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Tableau de Paris/254

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CHAPITRE CCLIV.

De l’idole de Paris, le Joli[1].


Jentreprends de prouver que le joli, dans tous les genres, est la perfection du beau & même du sublime ; que l’avantage d’être aimable l’emporte sur tous les autres ; & que le peuple qui peut se dire la plus jolie nation, doit passer sans contredit pour le premier peuple de la terre. J’écris pour les hommes-femmes de Paris.

On a eu jusqu’ici une fausse opinion de ce qui méritoit l’hommage universel des hommes. La nature a besoin d’être corrigée & embellie par l’art. Si on la mutile, c’est, comme on sait, pour la rendre plus gracieuse. L’agrément est le dernier trait que l’on puisse donner aux belles choses. Finit-on un édifice, un tableau, un instrument ? on lui prête des ornemens qui seuls le font valoir. Il en est de même des mœurs, on ne commence à jouir que lorsqu’on commence à raffiner.

Lorsqu’une nation est encore barbare, elle peut facilement rencontrer le sublime. C’est ainsi que l’œil avide de l’Arabe découvre l’ombre d’un arbuste au milieu des déserts brûlans où il s’égare. On fait alors de grandes choses ; mais c’est sans le savoir : on n’agit que par instinct. Qu’est-ce en effet que le sublime, sinon une exagération perpétuelle, un colosse que l’ignorance construit & admire ? Le génie, dans ses bonds impétueux, extravague en nous étonnant. Les peuples même les plus sauvages ont créé sans effort ce sublime tant admiré : la rudesse des passions suffit pour l’enfanter.

C’est une nature brute, qui n’a pas besoin de culture. Alors on peint les tableaux communs du lever & du coucher du soleil ; on s’extasie à la vue d’un ciel étoilé ; on se promene à pas lents sur le bord de la mer, & l’on admire ces flots mugissans, qui battent majestueusement ses rives.

On idolâtre le fantôme de la liberté, & l’on a la sottise de combattre & de mourir pour elle. On rejette un riant esclavage qui n’en mérite pas le nom, & qui doit vous créer une foule de plaisirs enchanteurs : état délicieux, où des chaînes d’or & de soie ne vous captivent que pour vous faire parcourir un cercle d’amusemens variés, où l’on vous ôte une force dangereuse, pour vous laisser une foiblesse fortunée. On refuse dans ces tems grossiers d’élever des rois sur sa tête, & l’on se prive stupidement de l’aspect d’une cour brillante, qui réunit, & les galanteries les plus ingénieuses, & les chefs-d’œuvres heureux des arts & du goût. On vit sans peintres, sans statuaires, sans musiciens, sans coëffeurs, sans cuisiniers, sans confiseurs. Il regne dans les mœurs un courage gigantesque, une vertu sévere & pédante : tout est grand & ennuyeux. Les maisons sont vastes comme des cloîtres ; tous les divertissemens publics & particuliers portent avec eux l’empreinte d’un caractere mâle. Les femmes sont séquestrées de la société, & n’allument le feu de l’amour que dans le cœur de leurs époux. Elles ne se disputent point les hommes ; elles se bornent à donner des citoyens, à les élever, à gouverner un ménage. L’autorité paternelle, l’autorité maritale, noms si judicieusement devenus ridicules parmi nous, jouissent de tous leurs tristes droits. Les mariages sont féconds ; une maniere de vivre uniforme & sérieuse est le caractere dominant de ce peuple, qui ne differe guere des ours.

Mais, dès qu’un rayon vient l’éclairer, dès qu’il sort de cette gravité imposante & taciturne, il commence d’abord à entrevoir le beau ; il taille, il façonne, il se crée des regles : le goût & la délicatesse viennent & enfantent le joli, mille fois plus séduisant. On ne voit plus sur les tables le dos énorme d’un bœuf, d’un sanglier, ou d’un cerf. On ne voit plus des héros grossiers dévorer des moutons, des princesses filer ou faire la lessive. On s’honore d’une noble oisiveté ; & des mets délicats, remplis de sucs quintessenciés, se succedent pour réveiller un appétit sans cesse éteint & renouvellé.

