquence est l’âme humaine, c’est l’âme rompant toutes les digues de la chair, quittant le sein qui la porte et se jetant à corps perdu dans l’âme d’autrui ! Oui, c’était bien son âme qui passait dans la nôtre et qui, pour un moment, nous emportait dans les régions célestes du saint amour et de la pure lumière !

Je ne prétends point faire ici une étude littéraire ; je ne cherche qu’à retracer l’impression que produisait sur moi et sur beaucoup d’autres la parole enflammée de ce grand homme. Il touchait, il enflammait, il entraînait, tantôt soupirant des accents pleins de la plus mélancolique tendresse, tantôt flétrissant le mal avec une irrésistible énergie ; sachant tour à tour et avec une égale puissance exposer les misères et les trésors du cœur de l’homme, discuter un système philosophique et raconter l’histoire ; à la fois théologien, poète, philosophe, historien, et toujours logique sous une apparence de désordre, qui, chez lui, n’était qu’un art de plus. Je ne sais si l’impression de l’orateur m’est restée tellement présente et vivante au cœur, qu’il suffit d’un souvenir pour l’y faire vibrer de nouveau ; mais il est certain qu’aujourd’hui encore j’éprouve, en relisant ces admirables conférences, une émotion presque égale à celle que je ressentais en les écoutant. Je crois le voir, le grand orateur, je crois l’entendre dans ses discours incomparables sur la chasteté, sur l’immutabitité de l’Église, sur l’amour de Jésus-Christ, et tant d’autres, étonnant son auditoire par son génie, le subjuguant par son autorité, s’emparant de lui par une irrésistible argumentation, l’éblouissant par un langage étincelant de passion et d’images, l’attendrissant jusqu’aux larmes et faisant fondre tous les cœurs en admiration et en amour.

Aussi grand écrivain qu’il est grand orateur, il réalise complètement, pour moi, l’idéal de l’éloquence, tel que Je me le suis formé.

Veut-il dépeindre le triomphe momentané de l’incrédulité au dix-huitième siècle et l’affreuse dégradation morale qui en fut la conséquence, ouvrez le second discours sur la Chasteté, et lisez ; c’est Tacite, mais un Tacite chrétien :

« … Que fait cependant l’Église ? s’écrie-t-il après avoir exposé les beaux plans, les conjurations et les folles espérances des philosophes : l’Église semble pâlir. Bossuet ne rend plus d’oracles ; Fénelon dort dans sa mémoire harmonieuse ; Pascal a brisé au tombeau sa plume géométrique ; Bourdaloue ne parle plus en présence des rois ; Massillon a jeté aux vents du siècle les derniers sons de l’éloquence chrétienne. Espagne, Italie, France, par tout le monde catholique, j’écoute : aucune voix puissante ne répond aux gémissements du Christ outragé. Ses ennemis grandissent chaque jour. Les trônes se mêlent à leurs conjurations. Catherine II, du milieu des steppes de la Crimée, au sortir d’une conquête sur la mer ou sur la solitude, écrit des billets tendres à ces heureux génies du moment ; Frédéric II leur donne une poignée de main entre deux victoires ; Joseph II vient les visiter, et dépose la majesté du saint empire romain au seuil de leurs académies. Qu’en dites-vous ? Que dites-vous du silence de Dieu ? Qu’est-ce qu’il fait ? Déjà le siècle a marqué le jour de sa chute ; attendez : une heure, deux heures, trois heures… demain matin, ils enterreront le Christ. Ah ! ils lui feront de belles funérailles ; ils ont préparé une procession magnifique ; les cathédrales en seront, elles se mettront en route et s’en iront deux à deux, comme les fleuves qui vont à l’Océan, pour disparaître avec un dernier bruit. Qu’en dites-vous, encore une fois, messieurs ? C’est vrai, Dieu se taisait. Il avait tout ôté à son Église, tout, excepté le triomphe de l’erreur contre l’erreur même. Jamais Dieu, jusque-là, n’avait laissé à l’erreur son développement total : cette fois, il laissait faire jusqu’au bout. Attendons à notre tour, et, avant même la fin, regardons dans les mœurs quels étaient les effets du triomphe de la raison pure.

« Que faisait dans le monde la Chasteté, cette vierge évoquée du tombeau par la doctrine catholique ? Qu’y faisait-elle ? Voici le palais des rois très chrétiens dans la chambre où avait dormi saint Louis, Sardanapale était couché. Stamboul avait visité Versailles et s’y trouvait à l’aise. Des femmes enlevées aux dernières boues du monde, jouaient avec la couronne de France ; des descendants des croisés peuplaient de leur adulation des antichambres déshonorées, et baisaient, en passant, la robe régnante d’une courtisane, rapportant du trône dans leurs maisons les vices qu’ils avaient adorés, le mépris des saintes lois du mariage, l’imitation des saturnales de Rome, assaisonnées d’une impiété que les familiers de Néron n’avaient pas connue. Au lieu du soc et de l’épée, une jeunesse immonde ne savait plus manier que le sarcasme contre Dieu, et l’impudeur contre l’homme. Au-dessous d’elle se traînait la bourgeoisie, plus ou moins imitatrice de cette royale corruption, et lançant à sa suite ses fils perdus, comme on voit derrière les puissants rois de la solitude, les lions et leurs pareils, des animaux plus petits et vils qui les suivent pour lécher leur part de sang répandu. »

Quelle énergie sublime ! quelle sainte audace ! quelle immortelle peinture ! Quand de pareils traits sont entrés dans l’esprit et dans le cœur, ils y restent fixés à jamais.

