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Tableau de Paris/159

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CHAPITRE CLIX.

Nouvellistes.


Un grouppe de nouvellistes dissertant sur les intérêts politiques de l’Europe, forment sous les ombrages du Luxembourg un tableau curieux. Ils arrangent les royaumes, reglent les finances des potentats, font voler des armées du nord au midi.

Chacun affirme la nouvelle qu’il brûle de divulguer, lorsque le dernier venu dément, d’une maniere brusque, tout ce que l’on a débité ; & le vainqueur du matin se trouve battu à plate couture à sept heures du soir : mais le lendemain, au réveil des nouvellistes, le conteur de la veille restitue à son héros une pleine victoire. Tous les jeux sanglans de la guerre deviennent un objet d’amusement pour cette vieillesse oisive & imbécille, & servent à leurs entretiens.

Ce qui a droit d’étonner un esprit sensé, c’est l’ignorance honteuse où sont plongés tous ces faiseurs de nouvelles, tant sur le caractere que les forces & la situation politique de la nation Angloise.

On ne raisonne pas mieux, il faut l’avouer, dans les sallons dorés. Les François en général traitent l’Anglois, quand il n’est pas présent, avec un ton de supériorité, un ton hautain, un ton de mépris, qui fait déplorer l’aveuglement des détracteurs : rien ne prouve mieux qu’aucun peuple n’est plus soumis aux préjugés nationaux que le Parisien. Il croit comme article de foi tout ce que lui dit la gazette de France ; & quoique cette gazette mente impudemment à l’Europe par ses éternelles omissions, le bourgeois de Paris ne croit à aucune autre gazette, & il soutiendra toujours qu’il ne tient qu’à la France de subjuguer l’Angleterre : il affirmera que, si l’on ne fait pas une descente à Londres, c’est qu’on ne le veut pas ; & que nous pouvons interdire à cette nation la navigation, même sur la Tamise. Il faut écouter toutes ces impertinences qui se trouvent dans la bouche des hommes les moins faits pour les prononcer. On les entend raisonner assez juste sur d’autres objets ; mais quand il est question de l’Angleterre, ils semblent n’avoir ni jugement, ni connoissances, ni lecture. Ils n’ont pas la moindre idée de la constitution de cette république ; ils en parlent à peu près comme un feuilliste qui ne sait pas un mot d’anglois, parle de Shakespear. Ces assertions gratuites ne méritent que la risée des hommes instruits ; cependant les premiers de la nation, les gens de lettres eux-mêmes sont peuple à cet égard.

Un bourgeois de la rue des Cordeliers écoutoit assidument un abbé, grand ennemi des Anglois. Cet abbé l’enchantoit par ses récits véhémens ; il avoit toujours à la bouche cette formule : il faut lever trente mille hommes, il faut embarquer trente mille hommes, il faut débarquer trente mille hommes ; il en coûtera peut-être trente mille hommes pour s’emparer de Londres, Bagatelle !

Le bourgeois tombe malade, pense à son cher abbé qu’il ne peut plus entendre dans l’allée des Carmes, & qui lui avoit infailliblement prédit la destruction prochaine de l’Angleterre, au moyen de trente mille hommes. Pour lui marquer sa tendre reconnoissance (car ce bon bourgeois haïssoit les Anglois sans savoir pourquoi), il lui laissa un legs, & mit sur son testament : je laisse à M. l’abbé Trente-mille-hommes douze cents livres de rente. Je ne le connais pas sous un autre nom ; mais c’est un bon citoyen, qui m’a certifié au Luxembourg que les Anglois, ce peuple féroce qui détrône ses souverains, seroient bientôt détruits.

Sur la déposition de plusieurs témoins qui attesterent que tel étoit le surnom de l’abbé, qu’il fréquentoit le Luxembourg depuis un tems immémorial, & qu’il s’étoit montré fidele antagoniste de ces fiers républicains, le legs lui fut délivré.

S’il étoit possible d’imprimer tout ce qui se dit dans Paris, dans le cours d’un seul jour, sur les affaires courantes, il faut avouer que ce seroit une collection bien étrange. Quel amas de contradictions ! L’idée seule en est grotesque.