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Tableau de Paris/264

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CHAPITRE CCLXIV.

Le Regrat.


Le regrat est encore ce qui tue la partie indigente des habitans de la capitale. Cette malheureuse portion achete les denrées beaucoup plus cher, & n’a que le rebut des autres citoyens. N’ayant pas le moyen de faire quelques modiques avances pour ses provisions annuelles, elle paie le double de ce que valent les choses. Tout augmente d’un tiers au moins pour cette classe infortunée qui est obligée d’avoir recours à de petits marchands qui revendent en détail ce qu’ils ont déjà acheté en détail.

Ainsi le cordonnier, le maçon, le tailleur, le porte-faix, le journalier, &c. paient le vin, le bois, le beurre, le charbon, les œufs, &c. à un bien plus haut prix que le duc d’Orléans & le prince de Condé. Ce n’est point là assurément le chef-d’œuvre de la société. On ne songe point à diminuer ces abus qui empêchent le peuple d’être nourri. L’homme qui a trois millions de revenu, a les comestibles à bien meilleur marché. Le vin qu’il boit est excellent, & ne lui coûte pas plus cher que le vin que l’homme du peuple est obligé d’acheter au cabaret. Car il faut apprendre à l’étranger qu’à chaque repas l’homme du peuple achete sa chétive ration de vin, n’ayant le plus souvent ni cave, ni carafon, ni argent pour en avoir une petite provision. Au plus pauvre la besace. Plus on est indigent, plus l’indigence vous mine & vous ronge.

Le sel, par exemple, que l’on vend par regrat au peuple treize sols la livre[1], est non-seulement falsifié dans son origine, mais de plus rempli de mille ordures qui en composent près de la moitié. La ferme oblige, pour ainsi dire, ces regratiers, à empoisonner les malheureux consommateurs, en leur vendant à eux-mêmes ce sel treize sols : ils n’ont d’autre expédient que de le gâter pour y trouver leur compte ; ils y versent de l’eau, ils y mêlent du sable & des ordures. Un abus aussi intolérable est public.

La ferme est donc coupable d’empoisonnement ; car ce sel analysé offre des matieres étrangeres, & cette falsification dangereuse est l’œuvre de la cupidité financiere. Comment l’ame ne se souleveroit-elle pas d’horreur contre ces impitoyables ennemis des citoyens, qu’on rencontre à chaque pas, pervertissant tout, gâtant tout, & voulant encore se dérober à la flétrissure qu’ils méritent ?

Le vin que l’on vend dans les cabarets en détail, est de même falsifié ; & l’on n’a pas encore vu pendre un marchand de vin pour avoir tué de cette maniere ses compatriotes. On met aux galeres le contrebandier qui ne corrompt pas les denrées qu’il vend.

Il n’est malheureusement que trop aisé de falsifier des boissons telles que le vin, le cidre, l’eau-de-vie. Le marchand enfermé dans son cellier, compose secrétement ces mixtions, y coule la litharge, ou par avarice ou par ignorance. Ces procédés frauduleux & toujours criminels ne sont pas assez rigoureusement réprimés par la police, qui s’endort ou s’oublie sur un article aussi important.

Enfin, les farines gâtées ont été distribuées quelquefois de force aux boulangers des fauxbourgs, parce que l’administration qui avoit fait magasin de farines quand elles furent endommagées par plusieurs accidens, ne voulut pas perdre ses avances, & força le peuple à manger ce bled pourri[2].

Le commerce des bleds est donc bien dangereux dans la main des hommes puissans : ils en font payer aux autres les erreurs ou les revers. Si je deviens marchand, qui fera le métier de roi ? disoit un souverain à qui l’on proposoit un accaparement.

  1. Treize sols une livre de sel ! tandis que la nature le donne à notre royaume presque pour rien.
  2. Ceci s’est passé sous le regne précédent.