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Tableau de Paris/226

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CHAPITRE CCXXVI.

La Fête-Dieu.


La fête-Dieu est la fête la plus pompeuse du catholicisme. Paris ce jour-là est propre, sûr, magnifique & riant : on voit que les églises possedent beaucoup d’argenterie, sans compter l’or & les diamans ; que les ornemens sont d’une richesse peu commune, & que le culte enfin coûte & a coûté excessivement au peuple ; car tous ces trésors stagnans ont été pris sur lui.

On dit qu’on a vu, il y a quelques années, à la procession de Saint-Sulpice, deux chevaliers de Saint-Louis caresser l’orgueil & le faste des cardinaux, en portant l’extrémité de leurs manteaux rouges, à peu près comme des laquais portent la queue à une duchesse. Seroit-il possible que des guerriers décorés, à l’appât d’une médiocre ou forte récompense, eussent pu se résoudre à faire la fonction des plus vils de tous les hommes, & cela aux yeux de la nation !

Qui ne croiroit, en voyant la pompe de cette fête, que la ville ne renferme aucun incrédule dans son sein ? Tous les ordres de l’état environnent le saint-sacrement. Toutes les portes sont tapissées ; tous les genoux fléchissent ; les prêtres semblent les dominateurs de la ville ; les soldats sont à leurs ordres ; les surplis commandent aux habits uniformes, & les fusils mesurant leurs pas, marchent à côté des bannieres. Les canons tirent sur leur passage ; la pompe la plus solemnelle accompagne le cortege. Les fleurs, l’encens, la musique, les fronts prosternés, tout feroit croire que le catholicisme n’a pas un seul adversaire, un seul contradicteur ; qu’il regne, qu’il commande à tous les esprits… Eh bien, l’on a admiré la marche & l’ordre de la procession, le dais, le soleil, les coups d’encensoirs qui jaillissent à tems égaux, la beauté des ornemens ; on a entendu la musique militaire entrecoupée de fréquentes & majestueuses décharges ; l’on a compté les cardinaux, les cordons-bleus, les évêques, les présidens en robe rouge, qui ont assisté à cette solemnité ; on a comparé les chasubles & les chapes des différentes paroisses ; on a parlé des reposoirs : voilà ce qui a frappé tous les esprits ; voilà ce qui a attiré leur respect & leurs hommages.

Le soir les enfans font des reposoirs dans les rues. Ils ont des chandeliers de bois, des chasubles de papier, des encensoirs de fer-blanc, un dais de carton, un petit soleil d’étain. L’un fait le curé, l’autre le sous-diacre. Ils promènent l’hostie en chantant, disent la messe, donnent la bénédiction, & obligent leurs camarades à se mettre à genoux. Un petit bedeau fait le furieux dès que l’on commet la moindre irrévérence. Les grands enfans qui le matin ont fait à peu près les mêmes cérémonies, lèvent les épaules, & se moquent de la procession des petits, quand ils la rencontrent.

Le marquis de Brunoi, fils du banquier Montmartel, riche de vingt-six millions, dépensoit à Brunoi cent mille écus pour le reposoir & la procession de cette fête annuelle. Jaloux d’imprimer le plus grand éclat aux cérémonies de l’église, il rassembloit de tous côtés des ecclésiastiques, qu’il chargeoit d’ornemens magnifiques, & qu’il traitoit ensuite d’une maniere splendide. Comme ses parens sollicitoient son interdiction à raison sur-tout de ce faste religieux, il répondit au juge qui lui faisoit subir un interrogatoire : « si j’avois donné cet argent à une courtisanne, on ne l’eût pas trouvé mauvais ; je l’ai appliqué à la décoration du culte catholique dans un royaume catholique, & l’on m’en a fait un crime. »

Ce millionnaire a été interdit sur la requête de ses parens. Les détails de son procès sont infiniment curieux ; & le caractere du marquis de Brunoi est un vrai phénomène moral. Il vient de décéder. Son opulence a fait son malheur.