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Tableau de Paris/190

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CHAPITRE CXC.

Les J’ai vu, & les Je n’ai point vu.


Je n’ai point vu le diacre canonisé en 1720, qui faisoit des miracles, au rapport des uns, tandis qu’il étoit irrévocablement damné par les autres ; mais j’ai vu les champions de Jansenius & les disciples de Molina disputer pour la grace efficace ou suffisante, avec un acharnement que l’arme du ridicule, dans les mains d’Aristophane, de Lucien & de Swift, n’auroit pu corriger.

Mais bientôt ces abbés, qui ergotoient en grands théologiens, sont devenus des petits-maîtres aimables, qui prennent la tonsure pour obtenir un bénéfice, qui passent gaiement leur tems à parcourir les sociétés, qui mangent de la maniere du monde la plus paisible les biens de l’église, & qui honorent & regardent comme leur unique & véritable chef l’évêque qui tient la feuille des bénéfices.

Si quelqu’un s’avisoit de dire, en les voyant : ces messieurs en rabats, qui font des couplets, qui pincent la guittare, qui grasseyent une chanson, sont tous simoniaques ; les dames se feroient expliquer ce qu’on entend par ce mot effrayant ; puis elles diroient : quoi ! lorsque nous avons conclu avec monsieur un tel, le vieux titulaire de ce bénéfice, en faveur de M. le jeune prieur au teint de roses, nous avons participé à la simonie… Ah, que cela est drôle !

J’ai vu les convulsionnaires ; & dans quel tems ! Du vivant de Fontenelle, de Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau, de l’abbé Raynal, de d’Alembert : ils faisoient leurs contorsions d’énergumenes, tandis que ces sages tenoient la plume.

Je n’ai point vu Louis XIV, peu de tems avant sa mort, négocier pour trente-deux millions de billets ou de rescriptions, pour en avoir huit ; c’est-à-dire, donner 400 en obligations, pour avoir 100 en argent : mais j’ai vu le gouvernement inviter les particuliers à porter leur vaisselle à l’hôtel des monnoies ; ce qui étoit révéler à l’Europe notre détresse. On voit dans une liste imprimée, & annexée au Mercure de France, que tel savetier, en généreux citoyen, avoit porté sa tasse d’argent pour qu’elle fût convertie en pieces de douze sols pour le soulagement de l’état.

Je n’ai point vu le cardinal de Fleuri signer soixante mille lettres de cachet pour la bulle : mais j’ai vu cet arbre jésuitique coupé dans ses racines, & effacé peu à peu de l’univers, qu’il avoit couvert de ses branches souples & obliques. La haine elle-même semble aujourd’hui fatiguée, & pardonne aux enfans de Loyola. Ils reprennent racine dans la Russie-Blanche : le roi de Prusse & l’impératrice des Russies les accueillent, quoiqu’ils connoissent très-bien & leur politique & leur esprit.

Je n’ai point vu l’empirisme de Laws donner les convulsions de la cupidité à tout un royaume, & changer le génie des François ; mais j’ai vu la doctrine du sieur Quenai apporter la famine, tandis que des hommes avides, qui faisoient alors le commerce, voyoient périr d’un œil indifférent la foule des journaliers & des manouvriers.

Je n’ai point vu la France dans son état de force & de gaieté, immédiatement après la bataille de Fontenoi ; mais j’ai vu une espece de guerre intestine & puérile entre la cour & la magistrature. J’ai vu deux exils de parlement ; & cette lutte petite & ridicule a plus séparé les cœurs du trône que tous les autres désastres.

Je n’ai point vu les débats sanglans pour la succession de l’empereur ; mais j’ai vu deux guerres mal entreprises, mal conçues, & qui prouvent que la connoissance de nos vrais intérêts politiques nous manque & nous manquera encore long-tems.

Je n’ai point vu l’hôtel-de-ville fermé, & le paiement des rentes suspendu ; mais j’ai vu un ministre voler un argent qui n’étoit point dans les coffres royaux, briser ceux de ses voisins, & faire des opérations vraiment cartouchiennes. Qui le croiroit ? il passa encore pour un homme habile, tandis qu’il n’y en eut jamais de plus inepte & de plus impudent ; car il alloit anéantir pour jamais le crédit qui restoit au monarque.

J’ai vu la morgue pédantesque des économistes, de ces agromanes enflés de leurs prétendues découvertes, annoncer une régénération universelle, sans songer au fondement des loix politiques. Leur emphase ridicule, leur style dur & prolixe n’a pas contribué à faire honorer le maître. Il fut l’auteur de la cherté des grains, par les spéculations fausses, précipitées & précoces, qu’il avait fait adopter au ministere. Et celui-ci, satisfait de rejeter la calamité générale sur un parti qu’il devoit bientôt abandonner & livrer au ridicule, ne songea qu’à l’argent immense qu’il en retira.

