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Tableau de Paris/256

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CHAPITRE CCLVI.

D’un Pauvre.


Mais peut-être n’y a-t-il pas aussi de ville où les mourans soient plus disposés à quitter la vie. Les deux extrêmes de la société policée ne sont pas heureux, l’un par l’ennui, & l’autre par la misere. L’un a fatigué ses sens, & ne retrouve plus le ressort nécessaire pour ses jouissances. L’autre achete trop cher la courte & pénible satisfaction de ses besoins. Il est las de la vie dont le premier est dégoûté. À ce sujet, je veux vous donner la narration suivante.

Dans le fauxbourg Saint-Marcel, lieu où par excellence dominent la misere, le mauvais air, conséquemment le mauvais pain, l’huile empoisonnée, une fievre pourpreuse, brochant sur le tout, moissonnoit les pauvres par centaines. Ils n’avoient pas le tems de se faire traîner à l’Hôtel-Dieu. Les confesseurs ne sortoient pas d’une maison, & l’extrême-onction descendoit du grenier au septieme étage[1].

Les bras tomboient aux fossoyeurs. Le cercueil bannal, depuis quinze jours, rouloit de porte en porte, & ne s’étoit pas trouvé vuide un seul instant. On avoit demandé un renfort pour exhorter les mourans ; car la communauté des prêtres de la paroisse ne pouvoit plus y suffire. Vint un capucin vénérable : il entre dans une espece d’écurie basse, où souffroit une victime de la contagion. Il y voit un vieillard moribond, étendu sur des haillons dégoûtans. Il étoit seul : une botte de paille lui servoit de couverture & d’oreiller ; pas un meuble, pas une chaise ; il avoit tout vendu, dans les premiers jours de sa maladie, pour quelques gouttes de bouillon. Aux murs noirs & dépouillés pendoient seulement une hache & deux scies : c’étoit là toute sa fortune, avec ses bras, quand il pouvoit les mouvoir ; mais alors il n’avoit pas la force de les soulever. Prenez courage, mon ami, lui dit le confesseur ; c’est une grande grace que Dieu vous fait aujourd’hui ; vous allez incessamment sortir de ce monde, où vous n’avez eu que des peines… Que des peines ? reprit le moribond d’une voix éteinte. Vous vous trompez ; j’ai vécu assez content, & ne me suis jamais plaint de mon sort. Je n’ai connu ni la haine ni l’envie : mon sommeil étoit tranquille ; je me fatiguois le jour, mais je reposois la nuit. Les outils que vous voyez, me procuroient un pain que je mangeois avec délices, & je n’ai jamais été jaloux des tables que j’ai pu entrevoir. J’ai vu le riche plus sujet aux maladies qu’un autre. J’étois pauvre, mais je me suis assez bien porté jusqu’à ce jour. Si je reprends la santé, ce que je ne crois pas, j’irai au chantier, & je continuerai à bénir la main de Dieu qui jusqu’à présent a pris soin de moi. Le consolateur étonné ne savoit trop comment s’y prendre avec un tel malade. Il ne pouvoit concilier le grabat avec le langage du mourant. Il se remit néanmoins, & lui dit : mon fils, quoique cette vie ne vous ait pas été fâcheuse, vous ne devez pas moins vous résoudre à la quitter ; car il faut se soumettre à la volonté de Dieu… Sans doute, reprit le moribond d’un ton de voix ferme & d’un œil assuré, tout le monde doit y passer à son tour. J’ai su vivre, je saurai mourir : je rends graces à Dieu de m’avoir donné la vie, & de me faire passer par la mort, pour arriver à lui. Je sens le moment… le voici… Adieu, mon pere.

Voilà le sage, je crois ; & cet homme, pendant qu’il vivoit, fut peut-être méprisé du riche qui ne sait point faire usage de la vie, & qui se désole en lâche lorsqu’il s’agit de mourir.

  1. Parce que le grenier en formoit le huitieme. J’ai fait cette note pour les étrangers, qui n’auroient pas conçu comment on pouvoit descendre au septieme étage.