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Tableau de Paris/141

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CHAPITRE CXLI.

Maîtres.


Il y en a de toute espece, pour le latin, pour le grec, pour l’hébreu, pour l’anglois, pour l’italien, pour la théologie, pour l’écriture, pour la musique, pour le bon ton, pour tous les jeux possibles. Ils courent le matin, battent tous les quartiers, & sont contens quand ils trouvent leurs éleves endormis, absens, paresseux, ou malades. Ils glissent joyeusement leur cachet, & c’est autant de gagné. Le maître à danser vole comme un éclair dans un cabriolet ; mais celui qui enseigne le grec ou les mathématiques, marche à pied.

Cette classe d’hommes est très-nombreuse. Étonnés quelquefois de se trouver ensemble, chacun ne comprend pas de son côté, comment on peut en appeller un autre que lui. De là vient qu’ils n’estiment que leur profession, & méprisent souverainement celle d’autrui, comme absurde ou inutile.

C’est un spectacle assez plaisant que de voir, dans la même anti-chambre, un maître d’échecs & de trictrac, & un maître d’histoire, attendre vis-à-vis l’un de l’autre le réveil de M. le marquis. Entrés dans son cabinet, l’un parle de Cyrus & d’Hérodote, tandis que l’autre arrange avec un peu d’impatience les pions sur le damier. Le musicien qui doit leur succéder, fait crier le violon, qu’il accorde sur le perron de l’escalier. Le valet-de-chambre qui sourit, sait mieux qu’eux tous que M. le marquis n’apprendra rien de tout ce qu’on lui enseignera, si l’on excepte la marche des jeux & le menuet passablement.

Mais un sot opulent, qui a quinze louis à dépenser par mois, croit bonnement que son fils va posséder la musique, le blason, la danse, le dessin, l’anglois & les mathématiques à tant la leçon. Il a envoyé chercher des maîtres qui sont accourus avec leurs cachets ; on les leur paie à la fin du mois : l’éleve, non moins ignorant que le premier jour, & qui aura saisi quelques termes à la volée, se pavanera le reste de sa vie de son prétendu savoir, n’imaginant pas même qu’on puisse se moquer de lui, lorsqu’il sera en état de citer les maîtres fameux qui sont venus dans son hôtel le saluer avec gravité, prendre son argent, & se sauver, pour aller ailleurs vendre à un autre riche le nom seul des sciences. Eh ! que leur faut-il de plus ?

Parmi tant de maîtres, on ne s’est jamais avisé, même en plaisantant, de chercher ou de demander un maître de morale : c’est que tous les hommes croient posséder cette science-là, ou plutôt qu’ils n’en ont aucune idée ; aussi aime-t-on mieux appeller un figurant dans un ballet, qu’un moraliste. La jambe & les pas du premier disent quelque chose, & le langage de l’autre seroit inintelligible. Aussi n’y a-t-il jamais eu en France, depuis la fondation de la monarchie, un maître de morale.