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Tableau de Paris/148

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CHAPITRE CXLVIII.

De différens Observateurs.


Tel observateur suit tous les matins, avec une exactitude qui paroît minutieuse, les variations qu’éprouve l’athmosphere pendant le cours d’une année : tel calcule la quantité d’eau qui tombe sur la terre : un autre tient un registre fidele de toutes les maladies, & du nombre d’hommes qui naissent & qui meurent ; il compare la mortalité d’une année à la mortalité d’une année précédente.

Les observations sur la physique & la médecine se multiplient, tandis que le philosophe examine de son côté la marche des gouvernemens, leurs progrès, les causes morales & politiques qui influent sur le bonheur & sur le malheur des peuples ; il observe les fautes qui viennent de l’homme, & les fautes qui viennent des loix.

Ainsi, lorsque les savans se regardent entr’eux avec une espece de dédain, que le mécanicien ne conçoit rien à la célébrité du poëte, & que celui-ci en revanche le regarde à peine, l’observateur impartial voit les arts & les sciences marcher de front, se perfectionner en prenant des routes qui semblent opposées, & qui doivent se réunir au même point.

Il voit les hommes porter tour-à-tour sur chaque objet le flambeau d’une raison plus active & plus épurée ; il n’a point de préférences injustes. Il voit du même œil les hommes qui tournent leurs efforts respectifs vers un but égal, qui poursuivent la victoire sur l’erreur, c’est-à-dire, sur la source unique du mal.

Il faut donc dans une capitale un grand nombre d’hommes qui travaillent à l’édifice des sciences. Réduits à un petit nombre, ils feroient moins : ce qui échappe à l’un, récompense les veilles de l’autre. Ce qu’amene le hasard, ce souverain des sciences humaines, passeroit devant des yeux inattentifs & distraits ; mais ils sont ouverts aujourd’hui, & ils guettent incessamment la nature.

Les anciens connoissoient la propriété qu’a l’aimant d’attirer le fer, & ils ignorerent constamment sa vertu de pointer vers les poles ; connoissance à laquelle on doit les miracles de la navigation. Les anciens connoissoient l’art de graver des lettres, & même des lettres mobiles, puisque sur les pains sortis des ruines d’Herculanum, que le roi de Naples conserve sous le verre, on voit la lettre du boulanger ou du consommateur ; ainsi ils étaient sur le bord des plus rares découvertes, & ils ne s’en douterent pas.

De même nous serons bien surpris un jour, lorsque des choses de la plus grande simplicité, & qui ont échappé entiérement à nos observateurs, à nos académies, viendront accroître le trésor de nos connoissances ; & nous aurons alors peine à imaginer comment nous n’avons pas fait les derniers pas. Songeons toujours qu’au siecle de Platon, un philosophe écrivoit : « Je ne puis m’empêcher de rire de ceux qui ont décrit la circonférence de la terre, qui veulent nous persuader que l’Océan l’environne de ses eaux, & qui assurent que la terre est ronde, comme si elle avoit été fabriquée sur le tour. » Il répétait ces paroles d’après la physique d’Hérodote, & il se moquoit beaucoup de ceux qui avoient entrevu la vraie configuration du globe.

L’attention journaliere suppléera peut-être à toute la profondeur du génie, & l’étonnera lui-même. La sentinelle, sous ce point de vue, ne mérite pas nos dédains. Avoisiner un objet, n’est pas encore le toucher ; & nous avons sous les yeux des secrets qui ne se dévoileront peut-être qu’aux hommes auxquels nous accordons le moins d’estime.

Il faut mettre les talens en société, pour qu’ils fructifient. Quand l’homme est isolé, le génie n’a plus ce foyer, où toutes ses lumieres se réunissent pour être dirigées vers un même but. L’esprit de sagacité n’est ardent que quand plusieurs regards applaudissent à son courage, à ses efforts, à son triomphe.