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Tableau de Paris/255

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CHAPITRE CCLV.

Les Convois.


Rembrunissons nos pinceaux, il en est tems. Tout change, tout passe avec une effrayante rapidité, le son des cloches funebres me l’annonce. Cette population ira bientôt se fondre dans les cercueils ; ils sont tout ouverts, ils attendent leur proie. Le magasin est plein : on sait que le nombre des victimes ne diminuera jamais. On a l’expérience journaliere que la mort frappe des coups prompts & inattendus ; mais il n’y a point de ville où le spectacle du trépas fasse moins d’impression. On est accoutumé aux enterremens ; & qui veut être pleuré après sa mort, ne doit pas mourir à Paris ; l’on y regarde passer un convoi avec une extrême indifférence.

Les prêtres & les fossoyeurs comptent sur des trépas périodiques ; ils connoissent les mois de l’année où la grosse sonnerie retentira plus fréquemment dans les airs, & savent quand les cierges du poids de deux livres sortiront de la boutique de l’épicier. Les jurés crieurs reviennent exprès de la campagne, & développent d’avance la lugubre tenture. Les fosses sont creusées & béantes.

Le layetier, fabricateur de notre dernier vêtement (robe d’été, robe d’hiver, a dit la Fontaine), a reçu ordre de l’église, d’apporter un plus grand nombre de bierres. Le curé & les fabriques calculent, chacun de son côté, l’argent que produira la mortalité.

Dans les sociétés, rien de si vrai à la lettre que ce petit dialogue d’une fable ancienne, inséré depuis dans la comédie du Cercle. Monsieur un tel est mort. — Je coupe en cœur. — Cela est fâcheux assurément. — Vous jouez en trefle, madame. — C’étoit un honnête homme ; de quoi est-il mort ? — Carreau. — Il s’est avisé de mourir subitement… Et la partie continue sans que la moindre altération se manifeste sur les visages : on a froncé les sourcils par air ; mais le cœur est demeuré froid. La même indifférence attend ces ames indifférentes.

On devroit louer, comme les anciens, des pleureurs aux enterremens, puisque nous ne versons plus une seule larme à la mort de nos parens & de nos amis. Un homme apprend que sa femme vient de se noyer ; il frappe du pied & dit : cela est bien désagréable !

Dans l’espace de cent années, il faut que deux millions cinq cents mille individus déposent leurs ossemens & leurs chairs alkalisées sur un point de six mille toises de circonférence ; & dans cet espace, trente cimetieres suffisent pour recevoir ce grand nombre de cadavres. Chaque paroisse réclame ses morts avec un soin jaloux, & il faut des dispenses pour aller pourrir un peu plus loin.

Certes il n’y a point de champ de bataille où la mort fasse entendre d’une voix plus terrible & plus éclatante ces mots de la guerre : soldats, serrez les rangs. Les rangs sont éclaircis à chaque instant par des coups aussi rapides & aussi invisibles que ceux du boulet ; mais la fréquence des trépas répand une sorte d’insensibilité qui des esprits passe sur les fronts.

Un convoi n’est pas une cérémonie triste ; les riches ont un grand luminaire, toute l’argenterie de l’église, une tenture qui ceint les colonnes du temple, un poële richement brodé, un de profundis en faux bourdon : quatre-vingt prêtres en surplis blancs portent des cierges allumés, tandis que toutes les cloches en branle retentissent au loin dans les airs ; on chante posément les vêpres ; un maître des cérémonies guide & place l’assemblée ; un beau goupillon passe dans toutes les mains ; on se range sur une même ligne, on salue & l’on est salué avec presque autant de grace que dans un sallon.

