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Tableau de Paris/178

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CHAPITRE CLXXVIII.

Promenons-nous.


Jetons un coup-d’œil sur les établissemens de nos aïeux : ainsi j’apprendrai l’histoire des siecles qui m’ont précédé ; & chaque église, chaque monument, chaque carrefour m’offrira un trait historique & curieux. Tout ce qu’a fait le fanatisme va se représenter à ma mémoire ; car les sociétés antiques n’ont pas manqué de recevoir des monumens propres à les immortaliser, comme si elles avoient craint de ne point échapper à cette honteuse célébrité. On ne les apperçoit néanmoins qu’à l’aide d’une légere érudition.

On conserva jusqu’au tems de Démétrius de Phalere, c’est-à-dire, l’espace de neuf cents années, le vaisseau que monta Thésée, lorsqu’il délivra les Athéniens du tribut de Minos. À mesure que ce vaisseau vieillissoit, on remplaçoit les pieces pourries par des pieces d’un bois neuf ; de sorte que l’on disputa dans la suite si c’étoit le même vaisseau, ou si c’en étoit un autre. La ville de Paris ressemble un peu à ce vaisseau ; on a tant mis de pieces qu’il ne reste rien de la premiere construction.

Je songe que quand je serois gentilhomme, & que je ferois remonter mon arbre généalogique jusqu’aux tems de Marcomir & de Pharamond, ce qui rendroit si fier un autre, ne m’enorgueilliroit pas un instant ; car je ne prouverois autre chose, sinon que je tire mon origine d’un Sicambre ; c’est-à-dire, d’un barbare & d’un demi-sauvage.

Je me rappelle que saint Remi, prêt à verser l’eau du baptême sur la tête de Clovis, en présence de son armée, lui dit : baisse le cou, fier Sicambre.

Et si le ciel venoit à découvrir tout-à-coup à nos regards la véritable filiation des généalogies humaines, quel spectacle nouveau & curieux ! Point de roi qui ne comptât un esclave parmi ses aïeux ; point d’esclave qui ne comptât un roi.

Le vrai noble ne seroit-il pas ce bourgeois qui se vantoit de pouvoir prouver par des titres authentiques, plus de six cents ans de roture, de pere en fils ?

Qui auroit dit au grand Constantin, que les plus brutaux des hommes s’asseieroient un jour sur son trône, & s’en diroient fierement les propriétaires ? Les puissantes monarchies ont été fondées par des barbares ; & le descendant d’un Calmouke, maintenant vêtu de peaux de bêtes sauvages, portera peut-être un jour la superbe couronne de France. Que ne fait pas le tems, & quelles étranges révolutions n’amene-t-il pas sur la terre !

Notre premiere origine du moins est plus noble que celle de Rome : nous n’avons pas eu pour fondateur un berger Romulus, qui, pour peupler sa petite ville, fit signifier à tous les voleurs, brigands, meurtriers de l’Italie & de la Toscane, de venir jouir chez lui d’une sauve-garde infame.

En me promenant donc, je voyage dans l’antiquité. Je me rappelle les époques les plus intéressantes. Je me plais à croire que je suis descendu des Francs qui portoient les cheveux longs, & non du peuple subjugué, dont on coupoit la chevelure. À mon amour pour la liberté, je me sens de la race du peuple vainqueur, qui conservoit ses cheveux dans toute leur longueur ; & quand je vois les cheveux flottans de nos présidens, conseillers & jeunes avocats, je me dis, voilà les Francs.

J’aime à me représenter cette ville superbe sortant d’un marais fangeux, vers la fin de la seconde race, & enfermée jusqu’alors entre les deux bras de la riviere. Je ne rencontre point des bœufs, sans me dire, voilà les coursiers du carrosse du roi Dagobert :

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille & lent,
Promenoient dans Paris le monarque indolent.

Il y avoit loin de ce char à celui qui conduisoit Louis XVI, le jour de son sacre, dans la ville de Rheims. Mais le bon Dagobert ne croyoit peut-être pas à la possibilité d’une plus grande magnificence.

À la rue du Pet-au-Diable & à la rue Tire-Boudin, je vois succéder les belles rues qui environnent le Luxembourg, le Palais-Royal & les Tuileries. Des hameaux ont été le berceau de grands empires ; & des barques de pêcheurs, l’origine de puissances maritimes.

