Aller au contenu

Tableau de Paris/106

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CVI.

Officiers.


Le préjugé favori des officiers c’est de se regarder comme les hommes les plus nécessaires au genre humain, & en conséquence de mépriser tous les états, de s’étonner qu’il y ait d’autres professeurs dans le monde que des ingénieurs, & de vouloir presque qu’un souverain n’accorde des récompenses & des appointemens qu’à ceux qui servent dans ses armées. Ils ont beaucoup de peine à s’imaginer qu’il existe une autre gloire que celle qui s’acquiert au bruit des canons, à la décharge des mousquets & au flamboyant de l’épée.

La guerre ne dure pas toujours : la paix en général est plus longue. Tel officier parvient à une longue vieillesse sans avoir représenté trois fois dans les batailles. Le plus grand nombre aujourd’hui n’a jamais vu le feu, & ils veulent qu’on honore leur bravoure, comme s’ils exposoient chaque jour leur vie pour la défense de l’état.

Un grenadier en fait autant qu’eux ; mais comme il n’a que huit sols par jour, il ne jouit pas de la même considération que celui qui dit à tout propos, ma troupe, ma compagnie, mon régiment.

On ne diroit pas, à voir un officier si leste, si pimpant, frisé, adonisé, paré, qui s’occupe devant le miroir à redresser une boucle indocile, que c’est là le successeur de Bayard, de Duguesclin, de Grillon, de ces guerriers dont on disoit :

Ils s’arment tout à cru, & le fer seulement
De leur forte valeur est le riche ornement.
Leur berceau fut de fer…

Ce qu’un officier de nos jours ambitionne le plus, c’est une blessure de goût, c’est-à-dire, une jolie cicatrice qui contribue à sa réputation sans endommager les graces de sa figure. Il trouve brutal l’ordre de César, qui cria aux siens à la bataille de Pharsale, frappez au visage ; il aimeroit mieux perdre une jambe & un bras que le bout de son nez.

En général, les officiers (les exceptions à part) sont fort désœuvrés & très-peu instruits. Comme ils s’ennuient & ne savent que devenir, leur conversation est seche dès qu’elle ne roule pas sur l’histoire du régiment. Plusieurs qui dédaignent les sciences utiles, gagneroient cependant à s’y appliquer davantage ; & le métier des armes auroit besoin de l’étude de l’histoire & d’une connoissance plus approfondie des hommes.

Un grand avantage à Paris, c’est qu’on n’y voit pas ces commandans, ces lieutenans de roi, ces majors de place, qui s’érigent en petits tyrans dans nos villes frontieres, qui humilient le bourgeois, ou le vexent. M. le commandant, sous le prétexte du bien du service, n’y ordonne point des patrouilles & des exercices, & ne fait pas des loix de ses petites volontés.

Aucun militaire ici n’a le droit d’être insolent ; & quand on a vu de quelle maniere les officiers hautains traitent les habitans d’une petite ville, on compte pour quelque chose d’être loin des ordres capricieux que donnent tous ces majors de place.

Le luxe de la capitale tue, non le courage, mais le génie belliqueux de nos officiers. Les délices d’une vie efféminée & sensuelle sont incompatibles avec les travaux & les fatigues de la guerre : il ne faut point à des soldats les jouissances qui appartiennent aux riches commerçans, aux citoyens rentés, à l’amateur des arts. Je crois reconnoître un affoiblissement réel dans notre vertu guerriere : & quel malheur dans une nation universellement jalousée ! Il est donc de l’intérêt de l’état, d’éloigner l’officier autant que le soldat d’une ville où la multiplicité des plaisirs ne peut que l’énerver, le corrompre & lui faire prendre son métier en dégoût.