Aller au contenu

Tableau de Paris/197

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CXCVII.

Maîtres en fait d’armes.


Lart de tuer son homme proprement. Eh bien, il est érigé en maîtrise, en communauté, que dis-je ! en académie. L’art d’alonger une botte se trouve consacré par un privilege du souverain ! Donnadieu est académicien tout comme d’Alembert. Louis XIV, en signant l’arrêt de mort contre les duellistes, signa la même année des lettres patentes en faveur des maîtres en fait d’armes : tant il étoit profond législateur ! On reconnoît bien là l’auteur de la prudente révocation de l’édit de Nantes.

Enseigner la tierce, la quarte, la botte subtile & secrete, & vouloir qu’un habile tireur ne soit pas tenté d’appeller sur le pré un homme qu’il jugeroit inhabile à cette lavante escrime, c’est ne point connoître l’esprit bretailleur qu’on puise dans ces salles d’armes.

Il est dérivé d’abord de l’esprit des tournois ; il agita ensuite notre orgueilleuse noblesse, puis il est descendu chez les bourgeois ; il est relégué maintenant parmi les soldats aux Gardes. On croit devoir le conserver encore dans les garnisons. Cette fureur qui égaroit notre vaine nation, il n’y a pas un siecle, semble s’être concentrée là dans son dernier asyle.

La raison regarde ces maîtres en fait d’armes à peu près comme les anciens gladiateurs. Je ne sais à quoi servent tous ces manieurs de fleurets dans un état policé, où la force & la violence sont interdites à chaque particulier, où il n’a pas le droit de se faire justice lui-même. C’est une école dangereuse à celui-là même qui se confie en ses études, & l’on ne peut la considérer que comme le reste impur de ce préjugé barbare qui appelloit de tout à la pointe de l’épée.

On peut refuser aujourd’hui un duel, quand le motif n’en est pas absolument grave ; l’on dit à l’homme qui vous provoque, je ne me bats point pour cela ; & si votre adversaire vous presse en vous disant, c’est une lâcheté que de craindre de mourir, vous lui répondez comme cet ancien philosophe, chacun estime sa vie ce qu’elle vaut.

Cette férocité des siecles précédens est donc, pour ainsi dire, anéantie ; mais je crains qu’elle ne se réveille sous une forme plus rare, mais cent fois plus odieuse.

On ne rougit pas de se battre au pistolet, arme favorite des Nivet & des Cartouche, qui n’admet que le sang-froid de l’assassin & la cruelle intrépidité d’une main meurtriere ; c’est une démence frénétique opposée au vrai courage ; sans parler ici de ce courage plus noble qui agit pour la cause générale ; car toute cause particuliere que l’on défend si cruellement contre toutes les loix divines & humaines, ne peut avoir pour base qu’un orgueil féroce & insensé.

Laissons aux abominations de la guerre cette arme violente & perfide ! Qu’on s’accorde à déshonorer celui qui s’en servira au sein de la patrie dans nos foyers domestiques !

On dit que des hommes (horreur épouvantable !) ont tourné l’un contre l’autre dans un cartel le fusil qui sert dans nos forêts à tuer le sanglier dévastateur & le loup carnassier. Eh bien, sous une figure humaine, les hommes, si fideles à ce chimérique, à cet horrible point d’honneur, étoient fort au-dessous des loups & des sangliers.

Que ne doit-on pas à la philosophie qui tempere ces atroces fureurs, ou du moins les flétrit de tout son pouvoir, en les rendant exécrables aux gens de bien & aux ames raisonnables !