À mesure que le cimetiere des Innocens vient affliger ma vue, j’apperçois aussi la tour octogne, ou l’on faisoit sentinelle contre les Normands, dont les incursions subites & fréquentes alarmoient la ville. Dans la belle rue Saint-Antoine, venoient des choux, des carottes & des navets. Là se tint le tournois où Henri II fut blessé : là se battirent depuis & se firent justice mutuelle les infames mignons de Henri III.

Le quartier de l’université me dit que Philippe-Auguste aima les lettres & fonda les écoles : ces écoliers peuplerent la ville ; & c’est à raison de cette population, que le parlement devint sédentaire sous Philippe le Bel : ainsi les lettres ont toujours été utiles… Je glisse un peu sur le pavé : cela me fait souvenir qu’on ne commença de paver les rues qu’en 1184, & que ce fut un financier qui fit cette bonne œuvre : après en avoir donné le projet, il contribua beaucoup à la dépense.

Si je traverse la place des Victoires, je me dis : on voloit en plein jour, sur ce terrein où l’on voit aujourd’hui la figure d’un roi qui voulut être conquérant. Ce quartier s’appelloit le quartier Vuide-Gousset. Un petit bout de rue, qui conduit à la place où le souverain est représenté en bronze, en a retenu le nom ; & dans cette place des Victoires, qui a si long-tems révolté l’Europe, je ne puis m’empêcher de me rappeller ce courtisan[1] qui, selon l’abbé de Choisi, avoit eu le dessein d’acheter une cave dans l’église des Petits-Peres, de la pousser sous terre jusqu’au milieu de cette place, afin de se faire enterrer, & de pourrir religieusement sous la statue de Louis XIV, son maître, l’homme immortel.

Je ne traverse point la rue de la Féronnerie, sans voir le couteau sanglant de Ravaillac sortir fumant de ce cœur généreux, qui ne méritoit pas de mourir de la mort des tyrans.

C’est le bon Henri IV qui a fait achever le Pont-Neuf ; son effigie a réjoui ma vue presque chaque jour de ma vie : mais jusqu’à quand dureront les maisons sur les ponts, les marchés infects, étroits & sans abord, les rues tortueuses, embarrassées & mal-propres ?

Et je vois la Bastille que Charles V fit bâtir, sans en deviner le futur emploi, & que tout ami des loix ne considere point, sans s’indigner & gémir.

C’est tout auprès, & sur le quai des Célestins, que je revois en idée l’hôtel Saint-Paul, qu’occupoit le sage Charles V. La royauté alors avoit un front populaire : la maison royale étoit flanquée de colombiers, les jardins renfermoient des légumes, & un luxe monstrueux ne consternoit pas le regard du citoyen.

Rue des Écrivains. Le nom de Nicolas Flammel, si cher aux adeptes, me revient en mémoire ; il fut bienfaisant, & conséquemment sa mémoire doit être honorée. Il fonda des hôpitaux, & toutes ses libéralités ont porté l’empreinte d’un véritable ami de l’humanité. Je vénere Nicolas Flammel & Pernelle sa femme. Qu’il ait trouvé la pierre philosophale ou non ; ses recherches, ses travaux & ses fondations annoncent un homme supérieur à son siecle.

Quand je m’embarque ou que je débarque au port Saint-Landry, il m’est impossible de ne pas me souvenir que le corps d’Isabeau de Baviere, cette méchante reine, femme de Charles VI, morte en 1435, fut confié à un batelier qui avoit ordre de le remettre, sans autre cérémonie, au prieur de Saint-Denis. Les frais de telles obseques n’étoient pas considérables.

L’église Notre-Dame, qui ne fut achevée qu’au bout d’environ deux cents ans, & dont le portail très-curieux porte l’empreinte du génie de nos peres, est un monument qui a de la grandeur, de la majesté, & dans lequel je me promene toujours avec plaisir. On a reblanchi ce temple, & il a perdu cette teinte vénérable & cette obscurité imposante qui commande un respect religieux.

Le Palais, jadis séjour des rois de la troisieme race, incendié il y a trois ans, est rebâti au moment que j’écris. Les magistrats n’arrivoient point alors dans un équipage. On voyoit deux conseillers en robes & en rabats, montés sur la même mule, débarquer fraternellement sur les degrés de la grand’-salle, & s’en retourner de même.

J’entre dans la petite église de Saint-Pierre-aux-Bœufs, qui fut profanée, en 1503, par un jeune homme d’Abbeville. Il arracha l’hostie des mains du prêtre, en s’écriant, quoi, toujours cette folie ! Ce jeune homme étoit instruit, entendoit très-bien Homere, Ciceron & Virgile. Il fut brûlé vif pour réparation.

