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Tableau de Paris/198

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CHAPITRE CXCVIII.

Jeux de hasard.


Lempereur de la Chine a dit : je défends les jeux ; si quelqu’un brave mes ordres, il bravera la Providence, qui n’admet rien de fortuit ; il contredira le vœu de la nature, qui nous crie, espérez, mais travaillez ; les plus actifs seront les mieux traités.

Ces jeux portent un préjudice réel à l’homme. Ils remplacent le travail, l’économie, l’amour des arts ; ils prosternent l’homme devant des êtres fantastiques, le sort, le hasard, le destin. Au lieu de remédier à l’inégalité des richesses, ils donnent l’or à celui qui en a déjà & qui en est le plus avide. Ils ravissent à l’homme l’idée de s’enrichir par des moyens légitimes ; ils nourrissent, ils enflamment la cupidité & la trompent, pour l’abandonner au désespoir.

C’est dans ces assemblées, où des dupes sont aux prises avec des fourbes, qu’il faut voir des physionomies défigurées par toutes les passions honteuses, la rage, le remord, la joie féroce ; on a raison d’appeller ces salles un enfer. Ce vice se punit de lui-même ; mais il est comme indestructible dans les cœurs qu’il ravage.

On jouoit chez les ambassadeurs, c’étoient des maisons privilégiées ; on n’y joue plus. Depuis peu, une ordonnance nouvelle a mis quelque digue à cette fureur : mais elle a déjà repris son cours d’un autre côté, c’est un vice trop amalgamé aux vices politiques, pour qu’on puisse se flatter de l’extirper en laissant croître les autres.

Si l’or du moins ou l’argent, dans cette rapide circulation, en changeant de main, pouvoit tomber dans celle du pauvre ! Mais non, il remonte toujours vers le banquier de profession, le tailleur de pharaon ; & les ponteurs isolés perdent toujours ; parce que certains hommes riches qui font ligue, tiennent la main.

Si l’on créoit un jeu d’une égalité parfaite, il seroit toujours condamnable ; mais il cesseroit d’être un vol public.

Un tripot est accordé par protection à une femme de qualité pour rétablir sa fortune ; tous frais faits, elle recueille quatre cents livres par séance, compte avec ses valets, & partage avec ses protecteurs ; on use pour dix louis de cartes, la ferme s’en trouve bien, & l’on dit qu’il y a des choses qu’il faut tolérer. Les intéresses trouveroient un raisonnement contraire fort absurde. Bientôt on dira avec Mandeville que le commerce languiroit, que l’état s’appauvriroit, si les femmes s’avisoient d’être chastes, & les peres de famille économes.

Les tripots sont dangereux : mais considérons en même tems qu’un jeune homme qui voyage en France, ou qui entre dans le monde, & qui jouit de cinquante mille livres de rente, ne doit pas craindre d’abandonner certaine somme dans le cours d’une année à la fortune d’un jeu honnête ; cela dépend du choix des maisons : s’il se refuse à ce sacrifice, on peut assurer qu’il voyagera mal, ne verra pas le monde qu’il auroit dû voir, se conduira ignoblement, & tombera peut-être dans la mauvaise compagnie, où il fera plus de dépenses que dans la bonne. La crainte d’être dupe l’entraînera dans des dangers beaucoup plus réels ; & pour un homme riche, il est tout aussi triste de ne pas jouer que de jouer avec passion, ou bien avec le premier venu.

Tel est le langage usité du monde, & je ne fais ici que le répéter : Minima de malis.

Quelle différence entre le rateau que le jardinier promene sur la terre pour en féconder les présens utiles, & le rateau que les joueurs promenent sur une table de jeu pour tirer à eux les louis qu’ils gagnent. La ressemblance de la dénomination fait naître, malgré soi, les idées les plus singulieres sur le travail agreste de l’un, & l’emploi oisif & cupide de l’autre.