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Tableau de Paris/266

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CHAPITRE CCLXVI.

Mendians.


Et comment voulez-vous, à la suite de tant d’abus trop accrédités, que cette ville, qu’on appelle superbe, ne pullule pas de mendians ? L’œil de l’étranger est toujours désagréablement frappé de leur nombre, & il ne revient point de sa surprise. Autant de mendians, autant de taches dans la législation d’un peuple. Il ne faut pas pour cela les étouffer comme on a fait dans ce qu’on nomme dépôts. C’est une cruauté abominable & gratuite.

On n’a pas assez cherché les moyens de remédier à cet épouvantable désordre ; ce qui déshonorera infailliblement nos magistrats, s’ils ne s’occupent de cet objet. On leur a proposé plusieurs plans également bons ; ils n’ont plus qu’à choisir.

Il paroît que chez les anciens il y avoit des pauvres, mais point d’indigens. On voit que les esclaves avoient leurs habits, leurs tables, leurs lits : il n’est point dit dans aucun auteur, qu’on rencontrât dans les villes, de ces objets sales & dégoûtans, qui déterminent violemment la pitié, ou repoussent la main charitable. La mal-propreté, rongée de vermine, ne couroit pas les rues avec des gémissemens qui déchirent l’oreille, & des plaies qui épouvantent les yeux.

Ces abus sont incorporés avec la législation plus occupée à conserver les grandes fortunes que les petites. Les grands propriétaires, quoi qu’en disent les systêmes nouveaux, sont funestes. Ils peuplent la terre de forêts, puis de biches & de daims : ils s’épuisent en jardins-fleuristes, & l’oppression des riches va toujours écrasant la partie la plus malheureuse.

On a traité les pauvres, en 1769 & dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un siecle qu’on appelle humain & éclairé. On eût dit qu’on en vouloit détruire la race entiere, tant on mit en oubli les préceptes de la charité. Ils moururent presque tous dans les dépôts, espece de prisons où l’indigence est punie comme le crime.

On vit des enlevemens qui se faisoient de nuit par des ordres secrets. Des vieillards, des enfans, des femmes perdirent tout-à-coup leur liberté, & furent jetés dans des prisons infectes, sans qu’on sût leur imposer un travail consolateur. Ils expirerent en invoquant en vain les loix protectrices & la miséricorde des hommes en place.

Le prétexte étoit, que l’indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d’hommes qui n’ont rien à perdre ; & comme on alloit faire le commerce des bleds, on craignit le désespoir de cette foule de nécessiteux, parce qu’on sentoit bien que le pain devoit augmenter. On dit, étouffons-les d’avance ; & ils furent étouffés : on n’imagina pas d’autres moyens.

Ces horreurs ont cessé en grande partie. On ne sauroit en accuser que des subalternes avides, qui outre-passent le pouvoir, & qui frappent sur le pauvre sans défense, croyant bien remplir leur emploi par les moyens les plus extrêmes & les plus séveres.

En général, ceux qui travaillent de leurs bras, ne sont pas assez payés, vu la difficulté de vivre dans la capitale : ce qui précipite dans la honteuse mendicité des hommes las de tourmenter leur existence presqu’infructueusement.

Le voyageur, dont le premier coup-d’œil juge beaucoup mieux que le nôtre corrompu par l’habitude, nous répétera que le peuple de Paris est le peuple de la terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri, & qui paroît le plus triste. L’Espagnol se procure à bon marché la nourriture & le vêtement : enveloppé dans son manteau & couché au pied d’un arbre, il dort & végete paisiblement. L’Italien s’abandonne à un doux repos, qu’interrompt un léger travail, & ouvre son ame aux délices journalieres de la musique. L’Anglois bien nourri, fort & robuste, heureux & libre dans les tavernes, reçoit tous les fruits de son active industrie, & en jouit personnellement. L’Allemand boit, fume & s’engraisse sans soucis. Le Suédois hume l’eau-de-vie de grains. Le Russe, sans prévoyance fâcheuse, trouve une sorte d’abondance dans l’esclavage. Mais le Parisien pauvre, courbé sous le poids éternel des fatigues & des travaux, élevant, bâtissant, forgeant, plongé dans les carrieres, perché sur les toits, voiturant des fardeaux énormes, abandonné à la merci de tous les hommes puissans, & écrasé comme un insecte dès qu’il veut élever la voix, ne gagne qu’avec peine & à la sueur de son front urne chétive subsistance qui ne fait que prolonger ses jours, sans lui assurer un sort paisible pour sa vieillesse.