Ailleurs, après avoir démontré l’inconsistance et l’incurable vanité des doctrines humaines, il arrive à l’Église ; et voici en quels termes magnifiques il exalte la merveille de son unité et de son immutabilité doctrinale :

« N’y a-t-il donc aucune puissance, aucune doctrine qui soit assez divine et assez humaine pour fonder la société des esprits sans sacrifier la liberté de la raison ? N’y a-t-il dans le monde aucun dogme public librement reconnu et accepté du pauvre, du riche, de l’ignorant, du sage et du savant ? Ah ! faites silence ! j’entends au loin et tout proche, du sein de ces murailles, du fond des siècles et des générations, j’entends des voix qui n’en font qu’une, la voix des enfants, des vierges, des jeunes hommes, des vieillards, des artistes, des poètes, des philosophes, la voix des princes et des nations, la voix du temps et de l’espace, la voix profonde et musicale de l’unité ! Je l’entends ! Elle chante le cantique de la seule société des esprits qui soit ici-bas ; elle redit, sans avoir jamais cessé, cette parole, la seule stable et la seule consolante : Credo in unam, sanctam, catholicam, apostolicam Ecclesiam ! Et moi, dont c’est aussi la fête, moi, le fils de cette unité sans rivage et sans tache, je chante avec tous les autres, et je redis à vous : Credo in unam, sanctam, catholicam, apostolicam Ecclesiam ! Ah ! oui, j’y crois !

« … Quoi ! depuis dix-huit cents ans, tous les docteurs ? et tous les fidèles catholiques, tant d’hommes si divers de facultés, de naissance, de passions, de préjugés nationaux ; tous ces évêques, tous ces papes, tous ces conciles, tous ces livres, tous ces millions d’hommes et d’écrits quoi ! tous ont pensé et ont dit la même chose, et toujours ! cela est-il possible ? Mais que pensent-ils donc, que disent-ils donc ? Écoutez : ils disent qu’il y a un Dieu en trois personnes qui a fait le ciel et la terre ; que l’homme a manqué à la loi de la création ; qu’il est déchu et corrompu jusqu’à la moelle des os ; que Dieu, ayant eu pitié de cette corruption, a envoyé la seconde personne de lui-même sur la terre ; que cette personne s’est faite homme, a vécu parmi nous et est morte sur une croix ; que, par le sang de cette croix volontairement offert en sacrifice, le Dieu-Homme nous a sauvés ; qu’il a établi une église à laquelle il a confié, avec sa parole, des sacrements qui sont une source de lumière, de pureté et de charité, où tous les hommes peuvent boire la vie ; que quiconque s’y abreuve vivra éternellement, et que quiconque s’en sépare, en repoussant l’Église et le Christ, périra éternellement. Voilà la doctrine catholique ; ce que disent aujourd’hui comme hier, au nord et au midi, à l’orient et à l’occident, ses papes, ses évêques, ses docteurs, ses prêtres, ses fidèles, ses néophytes : idées fondamentales aussi bien qu’immuables, parce qu’elles décident de toute la direction active des intelligences qui en font profession. Trouvez-moi, maintenant, une éclipse à cette immutabilité ; trouvez-moi une page catholique où ce dogme soit nié en tout ou en partie ; trouvez-moi un homme qui, s’en étant écarté, n’ait pas été à l’instant chassé de l’Église, eût-il été le plus éloquent des écrivains, comme Tertullien, ou le plus élevé des évêques, comme Nestorius, ou le plus puissant des empereurs, comme Constance et Valons. Trouvez-moi un homme à qui la pourpre, ou le génie, ou la sainteté, ait servi contre les anathèmes de l’Église, une fois qu’il a eu touché par l’hérésie à la robe sans couture du Christ.

« Certes, le désir n’a pas manqué de nous prendre ou de nous mettre en faute contre l’immutabilité car, quel privilège pesant à tous ceux qui ne l’ont pas ! Une doctrine que des hommes tiennent dans leurs mains ; que de pauvres vieillards, dans un endroit qu’on appelle le Vatican, gardent sous la clef de leur cabinet, et qui, sans autre défense, résiste au cours du temps, aux rêves des sages, aux plans des rois, à la chute des empires, toujours une, constante, identique à elle-même ! Quel prodiges démentir ! quelle accusation à faire taire ! Aussi tous les siècles, jaloux d’une gloire qui dédaigne la leur, s’y sont-ils essayés. Ils sont venus tour à tour à la porte du Vatican ; ils ont frappé du cothurne ou de la botte ; la doctrine est sortie sous la forme frêle et usée de quelque septuagénaire ; elle a dit :

« Que me voulez-vous ? – Du changement. — Je ne change pas. — Mais tout est changé dans le monde, l’astronomie a changé, la chimie a changé, la philosophie a changé, l’empire a changé ; pourquoi êtes-vous toujours la même ? – Parce que je viens de Dieu, et que Dieu est toujours le même. — Mais sachez que nous sommes les maîtres ; nous avons un million d’hommes sous les armes, nous tirerons l’épée ; l’épée, qui brise les trônes, pourra bien couper la tête d’un vieillard et déchirer les feuillets d’un livre. — Faites : le sang est l’arome où je me suis toujours rajeunie. – Eh bien, voici la moitié de ma pourpre, accorde un sacrifice à la paix, et partageons. — Garde ta pourpre, Ô César ! demain on t’enterrera dedans, et nous chanterons sur toi l’Alleluia et le de Profundis, qui ne changent jamais.  »

