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Tableau de Paris/156

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CHAPITRE CLVI.

Les Élégans.


Il n’y a plus d’hommes à bonnes fortunes, c’est-à-dire de ces hommes qui se faisoient une gloire d’alarmer un pere, un mari, de porter le trouble dans une famille, de se faire bannir d’une maison avec grand bruit, d’être toujours mêlés dans les nouvelles des femmes : ce ridicule est passé, nous n’avons plus même de petits-maîtres ; mais nous avons l’élégant.

L’élégant n’exhale point l’ambre, son corps ne paroît pas dans un instant sous je ne sais combien d’attitudes ; son esprit ne s’évapore point dans des complimens à perte d’haleine ; sa fatuité est calme, tranquille, étudiée ; il sourit au lieu de répondre ; il ne se contemple point dans un miroir ; il a les yeux incessamment fixés sur lui-même, comme pour faire admirer les proportions de sa taille & la précision de son habillement.

Il ne fait des visites que d’un quart d’heure. Il ne se dit plus l’ami des ducs, l’amant des duchesses, l’homme des soupers. Il parle de la retraite où il vit, de la chymie qu’il étudie, de l’ennui où il est du grand monde. Il laisse parler les autres ; la dérision imperceptible réside sur ses levres ; il a l’air de rêver, & il vous écoute : il ne sort pas brusquement, il s’évade ; il vous quitte, & vous écrit un quart d’heure après, pour jouer l’homme distrait.

Les femmes, de leur côté, n’épuisent plus les superlatifs, n’emploient plus les mots de délicieux, d’étonnant, d’incompréhensible ; elles parlent avec une simplicité affectée, & n’expriment plus sur aucune chose, ni leur admiration, ni leurs transports : les événemens les plus tragiques ne leur arrachent qu’une légere exclamation ; les nouvelles du jour, narrées sans réflexion, & les expériences chymiques fournissent à l’entretien.

L’accommodage des hommes est redevenu très-simple ; on ne porte plus des cheveux en escalade. Ces hauts toupets, si justement ridiculisés, ont disparu.

Les femmes, même les bourgeoises, ne disent plus qu’elles sont laides à faire peur ; qu’il n’y a rien de plus pitoyable que la maniere dont elles sont ajustées : tous ces propos ne sont plus de mode, & nous en avertissons charitablement les dames provinciales qui les emploient encore.

La dame qui ne vouloit jouer qu’avec des cartes parfumées, qui exigeoit que ses femmes fussent à la bergamote, n’offriroit aujourd’hui qu’une fantaisie bizarre & particuliere.

L’esprit est toujours commun ; mais le bon sens est encore plus rare. On prend à la volée les connoissances dont on se pare, on raisonne à perte de vue ; mais on se donne rarement la peine d’approfondir.

Le plus difficile aujourd’hui, pour un homme de lettres, n’est pas de parler d’érudition avec les savans, de guerre avec les militaires, de chiens & de chevaux avec les seigneurs ; mais de rien avec plusieurs femmes qui ne veulent plus parler, à l’exemple des élégans.