Aller au contenu

Tableau de Paris/213

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCXIII.

Théatre Bourgeois.


Amusement fort répandu, qui forme la mémoire, développe le maintien, apprend à parler, meuble la tête de beaux vers, & qui suppose quelques études. Ce passe-tems vaut mieux que la fréquentation du café, l’insipide jeu de cartes & l’oisiveté absolue. On pense bien que ces acteurs, qui représentent pour leur propre divertissement, ne sont pas assez formés pour satisfaire l’homme de goût ; mais en fait de plaisirs, qui raffine a tort. Pour moi, j’ai remarqué que la piece que je connoissois devenoit toujours nouvelle, lorsque les acteurs m’étoient nouveaux. Je ne sais rien de plus fastidieux que d’assister à une troisieme & quatrieme représentation par les mêmes comédiens.

Je n’ignore pas qu’on y déchire sans miséricorde les chefs-d’œuvres des auteurs dramatiques, qu’on y estropie les airs des meilleurs compositeurs ; que ces assemblées donnent lieu à des scenes plus plaisantes que celles que l’on représente : & tant mieux ; le spectateur s’amuse à la fois de la piece & des personnages. Puis les allusions deviennent plus piquantes ; car l’histoire des actrices a la publicité de l’histoire romaine.

On joue la comédie dans un certain monde, non par amour pour elle, mais à raison des rapports que les rôles établissent. Quel amant a refusé de jouer Orosmane ? & la beauté la plus craintive s’enhardit pour le rôle de Nanine.

J’ai vu jouer la comédie à Chantilly par le prince de Condé & par mad. la duchesse de Bourbon. Je leur ai trouvé une aisance, un goût, un naturel qui m’ont fait grand plaisir. Vraiment ils auroient pu être comédiens, s’ils ne fussent pas nés princes.

Le duc d’Orléans, à Saint-Assise, s’acquitte aussi très-bien de ses rôles avec facilité & rondeur. La reine de France enfin a joué la comédie à Versailles dans ses petits appartemens. N’ayant pas eu l’honneur de la voir, je n’en puis rien dire.

Ce goût est répandu depuis les plus hautes classes jusqu’aux dernieres ; il peut contribuer quelquefois à perfectionner l’éducation, ou à en réformer une mauvaise, parce qu’il corrige tout à la fois l’accent, le maintien & l’élocution. Mais cet amusement ne convient qu’aux grandes villes, parce qu’il suppose déjà un certain luxe & des mœurs peu rigides. Gardez-vous toujours des représentations théatrales, petites & sages républiques ; craignez les spectacles : c’est un auteur dramatique qui vous le dit.

Parmi les anecdotes plaisantes que fournissent les amateurs bourgeois, dont la fureur est de jouer la tragédie, je choisirai cette historiette, que je trouve dans le Babillard.

« Un cordonnier habile à chausser le pied mignon de toutes nos beautés, & renommé dans sa profession, chaussoit le cothurne tous les dimanches. Il s’étoit brouillé avec le décorateur. Celui-ci devoit pourvoir la scene au cinquieme acte, d’un poignard, & le poser sur l’autel. Par une vengeance malicieuse, il y substitua un tranchet ; le prince, dans la chaleur de la déclamation, ne s’en apperçut pas, & voulant se donner la mort à la fin de la piece, il empoigna, aux yeux des spectateurs, l’instrument benin qui lui servoit à gagner sa vie. » Qu’on juge des éclats de rire qu’excita ce dénouement, qui ne parut pas tragique.