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Tableau de Paris/105

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TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE CV.

Assertions qui en valent bien d’autres.


Qu’étoit jadis le point où repose cette ville si fameuse, & dont le nom ne pourra plus mourir qu’à la suite d’une de ces grandes révolutions qui ruinent une partie du globe ?

Les anciens chroniqueurs vont chercher le berceau de la nation jusques dans les ruines fumantes d’Ilion. C’est tout aussi amusant que l’histoire chimérique des Atlantides, de ces peuples que M. Bailly a placés tout juste auprès des poles, parce que la terre brûlante n’étoit habitable que de ces côtés-là. Sans le nouveau systême de M. de Buffon, qui a mis un boulet de canon dans son âtre pour calculer ensuite par similitude combien il falloit de tems au globe de la terre pour se refroidir, nous n’aurions pas de ces belles imaginations ; mais la gravité avec laquelle on a écrit ces fables & ces plaisans systêmes a quelque chose de fort divertissant.

Pour moi, sans remonter si haut, j’aime à croire que nous étions libres avant l’invasion des Romains ; que, passés sous cette domination, nous avons pris leur langue, leurs coutumes & leur religion, & que, gouvernés par nos magistrats, nous avons eu, à l’instar de Rome, notre sénat, notre capitole, nos temples, nos palais, nos aqueducs, nos bains publics, dont on admire encore les restes.

J’aime à croire que, lors de la décadence de l’empire romain, les nautes Parisiens, chefs de la république des Armoriques, recouvrerent leur liberté primitive avant l’irruption des barbares ; que les chefs de cette république ne se soumirent à ce chef de sauvages, nommé Clovis, qu’a titre d’alliance, & ne lui ouvrirent les portes de Paris qu’à condition de conserver les droits de la république & les privileges de ma ville natale. Nous avons reçu ces nations étrangeres en qualité d’hôtes & d’amis ; nous leur avons inspiré, autant qu’il nous a été possible, le goût des arts pacifiques ; nous leur avons fait adopter notre religion & nos loix, à peu près comme les Chinois ont instruit les Tartares.

Je préfere ce joli systême de M. l’abbé Bouquet, qui nous conserve une illustre origine, à ce vilain systême de conquête & d’esclavage, que Boulainvilliers a voulu établir : car je ne veux pas avoir été conquis ; & je déclare que je ne lirai aucun historien qui voudra combattre mon cher abbé Bouquet.

Ainsi je me place, avec l’étendard de la liberté, à une époque antérieure à Clovis, & c’est là que je cherche & que je trouve les loix fondamentales de la nation ; puisque Paris existoit avant ce barbare qui se fit baptiser ; puisque cette ville arrêta pendant cinq ans les armes de ses pareils, & que les bons Gaulois conserverent leur liberté, leurs biens & leurs loix, qui furent embrassées par les nouveaux venus.

Je soutiens donc que je descends en droite ligne de ces braves nautes Parisiens, qui avoient secoué le joug des Romains, & s’étoient formés en république indépendante. J’affirme qu’ils sont mes aïeux, & que les descendans de cette horde, composée de quinze à vingt mille hommes mal vêtus & mal armés, ne sont, vis-à-vis de nous, que des étrangers ; car ce sont les Gaulois qui ont placé eux-mêmes Clovis sur le trône.

Ils firent mal : son ambition & sa politique, son mariage avec Clotilde, fille d’un roi de Bourgogne, qui lui transmit l’apparence de ses droits sur les pays occupés par les Bourguignons, ses intelligences secretes avec les évêques, ses victoires sur Alaric, ses assassinats par lesquels il détruisit les chefs des autres tribus ses compétiteurs, le rendirent trop puissant.

Tous ces petits rois sauvages, se livrant des guerres sanglantes, se disputerent dans la suite la possession & la dépouille des Gaules. Dès qu’on vit l’autorité d’un seul lever la tête au milieu de ces peuples sortis des forêts de la Germanie, ce fut le signal du malheur. Il n’y eut que des tyrans & des esclaves, & les peuples tomberent dans l’ignorance & l’abrutissement.

