Tableau de Paris/177

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CHAPITRE CLXXVII.

Remarques.


La mode dans les grandes maisons, est de dîner, son épée au côté ; on s’esquive sans saluer, à l’issue du repas : mais le devoir de la maîtresse est de remarquer votre disparition, & de vous crier un mot vague, auquel on ne répond que par un monosyllabe. On reparoît dans la maison huit ou dix jours après, sous peine d’impolitesse.

Quand on a passé un an sans visiter une maison dans laquelle on a été admis, il faut se faire présenter de nouveau par quelqu’un qui porte vos excuses : on dit qu’on a été à la campagne, qu’on a voyagé ; & la maîtresse qui vous a vu au spectacle toute l’année, fait semblant de vous croire.

On éleve les enfans du premier âge beaucoup mieux qu’autrefois. On les plonge souvent dans les bains froids ; on a pris la coutume heureuse de les vêtir légérement & sans ligatures.

Cela est bien fait ; car en général il ne manque aux hommes de Paris, pour être des femmes, que d’avoir des traits doux & des formes arrondies. Une quantité d’ames feminines habitent chez des hommes, à qui il ne faut pas demander une sorte d’énergie dont ils sont incapables.

Quand il n’est que petit jour chez madame, les bons amis & les petits chiens ont la liberté d’entrer ; les volets ne sont qu’à demi ouverts : le petit jour commence à onze heures sonnant.

Quelques femmes à Paris ne se levent que vers le soir, & se couchent lorsque l’aurore paroît ; une femme bel-esprit adopte ordinairement cette coutume, & on l’appelle une lampe.

La maîtresse de la maison ne parle point des plats qui sont sur la table ; il ne lui est permis que d’annoncer une poularde de Rennes, des perdrix du Mans, des pâtés de Périgueux, du mouton de Ganges & des olives d’Espagne.

Pour être l’homme du jour, il faut avoir délicatesse de complexion, délicatesse d’esprit, délicatesse de sentiment.

Jamais la renommée n’eut de trompettes plus menteuses que les journaux imprimés à Paris, & on ne les lit qu’en province.

Ce qu’il y a de plus rare à Paris, c’est d’avoir un régiment & de n’en pas tirer vanité devant les femmes : rien de moins commun qu’un officier, non pas honnête, mais modeste.

Un colonel dit qu’il est venu à Paris pour faire des hommes, au lieu de dire faire des soldats : l’usage a tellement prévalu, qu’on ne se sert point d’un autre terme devant les femmes.

Les boucles de souliers ressemblent toujours à celles des harnois. Elles varient quant au travail.

Un bon mot fait la fortune d’un homme. Le comte de *** n’avoit que mille écus de rente, il donnoit trois mille livres à son coureur, & il disoit, j’ai trouvé l’art d’avoir toujours une année de mon revenu devant moi. Ce bon mot enchanta toutes les femmes, & fit une partie de son avancement.

On parle incessamment finances ; mais depuis long-tems on a perdu en France le livre de recette & de dépenses. On parle encore de la marine ; mais on ne cite pas Montesquieu. C’est l’unique chose, dit-il, que l’argent seul ne peut pas faire.

Les riches ne font plus bonne chere, parce qu’ils ont commencé de trop bonne heure, & qu’ils ont le goût émoussé. Souvent le maître de la maison, au milieu d’une table délicieusement servie, boit tristement du lait. Des jus & des coulis ; voilà la cuisine nouvelle.

Les hommes, depuis quelques années, sont devenus jaloux d’avoir une belle figure, & ils font tout pour ne pas paroître laids. Ils se coëffent plus simplement & mieux qu’il y a quinze ans.

Point de maison assez riche à Paris pour donner à dîner & à souper. La robe dîne, & la finance soupe. Les seigneurs ne dînent qu’à trois heures & demie.

Nos repas sont un peu tristes ; on ne boit plus ; on change d’assiettes sans les salir ; on médit tout bas à sa gauche, de celui qui est à sa droite ; une certaine dignité froide a remplacé la gaieté que le vin inspiroit jadis.

Celui qui tient une bonne table, a du moins l’avantage que l’on ne passe point sous silence ses qualités ; & s’il a des talens, ils ne resteront pas sans prôneurs.

