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Tableau de Paris/238

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CHAPITRE CCXXXVIII.

Filles publiques.


Elles se donnent après tout pour ce qu’elles sont ; elles ont un vice de moins, l’hypocrisie : elles ne peuvent causer les ravages qu’une femme libertine & prude occasionne souvent sous les fausses apparences de la modestie & de l’amour. Malheureuses victimes de l’indigence ou de l’abandon de leurs parens, rarement déterminées par un tempérament fougueux, elles ne s’offensent ni de l’outrage ni du mépris ; elles sont avilies à leurs propres yeux ; & ne pouvant plus régner par les graces de la pudeur, elles se jettent du côté opposé, & elles étalent l’audace de l’infamie.

Mais il y a encore des degrés dans cet abyme de corruption ; l’une se livre tout-à-la fois aux plaisirs & à l’argent ; l’autre est une brute qui n’a plus de sexe, & qui ne sent pas même la dérision qu’elle inspire.

Nous n’offenserons pas ici les oreilles chastes, ni les yeux de l’innocence, en leur présentant les scenes de la débauche & de la crapule ; nous tairons les fantaisies du libertinage, les saillies & les fougues de cent cinquante mille célibataires voués à trente mille prostituées. Elles vont à ce nombre.

Un peintre qui a du génie, M. Retif de la Bretonne en a tracé le tableau dans son Paysan perverti : les touches en sont si vigoureuses, que le tableau en est révoltant ; mais il n’est malheureusement que trop vrai. Arrêtons-nous, & gardons-nous d’épouvanter les imaginations sensibles ; car les désordres voilés de l’humanité ne sont pas bons à mettre au grand jour.

Disons seulement, que le nombre des filles publiques ne favorisant que trop le désordre des passions, a donné aux jeunes gens un ton libre, qu’ils prennent avec les femmes les plus honnêtes ; de sorte que dans ce siecle si poli, on est grossier en amour.

Nous sommes si éloignés de la galanterie ingénieuse de nos peres, que notre conversation avec les femmes que nous estimons le plus, est rarement délicate. Elle abonde en mauvaises plaisanteries, en équivoques & en narrations scandaleuses. Il seroit tems de corriger ce mauvais ton ; c’est aux femmes qu’il appartient d’établir la réforme, en ne permettant plus ces propos qu’elles ont été obligées de souffrir, sous peine de passer pour bégueules.

Les passions honteuses & publiques portent avec elles leur contre-poison, & ne sont pas peut-être si difficiles à réprimer que celles dont le déréglement paroît excusable ; en sorte que je croirois qu’une fille publique est plus près de devenir honnête femme, que la femme galante.

Mais le scandale des filles publiques est poussé trop loin dans la capitale. Il ne faudrait pas que le mépris des mœurs fût si visible, si affiché : il faudroit respecter davantage la pudeur & l’honnêteté publique.

Comment un pere de famille, pauvre & honnête, se flattera-t-il de conserver sa fille innocente & intacte dans l’âge des passions, lorsque celle-ci verra à sa porte une prostituée mise élégamment, attaquer les hommes, faire parade du vice, briller au sein de la débauche, & jouir, sous la protection des loix même, de sa licence effrénée ? Le retour qu’elle fera sur elle-même, lui dira qu’il n’y a aucun prix solide attaché à l’exercice de la vertu, & elle se lassera de se combattre elle-même. La raison ne pourra pas lui faire appercevoir distinctement les avantages qui résultent de la sagesse ; elle ne verra que l’exemple le plus dangereux des séducteurs, sur-tout pour son sexe.

Aussi n’est-il guere possible que l’imagination la plus hardie ajoûte à la licence des mœurs actuelles : la corruption dans le dernier ordre des citoyens, ainsi que dans le premier, n’a presque plus de progrès à faire.

On compte à Paris trente mille filles publiques, c’est-à-dire, vulgivagues ; & dix mille environ, moins indécentes, qui sont entretenues, & qui d’année en année passent en différentes mains. On les appelloit autrefois femmes amoureuses, filles folles de leur corps. Les filles publiques ne sont point amoureuses ; & si elles sont folles de leur corps, ceux qui les fréquentent sont beaucoup plus insensés.

La police va chercher des espionnes dans ce corps infame. Ses agens mettent ces malheureuses à contribution, ajoutent leurs désordres aux désordres de la chose, exercent un empire sourdement tyrannique sur cette portion avilie, qui pense qu’il n’y a plus de loix pour elle. Ils se montrent enfin quelquefois plus horriblement corrompus que la plus vile prostituée ; car celle-ci acquiert le droit de les traiter avec mépris, tant ils remportent le prix de la bassesse ! Oui, il y a des êtres au-dessous de ces femmes de mauvaise vie ; & ces êtres sont certains hommes de police.

Une ordonnance de police fait défense aux marchands de louer à ces femmes, à prix d’argent, à la semaine ou à la journée, des robes, des pelisses, des mantelets & autres ajustemens ; ce qui prouve d’un côté l’extrême misere, & de l’autre l’usure effroyable que ces marchands ne rougissoient pas d’exercer sur ces créatures, qui n’ont ni meubles ni vêtemens, & qui sentent la nécessité de se parer, afin d’être payées à un plus haut prix ; car une pelisse se rend plus exigeante qu’un casaquin.