Notre gloire est antérieure à l’époque où l’un de nos rois se prosterna sous l’aiguiere de saint Remy, & nous avions d’autres loix que les loix Gombettes, la loi Salique & les loix Ripuaires.

Je vois Paris, même sous la premiere race, n’appartenir à aucun roi ; car les enfans de Clovis, en partageant, laisserent ce chef-lieu indivis, tant il étoit respecté. Le comte Eudes se fraya le chemin au trône pour l’avoir courageusement défendu ; & le roi connu sous le nom de Hugues Capet, ne fut d’abord que le comte de Paris.

Le caractere national, affoibli sous les deux premieres races, ne fut pas absolument éteint ; on vit naître le gouvernement féodal, établi chez trois à quatre cents peuples qui remplissoient les Gaules avant que César y eût introduit les légions romaines, qui employerent plusieurs années à soumettre le pays. On vit une multitude de petits états séparés, qui conserverent leurs coutumes & leurs usages particuliers.

J’avoue que ce gouvernement, dans son repos superbe & dans son antique majesté, présidé par un Charlemagne, le plus grand homme de l’Europe moderne, me plaît beaucoup plus que la monarchie, parce que je crois qu’il n’y a de véritable oppression pour la multitude que dans les vastes états, & que les petits ont nécessairement une plus grande dose de liberté.

Que j’aurois aimé à voir la nation assemblée se donner elle-même un souverain, faire ses loix & en redemander compte au dépositaire !

Qu’il est auguste le regne de Charlemagne ! Rien dans l’histoire moderne de plus imposant, de plus majestueux. Le nom de Louis XIV pâlit auprès de ce grand nom qui remplissoit l’Europe sans la troubler ni l’asservir. Les Gaules étoient redevenues ce qu’elles étoient avant les Romains, indépendantes & libres, ayant un chef & non un maître. Autant on méprise les descendans de Clovis rasés, avilis & confinés dans un cloître, autant on admire cette superbe aristocratie qui donna naissance à l’esprit de chevalerie, à cet alliage sublime de candeur, de générosité, de franchise, d’amour & des plus hautes vertus.

Pourquoi faut-il que l’équilibre de ce beau gouvernement, rompu par les premiers Capétiens, la nation ait été exposée à des mouvemens convulsifs ? Parce que la réunion forcée des grands fiefs à la couronne ne put s’opérer qu’en livrant le peuple à deux forces contraires qui le déchirerent. Il étoit calme & tranquille sous le régime féodal, il jouissoit du degré de liberté qui pouvoit lui appartenir d’après ses lumieres & ses idées. Et que lui falloit-il de plus, puisque son repos & sa population attestoient son bonheur ?

La convocation des états-généraux retarda long-tems la puissance absolue ; mais elle s’avançoit à pas lents : les Capétiens, les Valois, la maison d’Angoulême amenerent le même plan formé par Clovis & brisé par la nation dans sa force & dans sa vigueur.

Elle eut depuis des momens d’éclat, mais trop chérement achetés ; & c’est aux beaux jours de Charlemagne qu’il faut remonter pour jouir d’un spectacle qui ne s’est pas représenté depuis.

Sous les foibles enfans de ce grand empereur, Paris devint le patrimoine particulier d’un comte. Cette ville avoit résisté à tous les efforts des Romains. Forte & commerçante sous Tibere, elle fut, à la fin de la seconde race, ravagée par les Normands qui brûlerent ses édifices extérieurs & la resserrerent dans une isle de la Seine.

Le comté de Paris attira la couronne sur la tête de son propriétaire, au préjudice du sang de Charlemagne, dont le dernier rejeton mourut emprisonné ; mais les seigneurs qui possédoient des fiefs immenses, plus riches que celui qu’ils avoient placé sur le trône, ne s’imaginoient pas que le sceptre dans cette maison lui donneroit une prépondérance infinie ; ils ajoutoient peu de foi à la résurrection de la monarchie ; & pensant n’avoir accordé qu’un signe sans conséquence, ils crurent que leur égal ne deviendroit jamais leur maître.