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Tableau de Paris/218

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CHAPITRE CCXVIII.

Lectures.


Il s’est introduit un nouveau genre de spectacles. C’est un auteur qui ne lit pas à ses amis pour en recevoir des conseils & des avis, mais qui indique telle jour, telle heure, (& il ne manque plus que l’affiche) qui entre dans un sallon meublé, se place entre deux flambeaux, demande un sucrier ou du sirop, calomnie sa poitrine, tire son manuscrit de sa poche, & lit avec emphase sa production nouvelle, quelquefois somnifere.

Il ne manque point d’admirateurs, parce qu’il les convoite avec toutes les suppliques adroites de l’orgueilleux amour-propre ; on lui prodigue de ces mots obligeans qu’on ne refuse pas, & qu’il prend à la lettre pour des éloges sinceres. Quand il imprime, le public se rit de l’ouvrage admiré dans le sallon. L’auteur furieux crie que le goût est perdu, & que la décadence de la littérature est visible, puisqu’on ne sent pas comme ses premiers juges & admirateurs.

Dans ces sortes de lectures tout prête au ridicule ; le poëte arrive avec une tragédie rimée & fastidieuse, ou avec un gros poëme épique, dans une assemblée peuplée de jeunes & jolies femmes disposées à folâtrer & à rire, qui ont à côté d’elles leurs amans ; elles s’occupent plus de ce qui les environne, que de l’auteur & de sa piece. Une inflexion de voix, un mot, un geste, un rien suffit pour disposer les caracteres à la plus grande gaieté. Qu’une femme rie par hasard, une autre éclatera, & tout le cercle fera de vains efforts pour contraindre sa belle humeur. Que deviendra le pauvre auteur avec son rouleau de papier ? S’il montre du courroux, il paroîtra plus ridicule encore ; qu’on ne l’écoute point, ou qu’on l’entende mal, il est obligé de continuer. Le voilà sur la sellette, exposé à toutes les réflexions malignes ! On corrige tout bas son amour-propre qui perce dans son débit ; il s’en doute : il gesticule avec plus de véhémence, comme pour forcer les suffrages : ce n’est plus un auteur, c’est un comédien.

Et pourquoi lire à d’autres qu’à ses amis ? Pourquoi prendre d’autres juges que le public ? Pourquoi se montrer si jaloux d’une approbation équivoque ? Enchanter un cercle ou une cotterie, n’est-ce pas rétrécir l’idée qu’un écrivain doit se former de la gloire ? Voilà les fautes où tombent journellement les beaux esprits & les hommes de goût de la capitale. C’est ici qu’il faut citer le fameux docteur Sacroton[1] qu’ils n’ont pas lu pour leur malheur. Il faut apprécier, dit-il, le talent dans la place publique, & jamais ailleurs ; c’est là son vrai jour ; des succès de chambre sont toujours des succès douteux.

On a vu une société intitulée, les Trente, faire paroli aux quarante de l’académie française, établir des lectures publiques, dont plusieurs furent très-intéressantes ; & sans une fatale division (inévitable parmi les beaux esprits) cette société devenoit une académie en regle, qui auroit rivalisé avec la superbe ; un repas chez un traiteur précédoit les lectures. Hélas ! l’esprit chez eux n’étoit jamais à jeun : ainsi faisoient les célebres auteurs du dernier siecle.

Il se forme plusieurs assemblées littéraires, dont les membres ne se croient pas inférieurs aux immortels ; ils lisent un jour de la semaine, les auditeurs applaudissent, & ceux qui sont applaudis sont aussi contens le soir de leur triomphe, qu’un académicien l’est lorsqu’on l’a claqué au Louvre pour ses vers ou pour sa prose.

La loge des Neuf sœurs renferme aussi des auteurs qui lisent leurs productions dans des fêtes brillantes, & dont la littérature fait le principal ornement ; & pourquoi n’y auroit-il que les académiciens qui eussent le droit de débiter leurs ouvrages & d’être applaudis ? ne faut-il pas donner une libre issue au consolant amour-propre de chaque écrivain, si heureux quand il se lit, quand il entend sa voix résonner dans un lieu peuplé ? L’équité (disons mieux) la compassion l’ordonne.

Un lecteur fameux eut une sorte de célébrité dans Paris, il y a huit à dix ans ; on en raffola, on se l’arracha. Il rendoit avec intelligence & précision, avec une variété de ton surprenante, tous les personnages d’une piece de théatre. Seul il donnoit au drame qu’il déclamoit, les honneurs de la représentation ; il valoit une troupe entiere : mais il s’identifioit tellement avec la piece adoptée, qu’il s’imaginoit, ou peu s’en faut, l’avoir faite, ce que l’auteur présent lui pardonnoit facilement & de bon cœur, puisque cette forte illusion lui étoit nécessaire pour mieux entrer dans le sens des rôles. Or l’auteur qui étoit présent, c’étoit moi.

Ce fameux lecteur, par une contradiction singuliere, étoit acteur médiocre sur les planches, lorsqu’il ne débitait qu’un rôle ; il lui falloit une piece entiere pour développer son talent presque unique ; il donnoit un peu la comédie par tout l’appareil & le préambule qu’il mettoit dans ses lectures, mais cela ne le rendoit que plus rare. Enfin il fut célébré & fêté dans les provinces comme dans la capitale, & par-tout il fit oublier l’auteur.

  1. Comédie parade en un acte, imprimée à Paris chez la veuve Ballard, imprimeur du roi, rue des Mathurins, 1780.