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Tableau de Paris/200

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CHAPITRE CC.

Étrangers.


Un étranger est souvent dans l’erreur en arrivant à Paris. Il s’est imaginé que quelques lettres de recommandation lui ouvriroient les principales maisons : il s’est abusé ; les Parisiens redoutent les liaisons trop étroites & qui deviendroient gênantes. Les maisons de la haute noblesse sont d’un accès difficile ; celles de la bourgeoisie riche ne s’ouvrent guere plus aisément : cette foule prodigieuse d’aventuriers souples & audacieux, qui sous un extérieur imposant ont trompé tant de fois la crédulité, ont répandu une méfiance générale.

D’ailleurs, on a peine à cultiver ses connoissances & ses amis ; ce n’est pas pour donner son tems à un homme qu’on ne doit voir que pendant quelques mois. Le Parisien économise les heures, ne se livre pas facilement : il est poli, mais il n’est pas familier.

Les fripons de tout pays ont donc fait beaucoup de tort aux honnêtes gens qui voyagent pour s’instruire ; il n’y a que les noms célebres qui fassent tomber toutes les barrieres & qui entrent par-tout. On offre aux autres quelques dîners, on leur rend quelques visites de cérémonie ; mais ils ne sont pas admis aux assemblées particulieres, où l’esprit aimable & le caractere original se développent en liberté.

L’étranger, qui sent qu’on le traite cérémonieusement, éprouve une sorte de gêne, & se jetera le lendemain dans les brelans, chez les traiteurs & chez les filles : c’est là qu’il s’amusera, qu’il jouira ; mais quand il retournera dans sa patrie, il ne sera pas au fait du ton qui regne dans les premieres classes. Il prendra le ton de la débauche pour le ton universel.

Les amusemens publics le dédommageront de l’espece de contrainte qu’il aura éprouvée ; ils sont nombreux. Il connoîtra donc très-bien l’histoire des spectacles, les anecdotes des filles de théatre, les nouvelles modes, les nouvelles du jour ; mais il ignorera tous les fils secrets qui font mouvoir les caracteres, les fortunes, & donnent aux événemens publics une si prodigieuse mobilité ; il n’en saura pas plus là-dessus que s’il étoit demeuré à Berlin, Dresde ou Pétersbourg.

L’étranger qui n’a point d’amis, conséquemment de société réglée, marche au hasard au milieu de six cents mille ames qui ne s’occupent que de leurs affaires & de leurs plaisirs : il peut tomber le même jour dans la passable, la mauvaise, la détestable compagnie ; rien ne lui aura appris à les distinguer, & du fond de son hôtel garni il ne pourra deviner mille choses qui abusent au premier aspect, mais qu’il faut considérer avec attention pour les reconnoître sous leur véritable point de vue. S’il est trois jours sans sortir, on le croira parti ; on ne songera plus à lui, l’ennui le saisira, & il maudira la capitale.

Il doit donc se ménager des connoissances dans toutes les classes, parce que dans ce tourbillon, celui qu’on tient le matin vous échappe le soir ; on court sans se trouver ; & si l’on ne s’environne pas d’une compagnie fidele, on risque d’être seul. Chacun fond sous vos yeux, en vous donnant la main, court à ses parties de plaisir ; les voilà invisibles jusqu’à ce que le hasard vous les fasse rencontrer.

Les étrangers peuvent donc fort bien peindre les spectacles, les promenades, les mœurs publiques, tout ce qui est vivant, tout ce qui est visible à tous les regards ; mais quand ils voudront parler de l’intérieur des maisons, de la vie privée des hommes opulens, du caractere des hommes en place, des nuances particulieres, ils en imposeront à leurs concitoyens.

Un nom fameux est la meilleure lettre de recommandation qu’on puisse avoir : alors les hautes classes sont curieuses de voir & d’examiner l’homme qui le porte ; il peut établir une liaison noblement familiere, assidue & libre de toute gêne ; & dans tout ce qu’on lui dit, il pourra deviner ce qu’on ne lui dit pas ; car l’homme qui pense, s’instruit sur-tout par ce qu’on lui tait.

De misérables chaumieres en boue & en charpente sont, à l’extrêmité des fauxbourgs, les avenues de la capitale. L’étranger croit qu’on l’abuse, ou est tenté de retourner sur ses pas, quand on lui dit, voilà Paris.