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Tableau de Paris/150

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CHAPITRE CL.

Qui paie-t-on ?.


Dans ce siecle dit éclairé, les arts ne sont jamais récompensés qu’en raison inverse de leur utilité. Tel danseur de l’opéra gagne tous les ans plus que tous les régens d’un college ensemble. Les gages d’un cocher brillant, ou d’un excellent cuisinier, doublent ceux d’un précepteur, se nommât-il J. J. Rousseau. Peu de tragédies ont rapporté autant que les Racoleurs. Les peintres de frivolités sont les mieux payés de tous ; & les sculpteurs sont réduits à portraire les physionomies communes d’hommes nuls ou vils, mais qui commandent la bourse en main. C’est à vernir des équipages que l’on parvient à en avoir un. Le médecin des chiens a fait une fortune dont se féliciteroit un docteur de la faculté. La part d’un comédien rend au moins autant que six compagnies d’infanterie.

Nicolet a gagné cinquante mille livres de rente ; & le malheureux Taconnet, qui a fait une partie de sa fortune, est mort à la Charité. Nicolet a acheté une terre, & forcé son pasteur qui lui refusoit l’eau bénite, de lui présenter le goupillon ; les auteurs de l’Encyclopédie n’ont recueilli de leurs longs travaux que des injures & des anathêmes.

Quand un livre réussit, c’est le libraire qui met l’argent dans sa poche. Un manuscrit n’annonce jamais son succès, & le libraire l’achete toujours comme ne devant point en avoir. Depuis le généreux Fouquet, on n’a point vu d’hommes en place répandre leurs libéralités sur les hommes célebres & pauvres. Prodigues en superfluités, ils ont oublié le mérite peu aisé. Leurs gratifications ont été chercher leurs partisans, leurs créatures, & non l’artiste qui se distingue dans sa profession.

Il en est un très-habile, nommé Dellebare, qui a perfectionné le microscope à un point que l’on peut regarder comme le dernier terme de l’industrie & de la sagacité humaine. Il a réellement découvert un nouveau monde à nos yeux étonnés. On doute que l’on puisse jamais y ajouter. Eh bien ! cet artiste recommandable vit dans une pauvreté voisine de l’indigence. Tandis que Dollon, à Londres, a recueilli le fruit de ses travaux, Dellebarre qui le surpasse infiniment, reçoit de stériles louanges. Quand il sera mort, les microscopes qu’il donne pour quinze louis (prix modique, si l’on en considere la structure), se vendront peut-être mille écus ; & il n’aura pas joui de son salaire légitime. On honorera sa mémoire ; & de son vivant, l’auteur n’aura pas été récompensé.

Puisse ma patrie rougir de cette ingratitude, & connoître le prix d’un instrument qui a coûté vingt années de travaux, & dont les combinaisons variées sont le chef-d’œuvre de l’intelligence attentive & patiente !

Le même artiste a préparé les insectes les plus imperceptibles, avec un soin qui excite l’admiration. Puisse cette annonce être utile à un homme que je n’ai jamais vu, mais dont je connois l’ouvrage ! Il a étendu les miracles de l’optique, & nous a donné la plus haute idée de la profondeur infinie de la nature & de la majesté de son Créateur, dans des objets jusqu’alors voilés à nos regards.