Aller au contenu

Tableau de Paris/131

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CXXXI.

Orgues.


Les orgues doivent plutôt exciter la dévotion qu’une joie profane ; ce n’est pas moi qui le dis, c’est le concile de Cologne 1536. Les orgues ne joueront que des airs pieux, c’est encore du concile d’Ausbourg 1548. Durant l’élévation de l’hostie & du calice, & jusqu’à l’agnus Dei, les orgues ne doivent point jouer : cela me fâche un peu ; mais voyez le concile provincial de Treves 1549.

Tout a changé au jour que j’écris. On joue, durant l’élévation de l’hostie & du calice, des ariettes & des sarabandes ; & au Te Deum & aux vêpres, des chasses, des menuets, des romances, des rigodons. Où est donc cet admirable Daquin qui m’a ravi tant de fois ! Il est mort en 1772, & l’orgue avec lui. Son ombre semble pourtant voltiger quelquefois sur la tête de Couperin.

L’abus presque général de n’avoir que des passages sous les doigts, & cela par défaut de génie & d’application, cet abus est devenu si criant, que les chansons ont prévalu sur l’orgue, de maniere qu’il n’a plus rien de cette majesté convenable à un temple. Les noëls même, que Daquin varioit parfaitement, on les défigure à présent au point que ce ne sont plus que des Ponts-Neufs grossiers ; on n’y reconnoît seulement pas le chant.

L’orgue est le roi des instrumens ; il les contient tous. Cliquot, le seul excellent facteur qui existe, a beaucoup perfectionné cette étonnante machine. La réception de son orgue de Saint-Sulpice, faite cette année 1781, nous rappelle ce qui s’est passé à la Sainte-Chapelle de Paris en pareille occasion. Daquin fut arbitre ; ce musicien âgé de soixante & quinze ans fit des miracles ; tous les auditeurs crioient, son génie est plus fort que jamais, & il a ses doigts de vingt ans. C’étoit le cygne mélodieux qui chantoit si bien avant de mourir : Daquin fut au tombeau trois mois après.

Nous connoissons trois traits de la vie de ce grand artiste, qui paroissent fort extraordinaires & qui n’en sont pas moins vrais. Musicien né, il composa à huit ans un motet à grand chœur & symphonie. On fut obligé de le mettre sur une table pour en battre la mesure. Il y avoit foule ; & l’exécution finie, on pensa étouffer de caresses un enfant si rare.

À la messe de minuit de noël, Daquin imita si parfaitement sur l’orgue le chant du rossignol, sans que le couplet dans lequel il le faisoit entrer parût gêné en rien de cette addition, que l’extrême surprise fut universelle. Le trésorier de la paroisse envoya le Suisse & les bedauts à la découverte dans les voûtes & sur le faîte de l’église : point de rossignol ; c’étoit Daquin qui l’étoit.

Lorsqu’on rétablit l’orgue de Saint-Paul, le facteur ne laissa que le positif, c’est-à-dire un très-petit orgue pour toucher l’office. Il n’y avoit plus de trompettes ni de pédales, un seul clavier restoit ; la carcasse du grand orgue étoit absolument vuide. Cependant Daquin toucha son Te Deum la veille de S. Pierre, & les auditeurs furent encore plus nombreux, par rapport à la rareté du fait. On ne s’apperçut point que tant de jeux manquassent. Les accompagnemens paroissoient y être, & l’on entendit ronfler la pédale de flûte, quoiqu’elle n’existât plus. Grand bruit entre les facteurs qui étoient présens. — Mais vous avez laissé la pédale, disoit-on à Cliquot. — Non, je vous jure. — Mais cela est impossible. — Puis un gros pari. Le Te Deum fini, on monte à l’orgue, on examine, on cherche, on ne trouve rien que l’homme singulier, qui venoit de tromper si victorieusement ceux même qui fabriquent l’instrument.

L’orgue une fois réparé & augmenté de bombardes, on annonce dans les papiers publics la fête de Saint-Paul : nous y étions ; prodigieuse affluence ! Il faut ici du détail : tout étoit plein à ne pouvoir se remuer : chœur, nef, bas-côtés, chapelles latérales, chapelles éloignées, les deux sacristies, les galeries d’en-haut, l’escalier de l’orgue, les passages, le devant du portail. Les carrosses tenoient toute la rue Saint-Antoine jusqu’aux Célestins. Ce fut ce jour-là que Daquin, plus sublime que jamais, tonna dans le Judex crederis, qui porta dans les cœurs des impressions si vives & si profondes, que tout le monde pâlit & frissonna.

M. Dauvergne, actuellement à la tête de l’opéra, fut si vivement frappé, qu’il sortit des premiers, & courut-vîte confier au papier les traits sublimes qu’il venoit d’entendre. Il les a tous placés dans son beau Te Deum à grand chœur.

Il y a eu des organistes ; mais Daquin est Daquin. Nous rendons cet hommage à ce célebre artiste, pour mieux encourager ses successeurs. Il a laissé un fils qui cultive les lettres honorablement.

L’orgue, a dit Gresset, attire l’impie étonné dans nos temples. L’archevêque de Paris a défendu les Te Deum du soir & les messes de minuit en musique, dans deux églises de Paris, Saint-Roch & l’abbaye Saint-Germain, à cause de la multitude qui venoit pour entendre l’organiste, & qui ne conservoit pas le respect dû à la sainteté du lieu. Il est bien inconcevable que des catholiques se portent à des profanations aussi scandaleuses, tandis que les réformés sont si respectueux dans leurs églises. Les premiers cependant admettent encore plus positivement que les seconds la présence réelle de la Divinité ; mais les fêtes nocturnes sont toujours un peu licencieuses, c’est l’effet des ténebres. Il se passera toujours bien moins de désordres en plein jour.