Les guerriers (si toutefois ils mangent) effleurent l’aile d’un faisan ou celle d’une perdrix ; quelques-uns d’entr’eux ne vivent même que de chocolat ou de sucreriees. On ne vuide plus des outres, on goûte des liqueurs fines, poison délectable & chéri. Les hommes au poignet de fer, à l’estomac d’autruche, aux muscles nerveux, ne se montrent qu’à la foire.

C’est l’heureux siecle où l’on répand plus d’aisance dans le commerce de la vie, où l’on brillante tous les objets, où l’on imagine chaque jour de nouveaux divertissemens pour chasser l’immortel ennui.

On voit naître enfin la bonne compagnie, terme parfait de la succession graduelle des choses ; & la coëffure devient l’affaire importante & capitale.

L’amour n’est plus aussi cette flamme consumante qui faisoit pleurer les Achilles, qui poussoit les Paladins à travers les monts & les forêts ; c’est une affaire de vanité : & telle femme s’imagine l’emporter en mérite sur les autres femmes à proportion de ses amans. Elles ont le cœur assez bon pour se croire obligées de faire beaucoup d’heureux. Tout change ; mais c’est pour le mieux. Fils ! vous ne dépendrez plus servilement d’un pere qui pensoit bonnement que la nature lui avoit donné quelqu’empire sur vous. Femmes ! vous vous moquerez de votre époux ; plus de liens gênans ; chaque individu est libre, & n’est soumis qu’au joug politique…

Ô comme tout devient facile & naturel ! Ce qui enflammoit l’imagination de nos aïeux mélancoliques, est à peine un sujet de plaisanterie. Ces idées sublimes, qui avoient égaré des têtes ardentes, qui leur avoient inspiré ce fanatisme opiniâtre qui tient à de fortes pensées, & qui fait peut-être les grands hommes, ne paroissent plus que sur un stérile papier, où elles sont jugées, non sur leur degré d’élévation & de force, mais sur l’expression qui les habille & les décore. M. de la Harpe vous dira que Milton, Dante, Shakespear, &c. sont des écrivains monstrueux. Il est vrai que M. l’académicien est éloigné de cette monstruosité.

Ce beau même qui, comme une statue inanimée & polie, n’avoit parlé qu’à l’ame, ne semble plus qu’une image intellectuelle, faite pour les rêveries des philosophes. Mais le joli est venu à son tour ; le joli a touché tous les sens ; le joli est toujours charmant, jusques dans ses caprices. Il prête en effet des attraits à la volupté ; il est l’orateur des cercles ; il attache la curiosité ; il orne les talens de tous leurs avantages : toujours léger & différent de lui-même, il voit dans toutes ses attitudes le goût présider à sa structure délicate.

Il falloit toute l’étendue de nos lumieres pour donner une forme à cet enchanteur, qui revêt des couleurs les plus riantes les objets de la nature, qu’il imite, ou plutôt qu’il surpasse.

Qu’est-ce que la beauté ? Un rapport, une juste proportion, une harmonie très-souvent froide & dénuée de graces. Le joli n’a pas besoin d’être examiné ; il inspire l’ivresse dès qu’il est apperçu : un soupir involontaire rend hommage à sa perfection. Voyez ces petits chefs-d’œuvres gracieux, ces miniatures exquises, ces merveilles fragiles ; elles en sont plus précieuses, l’œil s’y fixe avec complaisance, l’œil admire, & l’imagination, tout active qu’elle est, se trouve satisfaite, & ne conçoit rien au-delà.

Transportons en idée dans nos villes un de ces hommes qui peuploient jadis les forêts de la Germanie, & qui reparoissent encore sur notre globe sous les noms de Tartares, de Hongrois, &c. Vous appercevrez une haute stature, une large & forte poitrine, un menton qui nourrit une barbe rude & épaisse, des bras charnus, une jambe fortement tendue, qui à chaque pas fait jouer un faisceau de muscles élastiques & souples. Cet homme est aussi agile que robuste. Il supporte la faim, la soif ; il couche sur la terre ; si brave l’ennemi, les saisons & la mort. Plaçons à ses côtés cet élégant que les graces ont semblé caresser en le formant ; il exhale au loin une odeur d’ambre ; son sourire est doux, & ses yeux sont vifs. À peine son menton porte l’empreinte de la virilité ; la jambe est fine & légere ; ses mains semblent créées, non pour les travaux de Mars, mais pour parler les trésors de l’amour. La saillie étincele en sortant de sa bouche de rose ; il voltige comme l’abeille, & ne paroît formé que pour reposer comme elle dans le calice des fleurs ; il gronde le zéphyr, pour peu qu’il dérange l’édifice de sa chevelure. Impatient, à peine s’arrête-t-il sur une idée ; son imagination est aussi prompte, aussi changeante que son être est sémillant.

