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Tableau de Paris/140

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CHAPITRE CXL.

Commis.


Les petits commis forment une classe innombrable. Ils ne sont pas chers ; leurs appointemens sont de huit, douze & quinze cents livres. Vous en trouverez trente pour un.

Des commis qui ont douze cents livres d’appointemens ont des habits de velours & des dentelles. Ils jeûnent pour avoir du galon. De là ce proverbe : habit doré, ventre de son.

Tout se fait la plume à la main. Dans le plus petit état, il faut savoir écrire & chiffrer. On constate sur un auguste registre, l’entrée d’une bouteille de vin & d’un chapon, ainsi que celle d’un tonneau & d’un troupeau de bœufs. On vous en donne quittance. Toute la science de ces scribes consiste à savoir faire des bordereaux. Ces commis ne savent rien, ne connoissent rien, n’ont idée de rien. Ils nivelent des chiffres avec une routine journaliere.

Un particulier revenant d’Égypte, avoit acheté une momie à Bassora. Comme la caisse étoit longue, il ne jugea pas à propos de la faire voyager avec sa chaise de poste ; il la fit transporter au coche d’Auxerre. La caisse arrive ; les commis des barrieres l’ouvrent, trouvent un corps noirci, & décident que c’est un homme qu’on a rôti dans un four. Ils prennent les bandelettes antiques pour des morceaux de sa chemise brûlée, dressent un procès-verbal, & l’on fait transporter la momie à la Morne. Personne dans le bureau n’est assez initié dans l’histoire pour empêcher cette bévue, digne des personnages qui le composent.

Le propriétaire arrive, va droit au bureau pour réclamer sa piece curieuse. On l’écoute, on le regarde avec étonnement ; il se fâche, il s’emporte. Un commis lui conseille à l’oreille de prendre la fuite pour éviter la corde. Le curieux stupéfait est obligé de s’adresser au lieutenant de police, afin de retirer de la Morne le prince ou la princesse Égyptienne qui, après avoir dormi deux mille ans dans les tombeaux des pyramides, alloit passer dans un cimetiere catholique, au lieu de figurer sous glace dans un cabinet. Il obtint ce qu’il demandoit après trois jours entiers d’allées & de venues.

Les commis qui ont mille écus d’appointemens, se donnent des airs & font les importans. Rien n’est si curieux que de les voir retrousser leurs manchettes pour tailler une plume & l’essayer à plusieurs reprises. On diroit que cette plume va tracer les destins de l’état. C’est un bordereau. Si Vaucanson, au lieu de faire un flûteur, avoit fait un commis, automate pour automate, on y auroit gagné.

Le balancier de l’horloge détermine exactement la minute où ils rentrent & sortent de chez eux. Leurs femmes connoissent ces heures-là fort au juste.

Les grands commis, qui n’ont rien de commun avec les autres que le nom, sont à Versailles. Ces commis, qui tiennent les bureaux, sont des especes de ministres qui guident & endoctrinent ceux qui en portent le titre ; & l’on peut affirmer que la monarchie est divisée en bureaux, & régie par eux. Les femmes & les intrigans assiegent ces commis avec une constance opiniâtre, & dont on n’a pas d’idée. C’est la manivelle qui fait jouer la machine dont les mouvemens nous étonnent ; & c’est à qui s’emparera de la manivelle. Mais n’anticipons point sur l’article Versailles, que je ferai ou ne ferai point.