Les riches ont de l’argent pour les superfluités ; ils n’en ont point pour obliger.

C’est un militaire, dit-on, qui a inventé une dormeuse, pour courir la poste entre deux draps.

On donne des pensions sur les jeux à des femmes de qualité, & les vieilles tiennent le tripot.

Nos jeunes seigneurs ont dans leur bibliotheque Montaigne & Montesquieu ; mais les volumes en sont encore vierges.

L’art de parler remplace l’éloquence, & cela est bien différent.

Tout se fait par intrigue ; les moindres places ne s’accordent que par des détours. On ne voit que soi & ses créatures, on abyme un honnête adversaire, ou pour n’en avoir pas le démenti, ou pour s’acquitter, en mettant de la protection à la place de l’argent.

L’homme qui peut dire mon orangerie, croit qu’il n’y a plus rien à ajouter à un mot aussi sublime.

Telle femme dit qu’elle aimeroit mieux être enterrée à Saint-Sulpice, que de vivre en province.

Divin, détestable, mots encore ordinaires aux critiques, malgré le ridicule versé à pleines mains sur ce ton tranchant.

On avoue néanmoins assez généralement qu’il n’y a rien de si stérile & de si superflu que d’analyser les arts de pur sentiment.

Les gens du monde ont fait dans la langue une langue nouvelle ; on n’a pas tort de dire qu’elle est élégante, mais inexpressive & sans couleur.

La secte des puristes a régné pendant deux ou trois années ; elle tombe aujourd’hui : ces éplucheurs de mots s’estimoient des personnages rares, parce qu’ils possédoient assez bien la grammaire.

Avec des nourrices, des gouvernantes, des précepteurs, des colleges & des couvens, certaines femmes ne s’apperçoivent presque pas qu’elles sont meres.

On déclame toujours contre les financiers, & moi tout le premier. Ils ont tant fait de mal, a dit quelqu’un, que ceux d’aujourd’hui, qui en font moins, paient pour leurs devanciers.

Les bourgeois n’ont pas encore de cuisiniers ; mais cela viendra.

Combien de dupeurs d’oreilles, & combien tous les jours d’oreilles dupées !

C’est la manie des grands de regarder ceux qui les abordent, des pieds à la tête ; ce qui s’appelle toiser. Il est facile à celui que cela choque, de les toiser à son tour.

Le toupet & sa formation sont une étude pour le petit-maître qui veut trouver son front admirablement développé, toutes les fois qu’il interroge un miroir. Le perruquier capable d’arrondir son toupet d’une maniere qui lui plaise, est un homme précieux.

Mais il y a cent mille hommes sans aucune espece de tâche, qui regardent tout travail comme roturier, & qui l’abandonnent au vulgaire avec dédain. Il faut bien qu’ils s’occupent de ces choses importantes.

Un jeune homme dort fastueusement sous un ciel de glaces, pour y contempler à son aise, & dès qu’il ouvrira la paupiere, sa figure efféminée.

Le valet-de-chambre ne porte point de livrée, se borne à accommoder son maître, a soin de la garde-robe, & le sert à table.

Les tracasseries sont moins fréquentes à Paris que par-tout ailleurs.

Au banquet fastueux des grands & des riches, il n’est pas rare de voir des femmes ne boire que de l’eau, ne point toucher à vingt mets délicats, bâiller, se plaindre de leur estomac ; & des hommes les imiter en dédaignant le vin par air & pour afficher le bon ton.

Il n’y a qu’à Paris où les femmes de soixante ans se parent encore comme à vingt, & offrent un visage fardé, moucheté, enfin une tête fontangée.

Personne ne lit plus pour apprendre : on ne lit que pour critiquer.

On recommence à parler de son fief. Quant au cheval de race, l’expression en devient surannée.

On a beau faire des traités de morale ; un drap plus ou moins fin, un galon plus ou moins large, un équipage ou un fiacre, douze valets ou un simple domestique, une crapaudine de quinze francs au doigt ou un brillant de cinq cents louis, mettront toujours une grande différence parmi les hommes. Cela est bien sot ; mais les pauvres mortels jugent ainsi.