J’ai vu les encyclopédistes n’accorder du mérite, des talens & même de l’esprit, qu’aux gens de leur parti, & vouloir bientôt juger tous les arts, même les plus éloignés de leurs connoissances. Ils ont donné prise sur eux par ce ridicule outré : ils ont été ridiculisés à leur tour, pour avoir manqué d’esprit, en voulant dominer tous les esprits. On a ri à leurs dépens, & l’on a très-bien fait.

Je n’ai point vu de guerres civiles, parce qu’elles n’ont lieu que dans les états d’un tempérament robuste : mais j’ai vu deux mutineries d’écoliers ; l’une, pour des enfans qu’on enlevoit ou qu’on n’enlevoit pas[1] ; & l’autre, pour obliger, à ce qu’il paroît, le monarque à destituer son ministre qui étoit un honnête homme. On tua dans la premiere un exempt : dans la seconde, on vola les pains chez les boulangers, & l’on pendit fort mal-à-propos deux hommes, (les premiers venus) lorsque tout étoit tranquille & calme. Cruauté froide & inutile ! Le récit des causes appartient à l’histoire.

J’ai vu enfin le même roi, qui avoit été adoré, ne pas faire couler de larmes à sa mort. Étoit-ce là le même peuple qui s’étoit montré enthousiaste de son monarque, qui avoit fait retentir les voûtes des temples de sanglots & de gémissemens, pour obtenir sa guérison lorsqu’il étoit malade à Metz ? Qu’avoit-il fait pour mériter ces premiers transports ? Qu’avoit-il fait pour exciter des sentimens absolument contraires ? Qu’étoit-il donc cet homme tour-à-tour adoré, & vu avec indifférence ? Ce qu’il étoit ? Voici ma réponse.

On peut peindre une nation, un peuple, un corps, une assemblée ; on peut faire le tableau des divers intérêts qui agitent les royaumes ; on peut deviner les ressorts de la politique de l’Europe : ces touches hardies, élevées, grandes, majestueuses, sont à notre disposition, & l’on peut rencontrer juste. Mais qui a des instrumens assez fins, l’œil assez pénétrant, pour approfondir le cœur d’un homme, le décomposer & le définir ?

J’ai vu le caractere du roi dont je parle, analysé, retourné, pendant plus de trente ans, & n’être pas encore saisi. Quel homme cependant, dont la vie fut plus publique ?

Je ne dirai pas tout ce que j’ai vu : on doute souvent de la vérité de l’histoire, lorsqu’elle nous parle de certains désordres dans les gouvernemens. Ces faits incroyables passent pour exagérés ou fabuleux. Il faut attendre que plusieurs autorités viennent à l’appui de l’historien, pour qu’il ose peindre ce qui a été. Je ne hasarderai donc point ici une peinture qui passeroit pour chimérique. Je n’ai point vu Domitien assemblant les sénateurs pour savoir à quelle sauce il mettroit un prodigieux turbot : mais il n’a pas autant surpris le sénat que nous l’imaginons. Nous avons vu des choses aussi extraordinaires, sans y faire beaucoup d’attention, &c. &c. &c.

Mais j’entends soutenir d’un côté, que la France possede assez de numéraire pour toutes ses opérations ; & j’entends soutenir de l’autre, que le numéraire manque à la France, pour mettre ses finances au niveau de celles d’Angleterre ; que la France a moins de finances que les autres états ; qu’un Hollandois est cinq fois plus riche qu’un François ; & que tant que nous n’aurons pas des billets publics circulans, nous n’aurons pas les avantages dont nous devrions jouir.

Enfin j’entends vanter la politique des états, qui ont joint des finances artificielles aux réelles. Le mouvement augmenteroit, & l’on sauroit par la banque, ajoûte-t-on, quel est le fonds de l’espece qui se trouve dans l’état : connoissance qui nous manque, & qui seroit utile au gouvernement, puisqu’il connoîtroit ses facultés & ses ressources. Voilà les questions que l’on agite vivement, au moment que j’écris. Qu’en résultera-t-il, puisque l’opinion publique est une loi commencée ? Je l’ignore. Etablira-t-on une banque royale à la suite de tous ces emprunts, & à cause même de ces emprunts, comme en Angleterre ? Mais l’état en Angleterre est solidaire : tous les citoyens de France se rendroient-ils ou pourroient-ils se rendre solidaires de même ? Tout ce que je sais, c’est qu’il y a loin de ces graves disputes, à celles qui partageoient la ville, il y a cent ans, sur le mérite de deux sonnets.

  1. On avoit chargé les exempts de police d’enlever les enfans vagabonds & mendians ; ils mirent en charte privée quelques enfans de petits bourgeois, & ce pour faire contribuer les parens : dans le même tems il y avoit des fours, c’est-à-dire, des endroits reculés, où les enrôleurs entraînoient les jeunes gens par force ou par adresse ; ils n’en sortoient qu’après avoir signé un engagement forcé. On a détruit ces abus odieux.