Eh bien ! prononcez, gentils François, lequel des deux mérite la préférence ? Avouez que le premier vous fera peur, autant que l’autre vous causera de plaisir à voir ou à entendre.

Passons aux arts. On s’est donné, je crois, le mot pour admirer ces productions dramatiques, où les personnages sont agités de mouvemens convulsifs, où les passions sont peintes sous leurs vraies couleurs : cela peut être fort bon pour tempérer l’ennui majestueux qui regne dans nos grandes salles de spectacle. Mais, lorsqu’à table on veut appeller la gaieté, encore plus nécessaire au bien-être que les vins les plus délicieux, récitera-t-on alors, comme faisoient les anciens, les morceaux tragiques de cet épouvantable Shakespear, ou de ce triste Sophocle ? Ô que le tems est bien mieux employé ! Le rimeur plaisant, le chansonnier aimable l’emportent même sur les maîtres du Parnasse. Un couplet de chanson, un vaudeville, un madrigal, un petit conte, tiennent tous les esprits attentifs ; bons ou mauvais, on rit toujours, parce que le joli est le pere de la joie, & qu’il mérite la couronne, lorsque l’homme, rendu à lui-même, & dépouillé de sa robe, ose avouer ses goûts, ses caprices, & paroître ce qu’il est.

Légers Anacréons de nos jours, qui valez ou qui croyez valoir le vieux chantre de Bathylle, accourez, aimables frivolistes, & faites disparoître le sublime Homere, le divin Platon & tous ceux qui leur ressemblent !

Oui, le joli est le dieu aimable, unique, qui met en mouvement les facultés intérieures & leur donne un ressort, une vivacité qu’elles ne reçoivent pas toujours de la vue des plus beaux objets. Le grand, le sublime ne sont point rares ; ils abondent dans la nature ; nos yeux en sont fatigués. Le sublime est au sein de cette immense forêt, dans ce désert sans bornes, dans les augustes ténebres de ce temple solitaire. Il se déploie sur la voûte radieuse du firmament ; il vole sur les ailes des tempêtes ; il s’éleve avec ce volcan dont la flamme rouge & sombre embrase la nue ; il accompagne la majesté de ces vastes débordemens ; il regne sur cet Océan qui joint les deux mondes ; il descend dans ces cavernes profondes où la terre montre ses entrailles ouvertes & déchirées. Mais le joli, le joli, qu’il est rare ! Il se cache avec un soin égal à la gentillesse ; il faut le découvrir ; c’est-à-dire, savoir le reconnoître. Où se trouvent les yeux fins & exercés, qui sont dans la confidence de ses graces ? C’est une fleur passagere, qu’un rayon va brûler, qu’un souffle va détruire ; c’est à la main de l’homme à la cueillir, sans flétrir son doux velouté ; c’est à elle seule qu’il appartient de composer le bouquet fait pour le sein de la beauté.

C’est peu : l’homme unit son industrie à l’ouvrage de la nature, & soudain le goût de l’un surpasse l’orgueilleuse création de l’autre. C’est alors qu’on voit naître ces parterres dessinés, ces bocages fournis à l’ingénieux ciseau, ces élégantes broderies, ces petits plats, ces estampes, ces ariettes & ces vers étincelans qui moussent comme les perles liquides du Champagne.

Heureuse nation, qui avez de jolis appartemens, de jolis meubles, de jolis bijoux, de jolies femmes, de jolies productions littéraires, qui prisez avec fureur ces charmantes bagatelles, puissiez-vous prospérer long-tems dans vos jolies idées, perfectionner encore ce joli persifflage qui vous concilie l’amour de l’Europe, & toujours merveilleusement coëffés, ne jamais vous réveiller du joli rêve qui berce mollement votre légere existence !

  1. Ce chapitre ironique a déjà été imprimé ; mais c’est ici sa véritable place.