« J’en appelle à vos souvenirs, messieurs, ne sont-ce pas là les faits ? Aujourd’hui encore, après tant d’essais infructueux pour obtenir de nous la mutilation du dogme public qui fait notre unité, qu’est-ce que l’on nous dit ? Qu’est-ce que toutes les feuilles spirituelles et non spirituelles qui s’impriment en Europe ne cessent de nous reprocher ? « Mais ne changerez-vous donc jamais, race de granit ? Ne ferez-vous jamais à l’union et à la paix quelques concessions ? Ne pouvez-vous nous sacrifier quelque chose, par exemple, l’éternité des peines, le sacrement de l’Eucharistie, la divinité de Jésus-Christ ? ou bien encore la papauté, seulement la papauté ? Dorez au moins le bout de ce gibet que vous appelez une croix ? » Ils disent ainsi : la croix les regarde, elle sourit, elle pleure, elle les attend : Stat crux dum volvitur orbis. Comment changerions-nous ? L’immutabilité est la racine sacrée de l’unité ; elle est notre couronne, le fait impossible à expliquer, impossible à détruire ; la perle qu’il faut acheter à tout prix, sans laquelle rien n’est qu’ombre et passage, par laquelle le temps touche à l’éternité. Ni la vie ni la mort ne t’ôteront de mes mains ; empires de ce monde, prenez-en votre parti ! »

Quels accents ! quelle puissance ! et quelle autorité souveraine quand il jette aux sceptiques et aux indécis de son auditoire cette sublime apostrophe :

« Devant vous, qui ne croyez pas, mortels nés d’hier et promis à la mort pour demain, feuilles emportées sur tous les rivages des mers, incertains de vous-mêmes et de tout, je me pose avec une hardiesse qui n’a pas même besoin de courage. Je sais d’où je viens et où je vais. J’ai ma foi contre vos doutes, et ce qui vous paraît absurde, indigne, flétri, mort, cette cendre même, au delà de cette cendre, s’il est possible, je le prends, je le mets sur l’autel, je vous commande d’y venir, et nul de vous n’est assez fort pour être certain au dedans de lui qu’il ne viendra pas ! »

Si je me laissais aller au charme souverain qu’a toujours exercé sur moi tout ce qui est sorti de cette bouche et de cette plume incomparables, je ne m’arrêterais jamais dans mes citations. Je n’en ferai plus qu’une seule, en rappelant un de mes plus chers souvenirs, une de mes plus puissantes émotions. C’était en 1846 ; le grand orateur, après avoir parlé les années précédentes de l’Église, de sa constitution, de ses effets sur l’esprit, sur le cœur et sur la société, était arrivé à la personne adorable de Jésus-Christ :

« Seigneur Jésus s’était-il écrié en abordant ce divin sujet, depuis dix ans que je parle de votre Église à cet auditoire, c’est, au fond, toujours de vous que j’ai parlé ; mais enfin, aujourd’hui, plus directement, j’arrive à vous-même, à cette divine figure, qui est chaque jour l’objet de ma contemplation à vos pieds sacrés, que j’ai baisés tant de fois à vos mains aimables, qui m’ont si souvent béni ; à votre chef, couronné de gloire et d’épines ; à cette vie, dont j’ai respiré le parfum dès ma naissance, que mon adolescence a méconnue, que ma jeunesse a reconquise, que mon âge mûr adore et annonce à toute créature. Ô Père ! ô Maître ! ô Ami ! ô Jésus ! secondez-moi plus que jamais, puisque, étant plus proche de vous, il convient qu’on s’en aperçoive et que je tire de ma bouche des paroles qui se sentent de cet admirable voisinage ! »

Le Seigneur ne fit pas défaut à son humble et puissant serviteur, et, cette année-là, son éloquence sembla grandir encore. Un jour, entre autres, quand je vivrais cent ans je n’oublierai jamais ce jour, il parla de la vanité des amours humains et de l’éternelle puissance de l’amour fondé par Jésus-Christ, avec des accents si profonds, si tendres, si évidemment inspirés, qu’avec tout l’auditoire je fus bouleversé, remué jusqu’à la souffrance, et qu’aujourd’hui encore, après dix ans, je n’y puis penser sans qu’un frisson me traverse le corps et l’âme. Voici cet admirable morceau, qui restera comme un modèle inimitable de l’éloquence de la chaire :

« … Ce n’est pas assez pour Jésus-Christ de mettre son esprit à la place du nôtre : roi de notre intelligence, il n’est encore qu’au commencement de son ambition ; il veut plus que la pensée, il veut l’affection. Et quelle affection, mon Dieu ! un amour qui soit le comble de l’amour humain, et devant lequel disparaisse toute histoire d’amour. Et, afin que vous jugiez du prodige qu’il y a à cela, examinez un peu de près la difficulté que nous avons nous-mêmes à être aimés de notre vivant.