Pour le pauvre, on le congédie avec quelques versets des laudes ou des matines, à la pâle lueur de quatre cierges entamés, qui portent sur des chandeliers de cuivre ; on galoppe l’indispensable de profundis, & ceux qui portent le cercueil & la croix de bois, courent d’un pas impatient & précipité le jeter dans la fosse. Un petit goupillon, dont les barbes sont rares & usées, trempe dans un sale bénitier où l’on a versé l’eau bénite d’une main encore avare ; le plus souvent il est à sec, & la main du fils ou de l’ami, s’il lui en reste un, ne peut arroser que de ses pleurs l’endroit où sont déposées des cendres chéries. Le prêtre est déjà loin quand le fils ôte de ses yeux le mouchoir humide ; il se trouve seul sur la tombe de son pere ; & jusqu’au bedeau boiteux, tout a déserté le cimetiere en murmurant contre la pauvreté du défunt & de celui qui l’enterre.

Les billets d’enterremens ressemblent à des invitations : vous êtes prié d’assister, &c. On trouve au bas : de la part de mad. sa veuve ; de la part de M. son gendre. On devroit y marquer l’âge du décédé ; mais il n’y a rien de si incivil à Paris, que de s’informer de l’âge des morts & de celui des vivans.

On paie toujours d’avance à l’église le convoi, le service & l’enterrement. On vous présente un tarif tout imprimé : vous choisissez combien vous voulez de prêtres, de cierges, de flambeaux, de chandeliers. Voulez-vous la petite ou la grande sonnerie ? vous paierez tant ; trois volées pour la petite, neuf pour la grande ; vous en aurez :

Monsieur le mort, laissez-nous faire ;
Il ne s’agit que du salaire.

Tout cela se calcule : tant pour la présence de M. le curé, &c.

Celui de S. Eustache est beaucoup plus cher que celui de S. Pierre-aux-Bœufs, attendu qu’il est plus gros seigneur. Il n’enterre que les personnes de distinction : cinquante francs pour l’ouverture d’une fosse ; tant pour les chantres qui glapiront quand on descendra le corps ; tant pour la garniture & le parement du maître-autel ; tant pour le petit chœur ou le grand chœur ; tant pour le confesseur ou son simulacre ; tant pour les gants blancs.

On ne viendra chercher le défunt que lorsque vous aurez délivré votre argent : il ne vous seroit pas permis d’acheter une bierre chez un layetier ; l’église en tient magasin & doit seule vous la vendre ; c’est un accaparement, elle gagne sur votre bierre près de la moitié du prix intrinseque.

À peine un homme a-t-il rendu le dernier soupir, qu’on l’arrache encore chaud de son lit, on ne cherche plus qu’à se débarrasser de son corps. La loi terrible & fatale des vingt-quatre heures regne impérieusement dans cette derniere catastrophe de la vie humaine, comme dans les fictions théatrales qu’adore la nation. Elle ne se départira jamais de ces deux mauvaises & cruelles regles.

On fuit ; on abandonne le corps à un veillard. Ce veillard est un prêtre indigent & subalterne, qui garde un mort la nuit, & à qui l’on donne vingt sols & une bouteille de vin. Il lit quelquefois à côté du cadavre, au lieu de l’office des morts, Tibulle ou la Pucelle : familiarisé avec le trépas, il veille indifféremment sous son étole la beauté qui n’est plus & le vieillard qui a terminé sa carriere ; le cierge funéraire ne l’attriste pas : tandis que le bénitier est au pied du lit, il tire sa bouteille cachée sous un coin du linceul, & il abrege en la vuidant, les longues heures de la nuit.

Avant les vingt-quatre heures le corps sera dépouillé, enveloppé d’un drap, cloué dans la bierre, & porté dans le trou.

Le lendemain on ne distinguera plus son cercueil ; quatre ou cinq nouveaux peseront sur le sien : c’est ce qu’on peut voir, puisqu’ils sont le plus souvent à découvert ; & l’œil, s’il en a le courage, a la permission de les compter. Le fossoyeur ne jetera de la terre dessus que quand cette pyramide de tombeaux aura la proportion requise ; ils ne seront en terre proprement dit, que quand il y en aura un nombre suffisant, & que le gouffre avide sera entiérement rempli.

On s’est élevé contre cette précipitation inhumaine ; mais les avertissemens, ceux même des naturalistes, ne font rien sur les usages enracinés : plus ils sont mauvais, plus ils sont tenaces.