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Tableau de Paris/149

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CHAPITRE CXLIX.

Différences des Esprits.


Mais les esprits sont inégaux en forces ; il faut l’avouer & le soutenir contre Helvétius, dont le systême en ce point nous paroît faux. La finesse d’un sens doit seule apporter un nombre infini de connoissances. Un amateur de la peinture voit la nature tout autrement qu’un homme qui ne sait rien voir dans un tableau. Une tête harmonique prête l’oreille au bruit lointain des cloches, & saisit les nuances qui nous échappent. Il y a des hommes qui ont un tact particulier, qui leur révele une multitude d’idées, & qui ont peine à communiquer avec les autres hommes ; parce qu’ils sentent d’une maniere si détaillée, qu’on ne peut les suivre. Deux hommes enfin peuvent avoir autant d’esprit l’un que l’autre, & par la différence de leurs études, ou plutôt de leurs perceptions, ne point s’entendre.

C’est ce qui se voit à Paris. Le musicien, le géometre, le poëte, le peintre, le moraliste, le statuaire, le chymiste, le politique, également hommes de génie, ne peuvent guere communiquer ensemble. Aussi portent-ils les uns des autres des jugemens ordinairement faux, parce qu’ils sont dans l’impossibilité de s’estimer ce qu’ils valent réellement.

Comparez ensuite un coursier d’Afrique, léger, ardent, aux jarrets nerveux & souples, à l’œil étincelant de fierté, plein de feu, d’agilité & de graces ; comparez-le avec un cheval du Holstein, aux jambes flasques, grossier, pesant, d’une chair mollasse : croira-t-on que ces deux animaux sont de la même espece ? Comparez deux hommes, que dis-je ! deux écrivains ; c’est la même différence.

Newton voit une pomme tomber d’un arbre : il médite, & conçoit le systême de la gravitation. Un autre, sans s’embarrasser du pouvoir qui enchaîne les planetes dans leurs orbites, voit tomber la pomme, la ramasse, & la mange. Ainsi dans Paris, l’homme qui a du génie, l’augmente, le fortifie, lui donne un développement extraordinaire, tandis que le sot a les yeux ouverts sans rien voir, mange la pomme sans songer à l’arbre de la science, & devient plus sot encore.