Tableau de Paris/137

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CHAPITRE CXXXVII.

Auteurs.


À Paris sont ces écrivains qui moissonnent & qui vendangent avec leur plume, qui ont dans leurs écritoires toutes leurs terres & toutes leurs rentes : tels ont été les deux Corneille, leur neveu Fontenelle, Crébillon, les deux Rousseau[1], & presque tous les hommes illustres qu’a produit la France ; le plus grand des anciens poëtes a été le plus pauvre.

Profanes ! à genoux, ce pauvre, c’est Homere.

On met encensoirs & cassolettes sur leurs tombeaux : de leur vivant, on les laisse dans l’indigence : mais cette indigence est honorable ; & ceux qui se conservent sans tache au milieu de cet abandon général, sont les plus vertueux des hommes.

Les pensions que le gouvernement accorde aux gens de lettres, ne se donnent ni aux plus pauvres, ni à ceux qui ont le plus utilement travaillé : les plus souples, les plus intrigans, les plus importuns, enlevent ce que d’autres se contentent d’avoir mérité au fond de leur cabinet.

La pauvreté de l’homme de lettres est à coup sûr un titre de vertu, & une preuve du moins qu’il n’a jamais avili ni sa personne ni sa plume. Ceux qui ont sollicité & obtenu des pensions, n’en peuvent pas dire autant devant leur conscience : leurs écrits peuvent être irréprochables ; mais leur conduite ne l’a pas toujours été.

Brebeuf a dit :

Si les cieux m’étoient favorables,
Et le destin moins rigoureux,
Je voudrais faire des heureux,

Où je verrois des misérables.
Ce seroient mes plus doux plaisirs
De prévenir jusqu’aux desirs
De ceux où brille un haut mérite ;
J’en ferois ma félicité ;
Et souvent mon esprit s’irrite
De les voir dans l’adversité.

Ah ! si les gens de lettres riches venoient au secours des gens de lettres pauvres !… Le beau rêve ! Plusieurs ont dû leur élévation à la culture des lettres, aux avis des gens de lettres, à la recommandation des gens & lettres ; & une fois dans les hautes places, ils ont oublié leurs amis, leurs confreres, leurs bienfaiteurs.

Les gens de lettres emploient ordinairement la matinée au travail, & ils ont tort ; la composition du soir a beaucoup plus de feu : mais les spectacles & les dissipations journalieres tuent le génie, & l’empêchent de suivre de grands travaux.

Un défaut assez commun aux gens d’esprit de la capitale, c’est de ne pas s’occuper assez de celui des autres ; c’est de ne pas faire attention à la réflexion lente de tel homme modeste & simple, qui n’ayant pas la langue agile & souple, a tardé quelquefois à donner son apperçu ; c’est encore de n’être pas assez indulgens, & de placer le mérite unique dans la facture d’un livre ; c’est enfin de ne pas savoir écouter : mais l’homme qui écoute à Paris est un être très-rare.

C’est par les gens de lettres que l’esprit de la capitale est devenu diamétralement opposé à l’esprit de la cour : le premier cherchant à rétablir les droits de l’homme, ne veut plus laisser qu’un foible empire à l’opinion des grands, qui jadis humilioient le peuple en tous sens ; les gens de lettres font aujourd’hui tous leurs efforts pour rabaisser la vanité des titres à son néant réel, & pour élever à leur place les travaux utiles & recommandables de l’homme célebre en tout genre. Maîtres de l’opinion, ils en sont une arme offensive & défensive. Aussi la guerre la plus vive est-elle déclarée entre les gens de lettres & les grands ; mais ceux-ci, à coup sûr, perdront la bataille.

On a attribué à la liberté d’écrire, les vices que le luxe a enfantés, tandis que les écrivains ont combattu de toutes leurs forces les excessifs abus du pouvoir. On a voulu les rendre responsables des mœurs des grands, qui ne lisent point, ou qui sont ennemis nés des écrivains. On a voulu rejeter sur eux tous les désastres qu’ils avoient, pour ainsi dire, prévus & annoncés, & auxquels ils s’étoient opposés. Leurs adversaires ne se sont jamais piqués de logique.

La ruine de la morale a pris naissance dans les cours, & non dans les livres. Le crime des gens de lettres est d’avoir répandu la lumiere sur cette foule de délits qui vouloient s’envelopper de ténebres. Les puissans n’ont pas vu, sans frémir, tous ces secrets honteux, à jamais dévoilés. Ils ont détesté le flambeau & celui qui le portoit.

On connoît le mot de Duclos : les brigands n’aiment point les reverberes. La nation elle-même ne fait pas tout ce qu’elle doit aux gens de lettres. Quoique peu unis entr’eux, ils sont d’accord sur les principes essentiels. Ils flétrissent tous les suppôts du pouvoir arbitraire, les reconnoissent sous leurs enveloppes, les dénoncent & les punissent. Ils devinent l’administrateur inepte & le ridiculisent. Ils intimident par une censure vigilante & exacte, jusqu’aux oppresseurs subalternes qui, dans l’ombre, se croient à l’abri de leur justice. Ils savent la rendre à tous les hommes publics, excepté à leurs rivaux. Ils forment très-souvent un cri unanime, qui devient l’expression de la raison universelle. Que fera l’autorité contre cette voix puissante qui, au défaut de l’impression, parle & subjugue par la force de l’évidence ? Rien. Elle n’a plus d’autre parti à prendre que d’être juste & modérée, sans quoi toutes ses fautes seront gravées d’un burin fidele. Elle fait tout pour diviser ce corps qui, sans un point de ralliement, a cependant un même esprit. Elle soudoie des mercenaires pour souffler le feu de la discorde, pour mettre en mouvement l’amour-propre irascible ; mais au milieu de ces débats, leurs armes se tournent subitement contre l’ennemi de la liberté & des loix. Ils savent très-bien distinguer une querelle littéraire, d’une guerre patriotique, & tous leurs traits se confondent sur le fauteur de la tyrannie, comme s’ils étoient tous d’accord & amis.

C’est par eux enfin, que chaque caractere est connu aujourd’hui, & mis à sa place. L’arrêt qu’ils rendent en premiere instance, est ordinairement proclamé par la voix des nations. On ne peut ni séduire ce corps ni l’anéantir ; on briseroit toutes les presses, qu’il n’auroit besoin que de son silence pour décider encore l’opinion publique.

  1. Il y a un troisieme Rousseau fort riche ; il n’a fait ni Émile, ni l’Ode à la fortune. Il a fait exploiter un journal à son profit : il a gagné beaucoup d’argent à ce métier. Il se nomme Pierre Rousseau.