Et la rue d’Enfer, où l’on ne voit plus ni diables ni revenans, mais qui porte sur des carrieres beaucoup plus dangereuses. Saint Louis la donna aux chartreux pour exorciser ces fantômes : depuis ce tems on n’y vit plus de spectres ; & lesdites maisons, bien peuplées, rapportent de bel & bon argent.

L’hôpital des Quinze-vingts fut fondé par le même saint Louis ; on vient de le mettre à bas, & la place est nette. C’étoit là que les prédicateurs faisoient la répétition des sermons qu’ils devoient prêcher à la cour.

Rue de la Poterie, commença le spectacle françois : c’étoit le procureur du roi qui faisoit la police, & non les gentilshommes de la chambre, qui faisoient alors le lit du roi, & rien de plus.

Aux Halles, Charles V, encore dauphin, haranguoit de toutes ses forces contre Charles le Mauvais, roi de Navarre ; mais il y fut sifflé, parce qu’il n’avoit pas la bonne mine & l’éloquence de son adversaire.

Rue des Prouvaires, Alphonse V, roi de Portugal, fut magnifiquement logé chez un épicier, ainsi que nous avons vu de nos jours l’empereur habiter un appartement garni, rue de Tournon, afin d’y être plus libre qu’ailleurs.

C’est à la Butte-Saint-Roch que la pucelle d’Orléans se distingua & fut blessée, en attaquant Paris, dont les Anglois étoient les maîtres. Cette Butte-Saint-Roch portait encore, il y a cent ans, des moulins sur sa cime.

Au reste, le grand César a logé dans la Cité, & l’empereur Julien aussi, qui aimoit fort les Parisiens & leur ville, ce dont je lui sais bon gré.

Rue de l’Université, je songe aux privileges de cette université, tombés en désuétude. Dès qu’on y portoit quelqu’atteinte, elle fermoit ses écoles ; plus de leçons théologiques, scholastiques ; plus de sermons. La cour alarmée étoit forcée de céder. Le nom de Charlemagne alors remplit mon imagination : les bulles des souverains pontifes régissoient ce corps, chez lequel étoient concentrées toutes les lumieres. Il ne lui reste plus, de cette ancienne & incroyable puissance, que quelques formes extérieures. Le recteur fait ouvrir les deux battans chez le roi, & se promene dans Paris tous les trois mois, comme le monarque des esprits : c’est ordinairement un pauvre pédant, gonflé de latin & de sottise. S’il meurt pendant son rectorat, l’université a le droit de le faire enterrer à Saint-Denis, à la suite des rois. L’université toutefois a donné l’idée des postes.

Je me rappelle en riant, au sujet des droits du recteur, que Jules II menaçoit de jeter un interdit sur le royaume, & de citer Louis XII, le clergé de France & le parlement de Paris, à comparoître devant lui.

Je ne puis pas entendre parler de la cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois, parce qu’elle donna le signal du massacre de la Saint-Barthélemi.

La nouvelle église Sainte-Genevieve me prouve que dans tous les tems on a demandé à cette sainte bergere la guérison des princes & des rois, ainsi que de la pluie dans la sécheresse, & du beau tems dans la pluie. Ce nouvel édifice va propager encore cette vieille coutume, & il y a apparence qu’elle subsistera long-tems.

Dans l’ancienne église, j’ai baisé pour mon compte la châsse découverte de la sainte, avec toute la populace de Paris, le 10 mai 1774, au moment même que Louis XV expiroit ; & je me souviens d’un bon mot qui fut dit à mes côtés, & que je n’imprimerai pas, car il ne faut pas tout imprimer.

En contemplant la façade du Louvre, je dis : Louis XIV avoit une furieuse passion pour l’architecture ; car, malgré tout son orgueil, il a traité le cavalier Bernin à l’instar d’un souverain ; & néanmoins le dessin de Claude Perraut, quoique médecin de profession, fut heureusement préféré ; & c’est d’un tel homme que le versificateur Boileau a eu l’insolence de vouloir se moquer !

Ah ! si Louis XIV, m’écrié-je quelquefois, avoit dépensé à Paris le quart de ce que lui coûta depuis son Versailles, Paris seroit devenu la plus étonnante ville de l’univers.

