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Tableau de Paris/208

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CHAPITRE CCVIII.

Comédiens.


Les comédiens seront toujours des excommuniés, jusqu’à ce qu’il plaise au roi, au parlement & au clergé de lever l’anathême. Tel est l’empire de la coutume, des préjugés ; ou, si vous l’aimez mieux, de l’inconséquence nationale. Ils auront plus tôt fait de rire de l’excommunication, que de vouloir s’en affranchir.

La demoiselle Clairon ayant fait un mémoire à consulter sur cet objet, l’avocat entreprenant & téméraire fut aussi-tot rayé du tableau ; & l’amante de Tancrede se trouva obligée de procurer un état à son défenseur, qui avoit perdu le sien en tâchant de la réconcilier avec l’église. L’avocat, plein de son sujet, monta bientôt sur le théatre ; mais il n’y fut pas plus heureux qu’au barreau, & l’excommunication alla se placer sur sa tête, ainsi que sur celle de la demoiselle Clairon.

Elle prit quelque tems après de l’humeur contre le public : un acteur ou une actrice ont toujours tort de bouder cet auguste souverain. Elle avoit refusé de jouer, la salle étant pleine & le rideau levé, à raison de je ne sais quelles rixes de foyer. Elle fut fort maltraitée du parterre, & le soir même elle alla coucher au Fort-l’Évêque. Pour se venger des clameurs de ce parterre insolent & de ceux qui l’avoient emprisonnée, elle abandonna le théatre, pensant que le lendemain on seroit à ses genoux pour la supplier de vouloir bien rentrer. Qu’arriva-t-il ? Le public l’oublia, & elle perdit son talent, faute d’exercice. Elle passa, dans l’obscurité & loin des applaudissemens, des jours qui auroient été remplis & glorieux sous l’habit de Melpomene, qu’elle faisoit parler avec une sorte de dignité.

Louis XIV n’a jamais reçu de comédiens qu’ils n’eussent de la taille & une figure noble. Le théatre de la nation, où revivent les héros de l’antiquité, exigeroit un choix plus sévere. On voit, parmi les acteurs actuels, trop peu d’hommes bien faits ; ce qui ne dispose pas l’étranger à concevoir une idée avantageuse de notre goût pour le beau. Quand il voit de petites statures représenter ce qu’il y a de plus imposant & de plus fameux dans l’histoire des peuples, il prend une idée défavorable du physique de la nation, & la remporte malgré lui dans sa patrie.

La vanité des acteurs de petite taille favorise la réception d’acteurs encore plus petits, parce que ceux-là s’imaginent, par ce moyen de comparaison, devoir paroître plus grands sur la scene ; mais si cette manie de rappetisser les personnages tragiques subsiste encore pendant une génération, nous n’aurons bientôt plus que des Lilliputiens, qui en voulant faire les héros, ne seront que grotesques.

Un acteur, quand il est mince ou fluet, ou bien quand il ne présente plus que des os revêtus d’un parchemin livide, a beau posséder une certaine intelligence : les efforts de sa frêle poitrine font souffrir ; & plus il gesticule avec fierté, plus il paroît se rappetisser. Son front dégrade la majesté de Melpomene. Le palais qu’il habite, l’idiome relevé qu’il parle, les passions grandes & orageuses qu’il veut peindre, tout l’écrase & l’anéantit : il est trop disproportionné avec ce qui l’environne, pour que l’œil ou l’oreille puissent lui faire grace.

Alexandre, dira-t-on pour justifier le nain tragique, étoit petit & portoit le col penché : je l’aurois admiré de son vivant dans sa tente avec sa taille exiguë & sa tête sur une de ses épaules ; mais mort, j’exige qu’il prenne une stature, un front, un port & un geste qui répondent au conquérant dont le nom remplit l’univers.

La Duclos jouoit dans les Horaces : à la fin de ses imprécations, elle sort furieuse, comme l’on sait ; l’actrice s’embarrassa dans la queue très-longue de sa robe, & tomba. On vit soudain l’acteur qui faisoit Horace, ôter poliment son chapeau[1] d’une main, la relever de l’autre, la reconduire dans la coulisse, & là, remettant fierement son chapeau, tirer son épée & la tuer, conformément à son rôle.

Ces inepties ne se commettent plus ; mais que de réformes à désirer encore !

La tragédie, depuis la retraite de Mlle. Dumesnil & depuis l’exil incroyable de Mlle. Sainval[2], est devenue chantante, roide, ampoulée, monotone ; les acteurs subalternes ne sont pas assez attentifs à maintenir l’illusion. Ils commettent des fautes nombreuses contre le costume & le sens de leurs rôles. Qu’ai-je besoin, par exemple, de la coquetterie de nos princesses de théatre, de leurs têtes bichonnées au gré de la folie du jour ? Quand j’apperçois la main maussade du coëffeur, je ne vois plus Cléopâtre, Mérope, Athalie, Idamé.

Moins d’oripeau, plus de vérité. Comment ne pas rire, en voyant des valets de théatre travestis en sénateurs Romains, sortir des coulisses avec les robes rouges des médecins du Malade imaginaire ; des perruques bouclées & traînantes, grossiérement chargées de poudre, & qui, pour comble de ridicule, veulent figurer la démarche de nos jeunes conseillers ?

Et quand les spectateurs revoient sans cesse les mêmes toiles mesquines & rembrunies, quelquefois trouées ; qu’ils rencontrent les Scythes & les Sarmates dans un palais d’architecture grecque, & le farouche Zamore sous un portique romain, peuvent-ils s’empêcher d’accuser l’avarice des comédiens à la part, & leur cupidité qui néglige un accessoire fait pour influer sur les représentations ?

Deux théatres qui rivaliseroient, qui entretiendroient entr’eux une émulation suivie en jouant les mêmes pieces, qui seroient enfin l’un pour l’autre un perpétuel objet de comparaison, restitueroient à l’art sa pompe, sa noblesse & sa dignité.

On se plaint généralement de voir la scene françoise déchue de son ancien lustre. La tragédie sur-tout est défigurée à un point méconnoissable. De là ces vers :

On ne voit plus pleurer personne :
Pour notre argent nous avons du plaisir :
Et le tragique qu’on nous donne,
Est bien fait pour nous réjouir.

  1. Les acteurs tragiques portoient, dans toutes les tragédies, un chapeau surmonté de plumes ; & c’est ainsi qu’on a joué en France pendant près de cent ans Corneille & Racine.
  2. Exilée par lettre de cachet.