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Tableau de Paris/110

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CHAPITRE CX.

Tabagies.


Le renchérissement du vin, sa criminelle falsification ont forcé l’homme de Paris à recourir à l’eau-de-vie. Voilà ce que fait l’impôt onéreux, qui exige quatre sols d’entrée pour une bouteille de vin qui intrinséquement n’en vaut que trois. Les femmes de portefaix, qui à Paris portent des fardeaux énormes & travaillent comme des hommes, boivent comme eux cette dangereuse liqueur. Son usage leur met le cerveau en feu, leur brûle les entrailles ; mais ce sont les eaux du Léthé pour ces gagne-deniers qui noient leurs soucis avec leur raison. Les tempéramens les plus robustes sont ruinés par cette intempérance journaliere : pourquoi ne leur laisse-t-on pas le vin dans toute sa salubrité ? Ils l’eussent préféré.

D’après ce goût récent & funeste, une quantité considérable de tabagies s’établirent dans tous les quartiers, sur-tout dans ceux habités par la lie du peuple. Vous trouvez dans ces antres enfumés, des ouvriers fainéans qui passent crapuleusement la journée à boire lentement cette liqueur meurtriere. La fumée du tabac leur tient lieu de nourriture ; c’est-à-dire, qu’elle les plonge dans une sorte d’engourdissement qui leur ôte l’appétit, ainsi que la vigueur & l’énergie.

Des fils d’honnêtes artisans vont se perdre sans ressource dans ces asyles de l’oisiveté, où ils sont attirés par les turlupinades grossieres qui s’y répetent du matin au soir ; car ce lieu infect a encore son orateur & son plaisant.

La plus remarquable de ces tabagies est au fauxbourg Saint-Marceau ; là se refugient pendant le jour les dégoûtantes créatures des environs du Pont-Neuf & du Louvre, pour y dépenser quelques sols arrachés à la luxure des savoyards, des manœuvres & des filoux.

Il n’est pas rare de les voir autour d’un broc rempli d’un pot d’eau-de-vie, pêle-mêle avec des soldats, des porte-faix & des gadouards, former un concert obscene & discordant, qui frappe sans relâche la voûte enfumée de cet odieux tripot.

Les esprits échauffés n’y sont pas toujours d’accord. Des rixes s’élevent, & la paix ne peut guere se rétablir qu’après un combat. Alors le vigoureux cabaretier arrache de la table les champions obstinés, & les pousse dans une cour attenante, où ils vuident leur querelle par une grêle de coups de poings ; après quoi le vainqueur & le vaincu, reprenant leurs places, oublient le verre à la main & les injures & les coups.

Ce n’est pas sans raison que l’hôte introduit les athletes dans cette arene clandestine. S’il les mettoit à la rue, il courroit risque de perdre le prix de l’écot, parce qu’ils pourroient, ou disparoître volontairement, ou être arrêtés par la garde, & menés chez un commissaire.

Et pendant ce tems les enfans au logis crient après la nourriture qui leur manque, pleurent sous les fleches aiguës du froid qui gelent leurs petites mains. Le pere abruti est sourd à leur voix, emporte les meubles piece à piece, & les vend pour se replonger dans l’ivresse.

Hélas ! qui nombrera les maux que cause l’eau-de-vie ? Je lis que dans l’Amérique les hordes sauvages se fondent par ce breuvage ; que ces peuples nus ont une fureur égale à celle de la populace de Paris pour cette enivrante liqueur. Triste rapprochement, qui fait réfléchir sur les loix qui ont défendu toutes ces boissons violentes, dont l’homme abuse si facilement, & qui lui ôtent sa force & sa raison.