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Tableau de Paris/262

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CHAPITRE CCLXII.

Mont de Piété.


On vient enfin d’établir un mont de piété, qu’ailleurs on nomme lombard ; & l’administration, par ce sage établissement si long-tems desiré, a porté un coup mortel à la barbare & âpre furie des voraces usuriers, toujours acharnés à dépouiller les nécessiteux. Les agioteurs masqués, qui cachoient leurs opérations vexatoires, se sont vu forcés dans leurs invisibles retranchemens. Il faut qu’ils renoncent à un commerce illégitime, dont la trop puissante amorce étouffoit toute spéculation généreuse, toute entreprise magnanime ; car on ne savoit plus que tourmenter l’argent, pour achever la ruine de celui qui en étoit affamé.

Rien ne prouve mieux le besoin que la capitale avoit de ce lombard, que l’affluence intarissable des demandeurs. On raconte des choses si singulieres, si incroyables, que je n’ose les exposer ici avant d’avoir pris des informations plus particulieres, qui m’autorisent à les garantir. On parle de quarante tonnes remplies de montres d’or, pour exprimer sans doute la quantité prodigieuse qu’on y en a porté. Ce que je sais, c’est que j’ai vu sur les lieux soixante à quatre-vingts personnes qui, attendant leur tour, venoient faire chacune un emprunt qui n’excédoit pas six livres. L’un portoit ses chemises ; celui-ci un meuble ; celui-là un débris d’armoire ; l’autre ses boucles de souliers, un vieux tableau, un mauvais habit, &c. On dit que cette foule se renouvelle presque tous les jours, & cela donne une idée non équivoque de la disette extrême où sont plongés le plus grand nombre des habitans.

Que donneroit-on à un auteur pauvre & ayant du génie, qui porteroit un manuscrit, par exemple, l’Esprit des loix, ou l’Histoire du commerce des deux Indes, ou l’Émile, non imprimés ? Qu’en diroit l’huissier-priseur ? à quel taux mettroit-il l’ouvrage ?

L’opulence emprunte de même que la pauvreté. Telle femme sort d’un équipage, enveloppée dans sa capote, & y dépose pour vingt-cinq mille francs de diamans, pour jouer le soir. Telle autre détache son jupon, & y demande de quoi avoir du pain.

Le mont de piété a fait tomber les diamans, parce que c’est la premiere chose qu’on y a mise en gage, & insensiblement on a vu les personnes les plus riches ne plus figurer avec ce brillant superflu. Il y a eu ensuite dans cette privation des motifs très-respectables, & qui nous sont connus. Plus d’un service important a été rendu sur ces objets d’un luxe dont il est facile de se passer. Les femmes ont donné cet exemple : le sentiment d’avoir fait une bonne action peut dédommager amplement leur ame sensible de cette frêle & petite jouissance. On assure que le tiers des effets ne sont pas retirés : nouvelle preuve de l’étrange disette de l’espece monnoyée. Les ventes qui se font offrent beaucoup d’objets de luxe à un bas prix ; ce qui peut faire un peu de tort aux petits marchands : mais d’ailleurs il n’est pas mauvais que ces objets-là, qui avoient une valeur démesurée, perdent aujourd’hui de leur taux insensé.

Il s’est déjà glissé, dit-on, des abus dans cette administration : on rudoie un peu trop le pauvre peuple, on prise les objets offerts par l’indigent à un trop vil prix ; ce qui rend le secours presqu’inutile. Il faudrait que le sentiment de la charité dominât entierement, & l’emportât sur de futiles & vaines considérations. Il ne seroit pas difficile de faire de cet établissement le temple de la miséricorde, généreuse, active & compatissante. Le bien est commencé ; pourquoi ne s’acheveroit-il pas de maniere à satisfaire sur-tout les plus infortunés ?