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Tableau de Paris/189

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CHAPITRE CLXXXIX.

Plancher d’une partie de la Capitale.


Plusieurs enfoncemens qui se sont faits dans les environs de Paris, particuliérement celui près de la barriere d’Enfer, il y a environ sept ans, ont forcé le gouvernement à porter son attention vers les carrieres. Les premiers soins des réparations furent confiés au bureau des finances, qui étoit chargé de la police de cette partie.

Au mois de juin 1777, ce travail fut donné aux officiers des bâtimens du roi. Il n’étoit pas encore en activité, lorsque dans le même mois, des remises, dans une maison rue d’Enfer, près du Luxembourg, s’enfoncerent tout-à-coup.

On suivoit la réparation de cette maison, & l’on commençoit des recherches avec une somme assez modique, quand, le 27 juillet 1778, sept personnes furent englouties dans les ruines d’une carriere à plâtre près Montmartre.

Cet accident réveilla de nouveau l’attention du gouvernement : on visita ces carrieres, dont le vuide de cinquante pieds de hauteur, des piliers d’une nature de pierre à ne pouvoir durer long-tems & qui portoient une montagne d’environ quatre-vingt pieds d’épaisseur, annonçoient une ruine prochaine. Aussi voyoit-on tous les jours, dans les environs de Belleville, des enfoncemens affreux, sous lesquels étoient ensevelis de malheureux ouvriers. Les vuides de ces carrieres étoient encore plus élevés que ceux de Mesnil-Montant ; ils avoient jusqu’à soixante & dix pieds de hauteur.

Pour arrêter le cours de tant de maux, un arrêt interdit ce genre de carrieres, & il fut décidé qu’on détruiroit celles qui existoient.

Le danger étoit imminent. On doit peut-être rendre graces à ce premier accident qui a éveillé les secours & a servi à éviter de plus grands désastres.

On a comblé le vuide effrayant de ces carrieres, & affaissé les terres & les montagnes sur elles-mêmes, en brisant les piliers par la mine. Ce fut un spectacle curieux & nouveau, que donna l’art du mineur entre les mains de M. Vandermarck. On vit une colline considérable s’abaisser, &, d’après l’expression populaire, faire la révérence. Il y eut jusqu’à quarante piliers brisés d’un seul coup de feu.

Paris est environné de carrieres, parce qu’on n’a pu construire tant d’édifices qu’en arrachant les pierres du sein de la terre. Il y a des excavations considérables sous le terrein des avenues & des fauxbourgs de Paris, du côté de Chaillot, de Passy & de l’ancien chemin d’Orléans.

Curieux de visiter ces carrieres abandonnées, j’y suis descendu par les caves de l’Observatoire.

Jadis un portier hâbleur vous faisoit voyager pendant deux heures dans une espece de labyrinthe, sous l’enceinte de l’Observatoire seulement, & vous persuadoit faussement que vous étiez sous telle ou telle rue. Dans un endroit où il se forme des stalactites, il crioit aux crédules Parisiens : vous voilà sous la riviere de Seine. Il gagnoit de l’argent par cet impudent charlatanisme. Tels étrangers ont cru avoir passé sous la riviere, qui n’avoient pas quitté les caves de l’Observatoire.

On a ouvert dans ces caves profondes une communication avec les carrieres ; c’est par cette issue nouvellement formée que l’on s’introduit dans ces souterreins longs & spacieux. Je puis assurer y avoir marché pendant près de trois heures.

C’est une ville souterreine, où l’on trouve des rues, des carrefours, des places irrégulieres. On regarde au plancher, tantôt bas, tantôt plus élevé : mais quand on y voit des crevasses, & que l’on réfléchit sur quoi porte le sol d’une partie de cette superbe ville, un frémissement secret vous saisit, & l’on redoute l’action de la force centripete.

Des cavités, des ciels, à demi brisés, des enfoncemens qui n’ont pas encore percé à jour, des fontis, des piliers écrasés sous le poids qui les presse & qui menacent ruine, de doubles carrieres, sur lesquelles portent à faux les piliers de la premiere ; quel coup-d’œil ! Et l’on boit, & l’on mange, & l’on dort dans les édifices qui reposent sur cette croûte incertaine.

