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Tableau de Paris/248

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CHAPITRE CCXLVIII.

Galanterie.


Elle remplace l’amour qui régnoit encore à Paris, il n’y a pas plus d’un siecle. Du tems de Louis XIV, on mettoit dans ses goûts de la décence & de la délicatesse.

Les fortes passions sont rares aujourd’hui ; mais aussi n’ont-elles pas ce caractere farouche qui faisoit succéder la vengeance à la tendresse, & les crimes aux plaisirs les plus doux. On ne se bat plus pour les femmes ; leur conduite a rendu ces combats ridicules.

Ce que l’imagination ou exaltée ou trompée avoit ajouté de trop à l’amour, on l’a émondé ; & à considérer le changement d’un œil philosophique, l’amour que nous avons adopté convient à la foiblesse de notre caractere & au peu de besoin que nous avons de sentir notre ame s’élever & prendre un certain essor. Nous nous passons de force & de grandeur dans tout le reste : pourquoi en mettrions-nous dans l’amour ?

On ne voit plus un amant délaissé, chercher dans le poison un remede à ses maux ; il y en a de plus doux ; & l’inconstance (que je ne prétends pas justifier) vaut cependant mieux que les mouvemens frénétiques, qui tenoient encore plus à l’orgueil personnel qu’à la vraie tendresse.

Il seroit dangereux, dit-on, que l’amour dévorât toutes nos autres passions. La patrie & la société y perdroient. Ne voir, n’adorer qu’un seul objet, lui tout sacrifier, c’est perdre la liberté, c’est livrer à une sorte de délire & d’extravagance toutes les facultés de notre ame. Voilà la logique reçue.

L’estime vraie & sentie, ajoute-t-on, quand elle est perpétuée, suppose bien plus de vertus dans l’objet aimé : & une femme qui sent avec délicatesse, est bien plus jalouse d’inspirer un tel sentiment, que d’attirer les hommages uniquement attribués à ses charmes, parce que ces hommages s’évaporent & ne sont pas dus à son ame. C’est ainsi que l’on prétend justifier nos mœurs : mais la patrie, dont on parle, y a tout perdu.

L’amour proprement dit n’est donc plus à Paris, si nous osons l’avouer, qu’un libertinage mitigé, qui ne soumet que nos sens, sans tyranniser la raison ni le devoir : aussi éloigné de la débauche que de la tendresse, décent dans ses vivacités quand il peut l’être, & délicat dans son inconstance, il n’exige point de sacrifice qui nous coûteroit trop cher. Loin de nous armer les uns contre les autres, il ne s’approprie point les momens qui sont consacrés au devoir ; il respecte les nœuds de l’amitié, quelquefois même il les resserre : enfin, il fait passer l’honneur avant tout, & proscrit également toute foiblesse & toute lâcheté.

Le législateur pourroit effacer aujourd’hui de son code les Ioix contre la violence. Nos sociétés n’ont plus de Tarquins à redouter. Le séducteur ne l’est que pour celle qui veut bien être séduite, & la véritable vertu peut se conserver intacte au milieu de tant d’exemples contraires. Mais fera-t-on honneur à mon siecle, de l’absence d’un tel vice ? Je ne le crois pas, parce qu’il suppose l’anéantissement de plusieurs vertus. Le viol prouvoit, ainsi que le sacrilege, que les femmes & les autels étaient religieusement adorés.

L’amour ne sera donc point appellé parmi nous le bourreau des cœurs. Toujours content, toujours folâtre, il s’envole avant l’ennui : il attaque avec tant de légéreté, que ses atteintes ne blessent que les cœurs qui consentent à être blessés.

Je dis qu’en ôtant à cette passion ce qu’elle avoit de féroce & de redoutable, on a diminué quelques crimes & beaucoup de grands talens. À en juger par l’histoire, les forfaits sanglans étoient comme inséparables des affections profondes, jalouses & vindicatives, qui tyrannisoient nos aïeux : ainsi tout est compensé.

Les grandes passions, disent les apologistes du siecle, sont assez incompatibles avec le bonheur : il n’appartient qu’à elles, il est vrai ; mais le bonheur est si rare, qu’il vaut mieux prendre en légere monnoie la somme des plaisirs. N’ayant plus de grandes choses à faire, nous n’avons plus besoin de passions fortes.