Et si je me trouve engagé dans la rue Trousse-Vache, je me souviens que le cardinal de Lorraine, revenant du concile de Trente, & voulant faire une espece d’entrée triomphante à Paris, fut chargé vertement par Montmorency : alors sa craintive éminence se sauva dans l’arriere-boutique d’un marchand, & de là sous le lit d’une pauvre servante, d’où il ne sortit que quand celle-ci voulut enfin se coucher.

Et le puits d’Amour, rue de la Truanderie ! Je le regarde avec respect ; c’étoit l’autel où les amans du bon vieux tems se juroient & se gardoient fidélité.

Rue Saint-Thomas-du-Louvre, étoit l’hôtel de Rambouillet, bureau d’esprit, où siégeoit mademoiselle de Scuderi. On n’y traitait pas des questions profondes, politiques, métaphysiques, &c. mais la convention y était gracieuse, légere, & avoit cette fleur de galanterie qui a été remplacée par la froide & taciturne politesse.

Le burlesque Scarron, qui eut pour successeur le grave Louis XIV, lequel épousa sa veuve, prude dangereuse s’il en fut jamais, demeuroit rue de la Tixeranderie.

À la place où l’on a vu depuis le clément Henri IV, fut brûlé le grand-maître des templiers ; & ce ne fut pas la seule victime. Le cruel Philippe le Bel se rendit coupable de ce crime atroce aux yeux de la postérité. Leurs privileges & leurs possessions, leur ton qui visoit à l’indépendance, voilà ce qui arma Philippe le Bel contr’eux ; & pour les anéantir, on leur chercha des forfaits imaginaires : leurs biens-meubles furent confisqués au profit du comte de Provence. Quelle horreur !

C’est dans la vieille rue du Temple que fut assassiné par le duc de Bourgogne le duc d’Orléans, frere unique du roi Charles VI, qui, quoiqu’en démence, porta toujours le sceptre.

Et quand je passe vis-à-vis la nouvelle école de chirurgie, je ne puis m’empêcher de songer que la dissection du corps humain passoit encore pour un sacrilege dans le commencement du regne de François Ier. Combien de découvertes anatomiques depuis ce tems-là ! & avec quelle rapidité cette science si retardée s’est accrue & perfectionnée de nos jours !

Fuyons ce passage, c’est la Morne ; c’est ce petit caveau où l’on dépose les corps morts dont la justice se saisit, le tout pour qu’on puisse les reconnoître. La populace est avide de cet affreux spectacle ; c’est bien le plus révoltant que l’imagination puisse représenter.

Qui croiroit de nos jours, que l’église de S. Jacques-de-la-Boucherie fut jadis un lieu de refuge pour les assassins ? Rien n’est plus vrai cependant.

À la place de Greve… On ne peut traverser cette place sans faire, malgré soi, des réflexions sur notre jurisprudence criminelle, qui, par son imperfection, contraste si honteusement avec les lumieres de notre siecle.

Quand je passe la riviere au quai Malaquais ou des Quatre-Nations, il me revient en mémoire le discours de ce batelier qui, tenant Henri IV dans son bateau, & ne le connoissant pas, disoit ne pas trop goûter les fruits de la paix de Vervins. Il y a des impôts sur tout, jusqu’à ce misérable bateau, avec lequel j’ai bien de la peine à vivre… Le roi, continua Henri IV, ne compte-t-il pas mettre ordre à tous ces impôts-là ?… Le roi est un assez bon homme, répliqua le batelier ; mais il a une maîtresse à qui il faut tant de belles robes & tant d’affiquets ! & c’est nous qui payons tout cela : passe encore si elle n’étoit qu’à lui ; mais on dit qu’elle se fait caresser par bien d’autres. Voici mon autorité : Essais sur Paris, de Sainte-Foix, tome III, page 278.

Je vois en plein ce Louvre d’où Henri III prit la fuite devant le duc de Guise qui, manquant de le faire prisonnier, manqua ce jour-là de mettre la couronne sur sa tête, & de commencer en sa personne une quatrieme race. Sous cette nouvelle dynastie, la France auroit pris sans doute une toute autre forme, une combinaison différente ; les historiens & historiographes de France n’auroient pas manqué de… Mais il ne s’agit point ici de cela ; passons à un nouveau chapitre.

  1. Le maréchal de la Feuillade : il avoit déplu d’abord au roi. Il dit : il a de l’aversion pour moi ; eh bien, je la surmonterai, & je serai son favori.