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Tableau de Paris/194

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CXCIV.

Bibliotheque du Roi.


Ce monument du génie & de la sottise prouve que le nombre des livres ne fait pas les richesses de l’esprit humain. C’est dans une centaine de volumes environ, que résident son opulence & sa véritable gloire. Parcourez cet édifice : dans les allées de cette bibliothèque immense, vous trouverez deux cents pieds en longueur sur vingt de hauteur, de théologie mystique ; cent cinquante de la plus fine scolastique ; quarante toises de droit civil, une longue muraille d’histoires volumineuses, rangées comme des pierres de taille, & non moins pesantes ; environ quatre mille poëtes épiques, dramatiques, lyriques, &c. sans compter six mille romanciers, & presque autant de voyageurs. L’esprit se trouve obscurci dans cette multitude de livres insignifians, qui tiennent tant de place, & qui ne servent qu’à troubler la mémoire du bibliothécaire, qui ne peut pas venir à bout de les arranger. Aussi ne les arrange-t-on pas ; & le catalogue que l’on en fait depuis trente-cinq années, ne sert qu’à redoubler la confusion de ce ténébreux chaos.

S’il faut passer par toutes les sottises imaginables, comme le dit Fontenelle, pour arriver à des choses raisonnables, nous pouvons dire que nous touchons au moment des vérités. Nos peres ont assurément épuisé toutes les extravagances possibles. Tous ces gros volumes de théologie, de jurisprudence, de médecine, d’histoire, &c. en sont la preuve. L’esprit humain paroît bien misérable dans cette riche collection ; & c’est là le vrai lieu pour déplorer la foiblesse de la raison de l’homme, & gémir sur ses incroyables productions.

La folie & la stupidité ont entassé ces in-folio ; & l’huître dans sa coquille, paisible sur son rocher, paroît supérieure à ce docteur qui déraisonne pendant six mille pages, & qui se vante encore d’avoir embrassé la science universelle. Rien n’attriste plus que de contempler en silence ces épaisses archives de la démence la plus orgueilleuse & la plus profonde : on est tenté de prendre un Montaigne pour contre-poison, & de s’enfuir à toutes jambes.

Cependant la lie des opinions humaines se dépose insensiblement, malgré ceux qui la soulevent & se plongent dedans ; & il est à présumer que la boisson dont nous allons jouir sera pure & saine.

Mais qui saisira un flambeau pour anéantir cet absurde amas de vieilles & folles conceptions, que le génie méconnoissant ses propres forces, & se confiant en autrui, va consulter encore dans les premieres années de la vie, & qui lui font perdre un tems précieux ?… Que dis-je ! réprimons ce premier mouvement : ne brûlons rien. Cessez de frémir, pesans érudits, bizarres bibliomanes, fastidieux compilateurs de faits inutiles : allez, gorgez-vous d’une science déplorable ; copiez les erreurs anciennes, composez-en un nouveau magasin : oubliez votre siecle pour celui de Sésostris. Votre pédanterie m’amuse, & le mépris suffit… Oh ! disons-nous quelquefois pour nous inspirer un salutaire retour sur nous-mêmes : l’homme a fait la guerre, & puis il a écrit tous ces gros livres ; & il refera la guerre sur quelques passages de ces énormes volumes.

Mais, comme un sot devient plus sot avec des livres, parce qu’il y croit ; un homme de génie, qui n’y croit pas, pourra de ces livres même faire jaillir une seule & grande vérité. Gardons-les donc pour lui, jusqu’à ce qu’il nous en démontre l’absolue inutilité. Point de flambeau destructeur ; la société n’est point dans le livre, elle est dans le lecteur… M’entendra qui voudra ; je ne veux pas ici être plus clair.

Ce vaste dépôt n’est ouvert que deux fois la semaine & pendant deux heures & demie. Le bibliothécaire prend des vacances à tout propos. Le public y est mal servi, & d’un air dédaigneux. La magnificence royale devient inutile devant les réglemens des subalternes, paresseux à l’excès. Ne devroit-on pas pouvoir puiser chaque jour dans ces gros volumes, faits pour être consultés plutôt que pour être lus ? Il faut attendre des mois entiers, qu’il plaise aux commis d’ouvrir la porte. Les livres les ennuient, & ils ne vous les donnent qu’en rechignant.