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Tableau de Paris/162

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CHAPITRE CLXII.

Palais-Royal.


Ô que M. Lavater, docteur Zuricois, qui a tant écrit sur la science de la physionomie, n’est-il au Palais-Royal le vendredi, pour lire sur les visages tout ce qu’on cache dans l’abyme des cœurs !

Il verroit, je crois, que l’habitant de Paris n’est ni cruel, ni farouche, ni porté à la révolte ; mais n’y découvriroit-il pas un mélange d’astuce, de finesse, de présomption, de suffisance & de hauteur ? Il n’est pas né pour les sentimens extrêmes ; & il a beau aspirer à l’extrême licence des mœurs, il n’y parviendra même pas.

La sont les filles, les courtisannes, les duchesses & les honnêtes femmes, & personne ne s’y trompe : il s’y tromperoit peut-être lui-même, ce grand docteur avec toute sa science ; car ces notions dépendent de nuances qu’il est très-facile de saisir : mais il faut les étudier sur les lieux. Or, je soutiens que M. Lavater auroit peine à distinguer une femme de condition, d’une fille entretenue ; & le moindre clerc de procureur, échappé de l’étude, sans avoir tant médité sur cet objet, en sauroit plus que lui.

Poursuivons. Là, on se regarde avec une intrépidité qui n’est en usage dans le monde entier qu’à Paris, & à Paris même que dans le Palais-Royal : on parle haut, on se coudoie, on s’appelle, on nomme les femmes qui passent, leurs maris, leurs amans ; on les caractérise d’un mot ; on se rit presqu’au nez, & tout cela se fait sans offenser, sans vouloir humilier personne. On roule dans le tourbillon, on se prodigue les regards avec un abandon qui laisse toujours aux femmes le dernier : un peintre auroit tout le tems de saisir une figure, & de l’exprimer à l’aide du crayon.

Je ne me pique pas d’être physionomiste ; j’ai fait mon tour d’allée plusieurs fois ; je n’ai songé alors qu’à voir les beautés qui y circuloient : mon esprit d’observation s’est trouvé en défaut ; mais voici ce que je pense sur la physionomie.

Les bonnes qualités du cœur impriment toujours à la physionomie un caractere touchant. Jamais un excellent homme n’a paru d’une figure désagréable ; l’humanité empreint sur les traits du visage une sorte de sérénité & de douceur.

Si l’innocence & la modestie brillent sur le front d’une jeune personne à son insu & indépendamment de la beauté, la sensibilité, l’honneur, la compassion habituelle, la bienfaisance généreuse peuvent donner à une figure humaine une dignité qui l’ennoblit & la distingue.

Ce sont les inclinations basses & mauvaises, qui font toutes ces figures révoltantes & mesquines : la beauté est moins un don de la nature qu’un attribut secret de l’ame & de ses dispositions habituelles. Un homme sensible se reconnoît à ses attitudes, à ses regards, à la voix. Couvrez son visage de cicatrices, coupez-lui un bras ; ni l’œil ni l’accent n’auront perdu leur expression.

Il est presqu’impossible de dissimuler l’envie, la malice, la cruauté, l’avarice, la colere ; & les passions généreuses ou viles ont des nuances qui se révelent à l’œil attentif.

Avec une ame égale, franche & ouverte, le visage est toujours beau : voilà ce que j’ai cru remarquer, sans avoir lu M. Lavater. Puisque la joie pure, libre & facile déploie tous les traits & les rend gracieux, pourquoi la beauté personnelle ne dépendroit-elle pas à la longue, de la noblesse & de la pureté des sentimens ?

Telle femme devant son miroir s’est dit à elle-même : en vain je m’étudie, je ne jouerai jamais la pudeur. Quel cri de la conscience ! Voyez le fripon qui baisse les yeux en vous parlant, & n’ose rencontrer vos regards : voyez celui qui vous flatte, & qui cherche vos yeux pour voir s’il vous a trompé. J’abandonne ces réflexions étrangeres à mon sujet : je dis seulement que c’est à Paris & au Palais-Royal, que M. Lavater auroit dû faire ses nombreuses expériences : il auroit vu ce que je n’ai pu appercevoir qu’imparfaitement.