« À peine la fleur du sentiment point-elle en nous, que nous cherchons, dans les compagnons de notre adolescence, des sympathies qui s’emparent de notre cœur et le tirent de sa chère et triste solitude. De là viennent dans l’histoire de toutes les vies généreuses, ces premiers temps, ces souvenirs anciens qu’aucun autre n’effacera, et qui, jusqu’à la dernière vieillesse, laisseront à notre âme un parfum du passé. Cependant, malgré la force de ces jeunes liaisons, le simple cours des années en suspend le progrès nos yeux, en s’affermissant, deviennent moins sensibles aux beautés de notre âge ; quelque chose qui n’est plus de l’enfance nous délivra de ce charme premier qu’aucun autre peut-être n’égalera, mais qui ne nous suffit plus. L’amitié se refroidit dans une confiance grave et virile, et, à notre âme, montée d’un degré sur le cycle de la vie, il faut un attrait nouveau qui la subjugue en la remplissant. En dirai-je le nom ? Et pourquoi ne le dirais-je pas ? Il est deux choses devant lesquelles, avec l’aide de Dieu, je ne reculerai jamais : le devoir et la nécessité. C’est une nécessité de mon discours que je prononce le nom trop profané du second sentiment de l’homme ; je le prononce donc et je dis à l’homme gravitant de l’adolescence à la maturité, il faut un attrait qui satisfasse à la fois sa jeunesse et sa force, son besoin de renouvellement et d’avenir ; Dieu lui a préparé l’amour, qui doit, s’il est vrai, c’est-à-dire pur, achever l’éducation de sa vie et le rendre digne d’avoir une postérité. Mais, Ô faiblesse de notre nature ! bientôt les soucis de la virilité plissent notre front ; les rides y creusent à la pensée un honorable témoignage : que faut-il de plus ? Incapables d’obtenir désormais la réciprocité d’un enivrement apaisé déjà pour nous, et qui n’a plus assez d’illusions pour se nourrir, nous nous reposons dans un attachement plus calme, plus serein, doux encore, mais qui ne mérite plus d’être comparé à l’entraînement de cette passion que j’ai nommée tout à l’heure par son nom propre.

« Toutefois les ressources de l’âme humaine ne sont pas à bout ; fille de l’amour éternel, le génie de sa source l’inspirera jusqu’à la fin. Avec les premières ombres de la vieillesse, le sentiment de la paternité descend dans notre cœur et prend possession du vide qu’y ont laissé ses précédentes affections. Ce n’est pas une décadence, gardez-vous de le croire ; après le regard de Dieu sur le monde, rien n’est plus beau que le regard du vieillard sur l’enfant, regard si pur, si tendre, si désintéressé, et qui marque dans notre vie le point même de la perfection et de la plus haute similitude avec Dieu. Le corps baisse avec l’âge, l’esprit peut-être encore, mais non pas l’âme, par laquelle nous aimons. La paternité est autant supérieure à l’amour que l’amour lui-même est supérieur à l’amitié. La paternité couronne la vie. Ce serait l’amour sans tache et plein, si de l’enfant au père il y avait le retour égal de l’ami à l’ami et de l’épouse à l’époux. Mais il n’en est rien. Quand nous étions enfants, on nous aimait plus que nous n’aimions, et, devenus vieux, nous aimons notre tour plus que nous ne sommes aimés. Il ne faut pas s’en plaindre. Vos enfants reprennent le chemin que vous avez suivi vous-mêmes, le chemin de l’amitié, le chemin de l’amour, traces ardentes qui ne leur permettent pas de récompenser cette passion à cheveux blancs que nous appelons la paternité. C’est l’honneur de l’homme de retrouver dans ses enfants ; l’ingratitude qu’il eut pour ses pères, et de finir ainsi, comme Dieu, par un sentiment désintéressé !

« Mais il n’en est pas moins vrai que, poursuivant l’amour toute notre vie, nous ne l’obtenons jamais que d’une manière imparfaite, qui fait saigner notre cœur. Et, l’eussions-nous obtenu vivants, que nous en reste-t-il après la mort ? Je le veux, une prière amie nous suit au delà de ce monde, un souvenir pieux prononce encore notre nom mais bientôt le ciel et la terre ont fait un pas, l’oubli descend, le silence nous couvre, aucun rivage n’envoie plus sur notre tombe la brise éthérée de l’amour. C’est fini, c’est à jamais fini, et telle est l’histoire de l’homme dans l’amour.

« Je me trompe, messieurs, il y a un homme dont l’amour garde la tombe ; il y a un homme dont le sépulcre n’est pas seulement glorieux, comme l’a dit un prophète, mais dont le sépulcre est aimé. Il y a un homme dont la cendre, après dix-huit siècles, n’est point refroidie ; qui chaque jour renait dans la pensée d’une multitude innombrable d’hommes ; qui est visité dans son berceau par les bergers et par les rois lui apportant à l’envi et l’or, et l’encens, et la myrrhe. Il y a un homme dont une portion considérable de l’humanité reprend les pas sans se lasser jamais, et qui, tout disparu qu’il est, se voit suivi par cette foule dans tous les lieux de son antique pèlerinage, sur les genoux de sa mère, au bord des lacs, au haut des montagnes, dans les sentiers des vallées, sous l’ombre des oliviers, dans le secret des déserts. Il y a un homme mort et enseveli, dont on épie le sommeil et le réveil, dont chaque mot qu’il a dit vibre encore et produit plus que l’amour, produit des vertus fructifiant dans l’amour. Il y a un homme attaché depuis des siècles à un gibet, et cet homme, des millions d’adorateurs le détachent chaque jour de ce trône de son supplice, se mettent à genoux devant lui, se prosternent au plus bas qu’ils peuvent sans en rougir, et là, par terre, lui baisent avec une indicible ardeur les pieds sanglants. Il y a un homme flagellé, tué, crucifié, qu’une inénarrable passion ressuscite de la mort et de l’infamie, pour le placer dans la gloire d’un amour qui ne défaille jamais, qui trouve en lui la paix, l’honneur, la joie, et jusqu’à l’extase. Il y a un homme poursuivi dans son supplice et sa tombe par une inextinguible haine, et qui, demandant des apôtres et des martyrs à toute postérité qui se lève, trouve des apôtres et des martyrs au sein de toutes les générations. Il y a un homme enfin, et le seul, qui a fondé son amour sur la terre, et cet homme, c’est vous, ô Jésus ! vous qui avez bien voulu me baptiser, m’oindre, me sacrer dans votre amour, et dont le nom seul, en ce moment, ouvre mes entrailles et en arrache cet accent qui me trouble moi-même, et que je ne me connaissais pas ! »