Le péril, il est vrai, diminue chaque jour, parce que l’administration a pris les mesures les plus sages pour obvier au mal. Il étoit impossible d’étayer tout de suite un vaste fauxbourg : on a été au plus pressé, on a assuré la voie publique, puis on en viendra aux maisons des particuliers.

D’abord on alloit au hasard, on établissoit des piliers indifféremment par-tout où l’on trouvoit des vuides, soit sous des champs, soit sous des jardins : on ne faisoit rien aux endroits écrasés, même sous les rues ; on leur tournoit le dos, faute de moyens de les réparer. Si l’on rencontroit un reste de masse qui empêchât de suivre les voies & les découvertes, on retournoit encore sur ses pas. Voilà comme on dépensoit beaucoup d’argent sans parer aux dangers.

Il n’en est pas de même depuis que ce travail a été confié aux bâtimens du roi : on a d’abord adopté le systême de réparer la voie publique ; plus elle est en danger, plus on s’en occupe. On passe directement à travers les enfoncemens, en suivant les rues ; non-seulement pour connoître le centre du mal, mais encore pour savoir son étendue, afin de le réparer sûrement. Ce moyen a procuré des découvertes immenses, qui étoient interceptées par ces enfoncemens.

On fait de même pour des restans de masses ; on passe aussi à travers, sans se déranger de la voie publique. Ces ouvertures ont un double avantage, en ce qu’elles ne constituent pas l’administration dans des frais qu’il auroit fallu faire pour passer autour de ces masses, & aller sur le derriere rejoindre la direction de la rue ; & en ce que la pierre qui sort de ces ouvertures, sert à construire des piliers dans les endroits qui le demandent. On ne croiroit pas combien, par ce moyen, l’on a découvert de mal qui ne se seroit manifesté qu’après quelqu’accident fâcheux.

Deux cents particuliers ont anciennement exploité leurs terreins. Chacun a fermé l’ouverture de sa carriere. Plusieurs de ces carrieres ont été réunies ; quelques-unes sont restées entourées de masses. Pendant la premiere année de travail on regardoit ces masses comme non fouillées : mais l’expérience a fait connoître ce vice, & l’on a adopté le systême de deux galeries qui seroient suivies à travers le roc & les enfoncemens, une à chaque côté de la rue. Elles bordent les maisons, & sont consolidées par des piliers bâtis de droite & de gauche, dont l’un est placé sous les murs de face qui sont sur la rue. Par ce travail on réunira toutes les rues, & l’on sera en état de faire connoître aux particuliers le dessous de leurs propriétés. Le projet du gouvernement est de forcer chacun d’eux à faire ces réparations, lorsqu’il y aura du danger.

Il est vrai que ce travail important n’est avancé que dans le fauxbourg Saint-Jacques, & l’on ignore à quel point le mal existe dans les autres quartiers. Mais on fouille, on creuse, on avance ; & en suivant une ligne droite, on s’assure de l’état des choses.

Tous les quartiers qui avoisinent la riviere paroissent à l’abri de ces craintes. Le fauxbourg Montmartre & celui de Saint-Honoré n’ont rien à redouter ; mais Passy, Chaillot & les environs de Sainte-Genevieve ont beaucoup de carrieres.

Nous ne prétendons pas inspirer ici des frayeurs déplacées, mais représenter en historien fidele ce que nous avons vu. Aucune maison n’a fléchi, si ce n’est une portion d’écurie dans la rue d’Enfer. En annonçant le mal, nous annonçons le remede. L’administration vigilante a employé tous les moyens capables de rassurer les esprits alarmés.

Il seroit inutile de taire ce que tout le monde sait. L’homme est par-tout environné de dangers physiques ; mais le moins probable de tous, est celui qu’on a voulu grossir dans quelques brochures étrangeres, en représentant la ville de Paris comme prête à descendre avec tous ses habitans dans une abyme sans fond.

C’est une de ces images qui prêtent à la poésie descriptive. Mais cette image n’en est pas moins fausse, moins outrée & moins contraire à l’état actuel des choses. Nous n’avons rien négligé pour nous assurer du degré du danger, & nous ne l’estimons pas nul, mais foible, du moins pour la génération présente.