Tableau de Paris/242

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CHAPITRE CCXLII.

Bal de l’Opéra.


Le bal de l’opéra entretient cette licence, la consacre par une sorte de convention générale. Il invite les caracteres les plus réservés à se livrer au goût universellement avoué. Il est réputé très-beau, quand on y est écrasé : plus il y a de cohue, & plus on se félicite le lendemain d’y avoir assisté.

Quand la presse est considérable, les femmes se jettent dans le flux & le reflux ; & leurs corps délicats supportent très-bien d’être comprimés en tout sens au milieu de la foule, qui tantôt est immobile, & tantôt flotte & roule.

Il faut avoir bien peu d’esprit, dit-on, pour n’en avoir pas sous le masque ; ce qu’on y entend est cependant beaucoup moins spirituel que ce qui se dit dans nos cercles. On n’y parle point des personnes ni des événemens ; & tous les propos deviennent vagues, futiles, excepté ceux de galanterie. Si le gouvernement permettoit pour un seul bal un franc parler absolu, cela seroit très-piquant.

Les filles entretenues, les duchesses, les bourgeoises sont cachées sous le même domino, & on les distingue : on distingue beaucoup moins les hommes ; ce qui prouve que les femmes ont en tout genre, des nuances plus fines & plus caractérisées.

Il régnoit autrefois dans les bals une grosse gaieté ; il n’y en a plus ; on s’observe sous le masque autant que dans la société.

J’ai vu à Paris un bal où cinquante **** avoient sous leurs dominos six coups à tirer. Il est vrai qu’on ne le sut que le lendemain ; mais il faut avouer que c’étoit un singulier bal que celui-là.

C’est au bal, vers le matin, que l’on peut dire qu’à Paris sur-tout on rencontre des laideurs aimables.

Je suis fâché qu’on y perde insensiblement cette tournure attentive & polie que l’on doit aux femmes dans toutes les circonstances, & sur-tout dans une assemblée publique.

Quand un carme, un cordelier, un bénédictin s’échappant du cloître, a pu assister une fois au bal de l’opéra sans être vu ni reconnu, il s’estime le plus heureux des hommes ; il ne sait pas que l’ordre lévitique y abonde, & que les petits collets qui courent tout le jour en habit violet, sont blasés sur ce divertissement.

La seule chose que l’on exécute à Paris gravement, & comme s’il s’agissoit de l’affaire la plus importante, c’est un quadrille. J’ai été stupéfait de la dignité qu’on y mettoit.

On sait que l’on envoie une poupée pour servir de modele chez l’étranger ; mais sait-on que dans une lettre on envoie le plan d’un ballet, d’une contre-danse variée par mille figures, ou d’un quadrille nouveau, pour le Élire exécuter avec justesse & précision à cinq cents lieues de distance ?

Le bal de l’opéra a donné lieu à un événement qui tiendra sa place dans l’histoire, en ce qu’il aura servi à prouver que, malgré les changemens des siecles, les anciens usages reviennent rapidement sur leurs pas, lorsque quelques circonstances frappantes rappellent le génie national.

On donne six livres par tête, pour entendre une symphonie bruyante & monotone. Quand on n’a rien à demander aux femmes, on s’y ennuie ; mais en y va pour dire le lendemain, j’ai été hier au bal, & j’ai manqué d’y étouffer.

On y danse quelquefois ; mais celui qui a vu les danses vives & animées des jeunes beautés du pays célebre par les soupirs de Julie, les pas gais & légers des vives Alsaciennes, les sauts des Provençales, l’expression de la joie sincere & ingénue parmi les Bretonnes, ne pourra plus souffrir les graces froides & l’afféterie de nos danses de bal, Soit paré, soit masqué.