Voilà l’orateur chrétien ! voilà l’éloquence, voilà le cri de la foi et de l’amour poussé par le génie voilà la parole qui a resplendi sur nos têtes et embrasé nos cœurs pendant dix ans ! Ô Conférences, grandes et chères Conférences de Notre Dame, qui avez tenu ma jeunesse captive sous cette parole inspirée, je ne vous oublierai jamais ! Jamais je n’oublierai ces tressaillements qui couraient d’un bout à l’autre de l’immense auditoire, ces émotions qui nous forçaient à nous soulever à demi sur nos bancs où nous retombions comme épuisés d’admiration ! Non ! il n’est point de plaisirs sensuels, il n’est point de passions assouvies, il n’est point de jouissances rassasiées, qui soient comparables à ces joies célestes de l’intelligence chrétienne s’abreuvant, dans un vase d’or pur, de lumière et de vérité !

Ces émotions ne firent que s’accroître quand la révolution de 1848 eut entassé les ruines autour de nous, ruines du trône et de bien des fortunes particulières, que d’autres ruines plus profondes, celles de la société elle-même, semblaient devoir suivre bientôt. Alors la parole de l’homme de Dieu devint plus puissante, plus pénétrante encore ; il semblait que toutes les émotions du dehors étaient passées dans son cœur et qu’elles retombaient sur l’auditoire de tout le poids de son éloquence. Jours terribles à traverser, mais qui laissaient dans l’âme d’ineffables souvenirs ; où l’on sortait des ébranlements intérieurs de Notre-Dame pour retrouver les ébranlements de la place publique, où la grande voix du prédicateur était accompagnée du bruit sinistre du rappel et parvenait à le dominer !

C’est alors, c’est dans ces jours d’angoisse et de ténèbres où le présent paraît sans avenir et le jour même sans lendemain, où l’on sent trembler le sol sous ses pieds, où les bruits lugubres du dehors réveillent dans le fond du cœur je ne sais quels échos de tristesse et de mort ; oui, c’est alors que l’on comprend et que l’on aime davantage cette religion divine, refuge des âmes blessées et consolatrice de toutes les douleurs. C’est alors qu’on accourt avec plus d’empressement sous les voûtes séculaires des cathédrales qui ont vu passer tant de douleurs aujourd’hui muettes, tant de révolutions aujourd’hui emportées dans l’oubli. C’est alors qu’on embrasse avec un amour plus attendri la croix sanglante du Sauveur, cette croix qui demeure debout et immuable au milieu des bouleversements du monde, et qu’on écoute avec un cœur tout ouvert les promesses éternelles de Celui qui a dit : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Il en est des douleurs publiques comme des douleurs privées : elles ébranlent les sociétés et les cœurs, elles les déchirent, mais en les déchirant elles ouvrent un passage à Dieu, qui entre en vainqueur par leurs plaies saignantes. Malheur aux individus, malheur aux peuples qui résistent à ce dernier effort de la tendresse et de la miséricorde divine ! Quand Dieu a frappé pour purifier et convertir, et quand il a frappé en vain, il ne lui reste plus qu’a frapper pour détruire.

Les conférences du célèbre dominicain n’avaient pas seules le privilège d’attirer la foule à Notre-Dame et de remuer profondément les cœurs. Un autre prédicateur, un autre religieux, partagea longtemps avec lui la fatigue et la gloire toute céleste de cet apostolat[1]. Fondateur comme lui des Conférences de Notre-Dame, il enseigna d’abord pendant le carême et eut l’heureuse inspiration de faire suivre ses conférences d’une retraite pendant la semaine sainte. Plus tard, quand il se fut épuisé par excès de dévouement et de charité, il dut renoncer aux conférences pour se consacrer tout entier à l’œuvre non moins importante de la retraite.

Tous les soirs de la semaine, il réunissait une immense multitude d’auditeurs sous les grandes voûtes de Notre-Dame, et le fils de saint Ignace achevait l’œuvre commencée par le fils de saint Dominique. La foule n’était pas moins nombreuse, l’attention n’était pas moins grande, ni l’émotion moins profonde. Avant que l’apôtre eût ouvert la bouche, son attitude simple et recueillie, son visage où l’austérité était tempérée par une céleste douceur, le regard plein de désir et d’amour qu’il promenait sur son auditoire, avaient déjà fait pour lui le plus admirable des sermons. L’autorité avec laquelle il faisait le signe de la croix, la force immense de conviction qui animait tous ses gestes, qui remplissait toutes ses paroles, la grandeur de ses pensées, la majesté de son discours, et surtout la charité ardente qui dominait tout le reste, lui donnaient une puissance de conversion à laquelle peu d’âmes pouvaient se soustraire. On voyait l’amour qui le dévorait intérieurement, cet amour de Dieu et des hommes, plus fort que la mort elle-même, palpiter dans son cœur, s’en échapper comme un torrent de feu et s’épancher sur toutes ces âmes, rachetées par le sang de Jésus-Christ. On sentait, sans qu’il le dît, que, pour la moindre de ces âmes, il eût donné sa vie avec joie ; là était le secret de sa force et de son succès. On l’aimait, on aimait le Dieu qui sait mettre un tel amour, un tel dévouement dans le cœur naturellement si froid et si égoïste de l’homme ; or, quand on a commencé à aimer, tout est dit ! On pleurait, on détestait ses fautes, on assiégeait le confessionnal où le saint prêtre demeurait chaque soir, quelquefois bien avant dans la nuit, tant était grande la foule des pénitents et c’est ainsi que le royaume de Dieu allait chaque jour grandissant au milieu de nous.