Toutes les semaines on en fait des enlevemens nocturnes avec une facilité qui, trop excessive, ne sauroit manquer de déplaire au spéculateur politique, malgré le mépris qu’inspire l’espece que l’on traite ainsi. Le spéculateur songera à la violation de l’asyle domestique dans les heures de la nuit, à la foiblesse du sexe, aux mauvais traitemens qu’il essuie, & aux inconvéniens qui peuvent en résulter, ces créatures étant quelquefois enceintes ; car le libertinage ne les dispense pas toujours d’être meres.

On les conduit dans la prison de la rue S. Martin, & le dernier vendredi du mois elles passent à la police ; c’est-à-dire, qu’elles reçoivent à genoux la sentence qui les condamne à être enfermées à la Salpétriere. Elles n’ont ni procureurs, ni avocats, ni défenseurs ; on les juge fort arbitrairement.

Le lendemain on les fait monter dans un long chariot, qui n’est pas couvert. Elles sont toutes debout & pressées. L’une pleure, l’autre gémit ; celle-ci se cache le visage ; les plus effrontées soutiennent les regards de la populace qui les apostrophe ; elles ripostent indécemment & bravent les huées qui s’élevent sur leur passage. Ce char scandaleux traverse une partie de la ville en plein jour ; les propos que cette marche occasionne sont encore une atteinte à l’honnêteté publique.

Les plus huppées & les matrones, avec un peu d’argent, obtiennent la permission d’aller dans un chariot couvert.

Arrivées à l’hôpital, on les visite, & on sépare celles qui sont infectées, pour les envoyer à Bicêtre, y trouver la cure ou la mort : nouveau tableau qui s’offre à ma plume, mais que je recule encore, frémissant de le tracer, & non guéri de l’impression horrible qu’il a laissée dans tous mes sens.

Ô toi qui, loin des villes, respires en paix l’air des monts, heureux habitant des Alpes ! tu ne vois autour de toi que des beautés innocentes, pures, intactes, comme la neige qui couronne les sommets resplendissans de ces montagnes qui ceintrent l’horizon ; dans ce séjour des vertus, aussi éloigné par tes mœurs, du siege brillant de la corruption, que tu en es loin par tes goûts simples & paisibles, apprends à connoître & à mieux goûter les chastes embrassemens d’une tendre épouse, & les caresses d’une sœur aimée. Tu sais combien la pureté de l’ame & la modestie vraie & touchante prêtent de charme & d’intérêt à la beauté, quelle distance infinie se trouve entre le sourire maniéré & le regard d’une Parisienne, & le front animé & pudique de ces vierges brillantes de fraîcheur & de santé, pour qui la débauche est encore un mot sans idées ! Ah ! trop heureux républicains, conservez tous, dans vos paisibles retraites, cette pureté de mœurs, gage de la félicité & des vertus domestiques ; pleurez sur le jeune imprudent, qui épris d’un vain faste, amoureux d’un luxe puérile, trompé par une liberté licencieuse, va se précipiter dans les grossieres voluptés de la capitale ; retenez-le, enchaînez-le ; & de peur que des mots honteux ne viennent frapper les chastes oreilles des jeunes beautés qu’il abandonne, & qui les feroient rougir sans qu’elles en comprissent toute l’étendue, dites-lui en langue non vulgaire : Siste, miser ! Ibi luxus & avaritia matrimonio discordi junguntur ; ibi ingenuitas morum corrumpitur & venditur auro ; ibi horribilis cacomonades Veneris templum & voluptatum sedes occupat ; ibi amoris sagitta mortiferæ & venenatæ ; ibi exercentur artes damnosæ seu saltem vanæ & prorsus inutiles ; ibi moventur lites & jurgia ; ibi justitia ipsa gladium pro miseris tenet ; ibi miseros agricolas excoriant & procurator & publicanus, nec missura cutem, nisi plena cruoris, hirundo ; ibi fastus & opes dominantur ; ibi virtus laudatur & alget, dum vitia coronantur. Unde proverbium frequens & solemne : omne malum ab urbe.

On peut évaluer à près de cinquante millions par an, l’argent qu’on prodigue aux filles publiques, en les comprenant toutes sous cette dénomination. L’article des aumônes ne va guere qu’à trois millions ; disproportion qui donne à réfléchir. Cet argent va aux marchandes de modes, aux bijoutiers, aux loueurs de carrosses, aux traiteurs, aux aubergistes, aux hôtels garnis, &c. Et ce qui inspire un profond effroi, c’est que si la prostitution venoit à cesser tout-à-coup, vingt mille filles périroient de misere, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien ni à sa nourriture. Aussi ce débordement est-il comme inséparable d’une ville populeuse ; & une infinité de métiers ne subsistent que par la circulation rapide des especes qu’entretient le libertinage. L’avare lui-même tire son or de son coffre, pour en acheter de jeunes attraits que le besoin lui soumet ; une passion plus forte a domté sa passion chérie. Il regrette son or, il pleure ; mais l’or a coulé.