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Tableau de Paris/211

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CHAPITRE CCXI.

Discours prononcé à la Comédie françoise à la rentrée de ce spectacle.


Un comédien plus véridique que ses camarades, plus fortement frappé de ce qu’il devoit au public, & susceptible de cette honnête pudeur que quelques-uns conservent encore, chargé du compliment d’usage, s’avança, l’an passé, sur le bord du théatre, & là, après une profonde révérence, il se releva lentement, & dit d’une voix modeste, mais assurée :

« Messieurs. Deux fois par an, nous vous rendons humblement l’hommage que nous vous devons à bien des titres, nous vous rappellons les obligations qui nous imposent la nécessité de vous plaire, nous vous caressons par des louanges, afin que vous fermiez les yeux sur nos défauts. Nous ne les taisons pas toujours, car il nous seroit impossible de les dissimuler ; mais ce que nous nous gardons bien de vous avouer, & ce que le cri de ma conscience m’arrache devant vous, c’est le peu d’émulation & d’accord qui regne entre nous, c’est notre paresse, notre orgueil, & les misérables débats qui nous empêchent de nous réunir, soit pour vous donner de nouvelles pieces qui varient vos plaisirs, soit pour représenter plus décemment celles qui ont fixé votre attention ; & nous ne rougissons pas de faire doubler celles-ci, en bravant un murmure que nous savons devoir être passager.

» Aujourd’hui, plus vrais qu’autrefois, messieurs, nous vous confessons nos torts multipliés, en vous suppliant de nous imposer la punition qui vous paroîtra la plus salutaire & la plus propre à nous faire détester nos mauvaises habitudes ; votre indulgence excessive ne les a que trop enracinées dans nos cœurs. Nous pensons qu’une défection totale de notre spectacle pendant quelque tems nous réveilleroit avec force de l’engourdissement où nous sommes plongés, & ranimeroit parmi nous l’amour du travail, que vingt mille livres de rente émoussent furieusement. Nous sommes riches par les petites loges, avant même de lever le rideau. Comment voudriez-vous que nous puissions nous livrer à des études suivies, lorsque nous sommes si bien payés d’avance ? Que nous importent l’art & l’auteur, lorsque notre bourse est bien remplie ? Nous n’aimons point l’art, nous aimons l’argent, messieurs, & vous nous en donnez trop pour que vous soyez bien servis.

» Diminuez donc notre recette ; nous serons plus respectueux envers l’art, plus attentifs envers l’auteur ; notre théatre rendu quelque tems désert, nos besoins nous enseigneront le secret de vous plaire ; vous y gagnerez, parce que nous nous efforcerons, par des représentations soignées & intéressantes, de retrouver ce que nous aurons perdu par notre négligence. Nous n’avons pas la force de nous corriger par nous-mêmes ; notre place est devenue une prébende simple & inamovible : usez donc, messieurs, usez du châtiment salutaire qui nous convient ; abandonnez-nous ; (tournant la tête vers le contour de la salle) que ces loges, cet amphithéatre demeurent vuides pour quelques mois ; & notre intérêt alors, puissamment réveillé par cet aiguillon, nous ramenera aux principes que nous avons trop oubliés. »