Je me rappellerai toujours avec émotion celles de ces retraites bénies où il me fut donné d’assister, une surtout où j’entrai tiède, hésitant entre le bien et le mal, et d’où je sortis plein des plus saintes résolutions. Rien ne peut donner une idée de l’aspect imposant de cette immense assemblée d’hommes, éclairés par la lumière incertaine des lampes, gardant un profond silence, puis se levant tous à la fois et entonnant ensemble, avant le commencement du sermon, le psaume Miserere, avec la puissance de trois mille voix d’hommes, de trois mille âmes de chrétiens unies dans un même sentiment de repentir, d’adoration et d’amour. Lors de cette retraite dont je parle, le vendredi saint, quand, après ce chant du Stabat, tout imprégné des larmes et du sang du Calvaire, le prédicateur, la voix déjà brisée par la fatigue des jours précédents, nous retraça la Passion du Sauveur ; quand, avec une éloquence sublime, il nous montra le Verbe éternel, l’Agneau de Dieu, Jésus-Christ, notre frère, notre maître et notre victime, trahi, souffleté, flagellé, se tordant comme un ver sous le fouet sanglant des bourreaux puis, quand, se redressant avec un geste terrible, il s’écria : « Et maintenant, allez, aimez et caressez encore votre chair, si vous l’osez mais ne dites plus que vous êtes chrétiens ! » Je sentis (et il me sembla que tout l’auditoire le sentait comme moi) un frisson traverser mon âme ; mon cœur se fondit de repentir et d’amour, et ce moment céleste, ou j’aimai Dieu plus ardemment peut-être que je ne l’avais aimé, m’est resté présent comme un de mes plus chers souvenirs.

Et cependant, dans ces jours à jamais bénis, où le sang de Jésus-Christ semble avoir une vertu plus agissante sur les cœurs, les voûtes de Notre-Dame furent témoins d’un spectacle plus grand, d’une émotion plus profonde encore. Je veux parler de la communion pascale qui suit la retraite de la semaine sainte. Cette solennité religieuse est désormais établie, consacrée, passée dans les habitudes et les mœurs des chrétiens à Paris : elle se renouvelle tous les ans avec une splendeur et une beauté vraiment célestes mais rien ne peut donner une idée de l’impression immense qu’elle fit sur les enfants de l’Église comme sur ses ennemis, quand elle eut lieu pour la première fois.

Ce fut toute une révélation, la révélation de la vie religieuse au dix-neuvième siècle, de l’inépuisable fécondité de l’Église, de la résurrection de la foi dans tous les rangs de la société en France. À partir de ce moment, on sut et il ne fut plus permis d’ignorer que le catholicisme n’est pas une de ces vieilleries bonnes à mettre de côté, une de ces religions de musée qui ont fait leur temps et avec lesquelles les esprits éclairés et les hommes d’État ne se donnent même plus la peine de compter. Il n’avait pas manqué d’écrivains et de philosophes pour l’écrire, de gens de toute espèce pour le croire. On le disait, on l’imprimait publiquement ; on l’enseignait dans les collèges ; on racontait comment les dogmes finissent ; bien plus, on racontait leur mort et leurs funérailles ; les détails, les circonstances, tout y était évidemment, on y avait assisté. Le christianisme était fini, et avec lui toute religion ; car on lui faisait l’honneur de reconnaître qu’il était difficile de faire mieux que le Christ, et qu’après lui il n’y avait plus de religion possible. On lui donnait des regrets parfois sincères, on répandait même des larmes et des fleurs sur sa tombe. Tout cela se faisait publiquement, sérieusement ; et tous ces gens gradés, décorés, largement défrayés par le budget, philosophes, hommes d’État, politiques habiles, gens d’esprit pour la plupart, jouaient à l’enterrement de l’Église avec un tel air de conviction, que beaucoup, sans doute, étaient de bonne foi.

Il est vrai qu’on y apportait des ménagements ; on n’y allait pas avec brutalité, comme des gens sans éducation qui manquent d’égards pour la faiblesse et la décrépitude, ou comme des gens sans traitements et sans places qui n’ont nul souci des positions acquises et des faits accomplis ; on n’était pas logique comme les socialistes ont voulu l’être depuis. On reconnaissait que, si la religion chrétienne était morte et bien morte pour les classes éclairées de la société, il fallait la laisser vivre encore pour le peuple et pour les femmes, je ne dis pas pour les enfants des classes aisées, à en juger par l’enseignement philosophique que leur donnait l’Université. Le temps viendrait sans doute où l’émancipation des esprits gagnerait de proche en proche avec les progrès des lumières et des mœurs, et c’était le devoir suprême des gouvernements de diriger avec douceur et prudence ce grand mouvement, de dégager peu à peu le peuple des langes usés de la foi pour l’élever aux pures clartés de la philosophie. Cependant, on reconnaissait généralement que le moment n’était pas venu, que les esprits n’étaient peut-être pas assez polis, les mœurs assez pures, et que la religion, le catéchisme et la confession étaient encore nécessaires pour empêcher les femmes d’abandonner leurs maris et leurs ménages, les enfants du peuple de mépriser et d’insulter leurs parents, et les pauvres, qui font les dix-neuf vingtièmes de la population, de se ruer sur les riches, de les égorger pour les voler, et de renverser le gouvernement pour se mettre à sa place.

