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Tableau de Paris/219

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CHAPITRE CCXIX.

Prêteurs à la petite semaine.


Usuriers qu’on ne connoît guere qu’à Paris, & qui jugent eux-mêmes leur métier extrêmement honteux, puisqu’ils ont le front perpétuellement voilé. Leurs courtiers habitent autour des halles ; les femmes qui vendent des fruits & des légumes qu’elles portent sur l’éventaire, les détailleurs en tous genres ont besoin le plus souvent de la modique avance d’un écu de six livres pour acheter des maquereaux, des pois, des groseilles, des poires, des cerises. Le prêteur le confie à condition qu’on lui rapportera au bout de la semaine sept livres quatre sols ; ainsi son écu, quand il travaille, lui rapporte près de soixante livres par an, c’est-à-dire, dix fois sa valeur. Voilà le taux modéré des prêteurs à la petite semaine.

Si je disois que des hommes opulens font ainsi manœuvrer leurs fonds, & qu’ils exercent cette usure énorme sans remords ; quelle idée ne se formera-t-on pas de la dureté de certaines ames, & de leur soif cruelle pour les richesses ?

Mais lequel doit surprendre le plus, de la détresse extrême de ces petits détailleurs qui ne savent pas avoir six livres devant eux, ou du succès constant d’une aussi terrible usure ? Mais qui, ayant tout soldé & payé, reste avec un louis d’or en propriété absolue ? J’oserois dire que le tiers de Paris n’en est pas encore venu là : aussi les avanceurs savent combien l’espece monnoyée devient rare de jour en jour, parce que les emprunts publics, ces funestes absorbans des fonds du commerce, en ont tari le cours.

Ils vendent donc l’argent tout ce qu’ils peuvent le vendre ; or plus on est pauvre, moins on peut agir autrement que la piece de monnoie à la main. Point de crédit pour l’indigent ; & par la même raison qu’il paie le vin & la viande bien plus cher que le prince du sang, il achete un écu de six livres à un prix exorbitant : de là vient qu’il lui est difficile de sortir de l’abyme où il est plongé, les mains & les pieds lui glissent quand il veut s’élancer au dehors ; car il est bien plus difficile de faire six francs avec cinq sols, que de gagner un million avec dix mille livres.

Oh ! qui ne recule pas l’œil épouvanté, quand il vient à contempler de près la lutte éternelle de la misere & de l’opulence ?

Ces avanceurs ne s’en rapportent pas toujours à leurs courtiers ou agens ; ils sont curieux deux ou trois fois l’année de voir l’assemblée de ces éternels débiteurs qui les enrichissent, & de juger par eux-mêmes de la disposition des esprits & de la manœuvre des subalternes.

Le même homme qui porte un habit d’écarlate, des galons, la canne à pomme d’or, qui ne sort qu’en voiture, qui fait briller à son doigt un riche diamant, qui fréquente les spectacles & voit bonne compagnie, prend certains jours du mois un habit rapé, une vieille perruque, de vieux souliers, des bas rappetassés, laisse croître sa barbe, se peint les cheveux & se blanchit les sourcils : il se rend alors dans une maison écartée, dans une salle où il n’y a qu’une mauvaise tapisserie, un grabat, trois chaises & un crucifix ; là il donne audience à soixante poissardes, revendeuses & pauvres fruitieres ; puis il leur dit d’une voix composée : « mes amies, vous voyez que je ne suis pas plus riche que vous, voilà mes meubles, voilà le lit où je couche quand je viens à Paris ; je vous donne mon argent sur votre conscience & religion ; car je n’ai de vous aucune signature, vous le savez, je ne puis rien réclamer en justice. Je suis utile à votre commerce ; & quand je vous prodigue ma confiance, je dois avoir ma sûreté. Soyez donc toutes ici solidaires l’une pour l’autre, & jurez devant ce crucifix, l’image de notre divin Sauveur, que vous ne me ferez aucun tort, & que vous me rendrez fidèlement ce que je vais vous confier. »

Toutes les poissardes & fruitieres levent la main & jurent d’étrangler celle qui ne seroit pas fidelle au paiement : des sermens épouvantables se mêlent à de longs signes de croix. Alors l’adroit sycophante prend les noms, & distribue à chacune un écu de six livres, en leur disant, « je ne gagne pas ce que vous gagnez, il s’en faut. » La cohue se dissipe & l’anthropophage reste seul avec deux émissaires dont il regle les comptes & paie les gages.

Le lendemain il traverse les Halles & la place Maubert dans un équipage ; personne ne le reconnoît & ne peut le reconnoître ; c’est un autre homme ; il est brillant, il est reçu dans la bonne société ; & souvent au coin de nos cheminées de marbre, il parle de bienfaisance & d’humanité. Personne ne lui conteste la probité, l’honneur, même une sorte de générosité ; & pendant qu’on le juge ainsi, invisible & présent, dans quatre ou cinq entrepôts obscurs, il pompe, il exprime la substance du pauvre peuple.