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Tableau de Paris/142

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CHAPITRE CXLII.

Libraires.


Les libraires se croient des hommes de conséquence, parce qu’ils ont l’esprit d’autrui dans leur boutique, & qu’ils se mêlent quelquefois de juger ceux qu’ils impriment.

Il n’y a rien de plus comique que le début timide & avantageux d’un poëte qui grille d’être mis au jour, & qui aborde pour la premiere fois un typographe de la rue Saint-Jacques, lequel se rengorge, & se rend appréciateur du mérite littéraire. Il reçoit un chef-d’œuvre avec un froid accueil, & souvent il est plus terrible & plus cruel envers l’auteur débutant, que la meute des journalistes & l’inexorable public.

Comme cette branche de commerce est, à Paris, dans la dépendance la plus humiliante, les libraires sont devenus des marchands de papiers noircis : ils chérissent de préférence les auteurs féconds, grands manufacturiers du Parnasse, qui font des compilations critiques, historiques, des extraits de voyages, &c. Et quelques académiciens savent que ce produit l’emporte encore sur celui des jetons.

On emploie à Paris, année commune, environ cent soixante mille rames de papier pour l’impression ; la raison philosophique ne sauroit en obtenir une page, pour se faire entendre. Les gênes, les entraves, les réglemens de toute espece ont effarouché le commerce, qui demande à être libre pour prospérer : tout le monde s’est plaint & se dit ruiné ; imprimeurs, libraires, auteurs. Les premiers ne veulent rien acheter ; & quand ceux-ci impriment à leurs frais, les libraires ne donnent aucun cours au livre : les contrefacteurs, (race indestructible) pendant ce tems, s’emparent de l’ouvrage, & l’auteur a perdu son salaire, & de plus, ses avances. Voilà l’état de la librairie.

Un libraire de Paris disoit fort naïvement : je voudrois bien tenir dans mon grenier, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau & Diderot, tous trois sans culotte ; je les nourrirois bien, mais je les ferois travailler. Pourquoi l’un est-il riche, & pourquoi les autres ne travaillent-ils pas à la feuille ?