On faisait donc la part du feu ou plutôt des ténèbres ; on abandonnait au christianisme les femmes, les pauvres, les gens du peuple, les petits, en un mot, toutes les âmes viles de la société mais on gardait pour soi, pour la philosophie, pour la lumière, tous les gens comme il faut, depuis les sommets sociaux jusqu’à la petite bourgeoisie : c’était l’arche sainte à laquelle l’Église ne devait pas toucher, le camp de la raison pure où l’on prétendait et où l’on croyait régner sans partage. Et c’est au milieu de ces aveuglements, de ces prétentions plus puériles encore qu’odieuses, que resplendit tout à coup le grand événement des Conférences de Notre-Dame, de la retraite et de la communion générale.

Si les voltairiens et les universitaires pâlirent, si, à un étage inférieur de l’intelligence, les esprits forts de boutique et les apôtres de cabaret frémirent d’indignation et éclatèrent en murmures contre les jésuites et le gouvernement libéral qui laissait s’accomplir de pareils scandales en plein dix-neuvième siècle, les catholiques sentirent leur âme inondée de joie à la vue du magnifique spectacle qu’offrit ce jour-là l’église de Notre-Dame. Dès sept heures du matin, la nef de l’immense métropole était remplie d’hommes graves, recueillis, silencieux, se laissant guider, placer, ranger à côté les uns des autres par les prêtres de la cathédrale, comme de petits enfants qui vont faire leur première communion ; et qui sait, en effet, si, dans cette foule de chrétiens, il n’y en avait pas un grand nombre pour lesquels cette communion pascale devait être la première !

Dans cette immense multitude, tous les rangs, toutes les classes, toutes les professions, étaient représentés et confondus. On y voyait l’élève de l’École polytechnique agenouillé près de l’élève de l’École normale, vainqueurs l’un du respect humain, l’autre des pièges d’une fausse philosophie. Le militaire, depuis le général jusqu’au simple soldat, l’étudiant, le député, l’homme d’État et l’obscur journalier, priaient à côté l’un de l’autre, tous unis dans une même pensée d’adoration, dans un même sentiment de charité ardente pour ce Dieu dont l’amour engendre, purifie et renferme tous les amours. Et quand le prodige éternellement subsistant de la miséricorde de Dieu se fut accompli, quand toutes ces lèvres eurent reçu la sainte hostie, quand Jésus-Christ habita dans tous ces cœurs, quand tous ces fronts, jeunes ou vieux, se furent inclinés sur le pavé de la cathédrale, succombant, en quelque sorte, sous le poids de la bonté divine, dites-le, ô mon Dieu ! ce spectacle ne vous sembla-t-il pas digne de votre éternelle majesté ? n’émut-il pas doucement votre cœur paternel et n’attira-t-il pas les regards ravis de vos anges ? Ah ! sans doute, les grandes voûtes de Notre-Dame durent en tressaillir d’allégresse, et ce jour acheva d’effacer les dernières souillures qu’avaient laissées dans la vieille métropole le délire et les ignominies de la Terreur.

C’est ainsi que les catholiques se comptèrent et se montrèrent, non seulement à Dieu et aux anges, non seulement à leurs frères étonnés et ravis de se trouver tant de frères qu’ils ne connaissaient pas, mais encore à ces philosophes puérils qui chantaient depuis si longtemps les funérailles de l’Église. Comme cet ancien sage qui, pour toute réponse, marcha devant un fou qui niait le mouvement, ils répondirent aux oraisons funèbres de leurs ennemis en faisant acte de vie. De ce jour, la lutte du bien contre la mal se poursuivit avec une ardeur et une confiance toutes nouvelles ; les chrétiens timides reprirent courage ; la foi et l’espérance s’affermirent dans bien des âmes, et le respect humain, cette grande plaie des faibles et cette lâcheté même des courageux, reçut un coup mortel dont il ne s’est jamais relevé. De ce jour, il fut constaté que la religion n’était pas à l’usage seulement des femmes et des ignorants, mais à l’usage de tout le monde, et la démonstration a toujours été en grandissant depuis. Puisse ce mouvement béni, qui ramène les âmes de l’erreur à la vérité, continuer, avec l’aide de Dieu, a grandir encore et toujours ! Puisse-t-il finir par envelopper ceux-là mêmes qu’il épouvanta d’abord et dont plusieurs se sont déjà rendus à la lumière de la foi et à la chaleur de l’éternelle charité !

Avant de quitter Notre-Dame de Paris, je voudrais encore rappeler deux souvenirs qui sont inséparables pour moi de celui de la vieille métropole.

C’est à Notre-Dame qu’eurent lieu, après les fatales journées de juin 1848, les funérailles de Monseigneur Affre, archevêque de Paris, d’immortelle mémoire. C’est au pied de ses autels qu’il avait prié avant d’aller à la mort qui l’attendait sur les barricades ; c’est là qu’il avait fait le sacrifice de sa vie et qu’il avait médité cette grande parole du Maître qui fut aussi la dernière parole du prélat martyr : Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis ! C’est de là qu’il était parti, traversant deux fois Paris, pour aller trouver le chef du pouvoir exécutif, et pour aller ensuite porter aux insurgés des paroles de bénédiction et de paix, toujours simple et ferme, grand et humble, au milieu des acclamations du peuple et de l’armée, comme au milieu des sanglots qui éclataient partout sur son passage, après qu’il eut été mortellement blessé. C’est là, enfin, qu’après le sacrifice consommé, sa dépouille mortelle revint triomphalement, comme celle des martyrs et des saints, au milieu d’un peuple immense, ému de douleur, d’admiration et d’amour.

Ô profondeur cachée des desseins de Dieu ! Ainsi s’était accomplie à la lettre cette parole mystérieuse que, par une sorte d’inspiration prophétique, le saint prélat avait prononcée en montant sur le trône archiépiscopal : « La paix soit avec vous : nous ne venons ni gouverner ni troubler la cité, mais offrir une victime[2] ! »

J’eus la consolation, au sortir des horreurs de cette guerre civile, alors que fumaient encore les ruines qu’elle avait faites et le sang qu’elle avait répandu comme l’eau, de contempler le saint archevêque, sa plus pure victime, sur le lit funèbre où il fut exposé durant plusieurs jours avant ses funérailles. Hélas ! c’était sur cette même couche qu’il venait de rendre le dernier soupir après d’affreuses souffrances héroïquement supportées. C’est là qu’offrant à Dieu en sacrifice ses dernières douleurs comme il avait offert sa vie, il s’écriait : « Mon Dieu ! si je souffre, je l’ai bien mérité ; mais votre peuple, votre pauvre peuple, faites-lui miséricorde : parce, Domine, parce, populo tuo ! » C’était là qu’il disait à ceux qui l’entouraient en pleurant : « Ce n’est point pour ma guérison qu’il faut prier, mais pour que ma mort soit sainte ! » et qu’il répétait de sa bouche mourante ces touchantes paroles : « Je désire que mon sang soit le dernier versé ! »

Maintenant il ne souffrait plus : le sacrifice était accompli, l’heure du repos et de la gloire était arrivée. Étendu sur sa couche mortuaire, il était revêtu de ses ornements pontificaux ses mains froides, d’une blancheur de cire, reposaient doucement de chaque côté de son corps ; on voyait briller à son doigt l’anneau pastoral. Sa tête était couverte d’une mitre blanche, son visage avait une expression calme, sereine, presque souriante : il semblait dormir paisiblement. Des cierges brûlaient autour du martyr, des prêtres en étole priaient à ses côtés. Tout ce spectacle était plein de grandeur, de silence et de paix.

On n’entendait dans la chambre funèbre que le bruit silencieux des fidèles qui venaient en foule contempler une dernière fois le visage aimé de leur archevêque, et qui passaient après avoir fait une courte prière à ses pieds. Plusieurs centaines de mille personnes vinrent ainsi prendre congé de lui : toutes étaient émues et recueillies, beaucoup pleuraient. La curiosité même était dominée par le respect. Des femmes, des enfants, des hommes, dépouillant tout respect humain, touchaient avec des médailles et des chapelets le corps du martyr. Les soldats accourus en foule pour revoir mort celui qu’ils avaient vu si noblement marcher au combat et tomber sous le feu, le touchaient également avec leurs sabres et leurs baïonnettes, comme pour sanctifier leurs armes par ce contact sacré et pour les consacrer à Dieu. Le colonel d’un des régiments de dragons en garnison à Paris entra dans la chambre mortuaire, en grand uniforme, avec quelques officiers de son arme, et dit après avoir prié près du corps du prélat : « Je viens au nom de mon régiment, et je puis dire au nom de toute l’armée, rendre hommage au martyr qui s’est sacrifié pour nous. » Ce fut là, sans doute, près de ce corps vénéré, que beaucoup de militaires puisèrent cet esprit de foi et ces sentiments profondément chrétiens qui éclatèrent depuis avec tant d’énergie, et qui firent l’admiration du monde ; ce fut là que la croix et l’épée se touchèrent et s’unirent pour la première fois depuis bien des années, et je ne doute pas que le sang de Monseigneur Affre n’ait été comme le ciment béni de cette grande réconciliation du prêtre et du soldat, qui est désormais un fait accompli et qui assurera peut-être le salut de la France.

Tel est le premier souvenir que je voulais rappeler ; voici le second. Ce fut à Notre-Dame, après une de ces grandes conférences qui m’avaient tant ému, que je rencontrai un ami auquel je m’unis bientôt de la plus tendre affection, un ami pieux comme un ange, bon comme un enfant, aimant comme un cœur pur et chrétien, et, en même temps, ardent comme la forte race dont il descendait, généreux comme un chevalier de Rhodes, courageux comme un vrai lion : cet ami, c’était cet Hélion de Villeneuve-Trans, ce soldat gentilhomme dont la mort glorieuse en Orient a suscité dans tous les rangs du monde une si inconsolable admiration ! Il a succombé sous les murs de Sébastopol, où l’avaient emporté ce courage brillant et cette grandeur d’âme qui eussent fait de lui, dès la fleur de l’âge, un élu de Dieu dans le ciel.

La vie de cet ami incomparable a été pendant plusieurs années si étroitement unie à ma vie, son souvenir tient une si grande place au milieu de mes plus chers et plus purs souvenirs, que je manquerais au dessein et au titre même de cet ouvrage, si je ne retraçais ici l’histoire de ce cher compagnon de ma jeunesse telle que je l’ai écrite et publiée séparément, et telle que le lecteur la trouvera reproduite en entier au chapitre suivant. La vie de ce noble jeune homme sera certainement, pour tous ceux qui liront cet écrit, la page la plus intéressante et la plus belle de mes souvenirs.

  1. Le R. P. de Ravignan, qui a été enlevé à l’Église le 20 février 1850.
  2. Voyez le mandement de prise de possession de Monseigneur Affre, en date du 6 août 1840.