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Tableau de Paris/267

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CHAPITRE CCLXVII.

Mendians valides.


Mais s’il est plusieurs mendians que la misere force à tendre la main, & qui, affaissés sous le poids du malheur, ont dans le geste l’abattement de la vraie douleur, & dans les yeux le feu sombre du désespoir, il est aussi un grand nombre de gueux hypocrites, qui par des gémissemens imposteurs & des infirmités factices, surprennent votre libéralité, & trompent votre compassion.

D’une voix artificielle, plaintive & monotone, ils articulent en traînant le nom de Dieu, & vous poursuivent dans les rues avec ce nom sacré ; mais ces misérables ne craignent ni la justice ni sa présence. Ils mentent à chaque passant : entretenus par les aumônes, ils font semblant d’être souffrans, mutilés, pour se dérober au travail qu’ils détestent.

On a vu jadis des poltrons se couper le pouce, pour se dispenser d’aller à la guerre. Eux, ils se couvrent de plaies hideuses, pour attendrir le peuple ; mais quand la nuit vient, suivez ces vagabonds dans le cabaret reculé de quelque fauxbourg, lieu du rendez-vous : vous verrez tous ces estropiés, droits & dispos, se rassembler pour leurs bruyantes orgies. Le boiteux a jeté sa béquille, l’aveugle son emplâtre, le bossu sa bosse de crin ; le manchot prend un violon ; le muet donne le signal de l’intempérance effrénée. Ils boivent, ils chantent, ils hurlent, ils s’enivrent ; la licence la plus débordée regne dans ces assemblées. Ils se vantent des impôts prélevés sur la sensibilité publique, de la violence qu’ils font aux ames compatissantes & crédules. Ils se communiquent leurs secrets ; ils répetent leurs rôles lamentables avec des éclats de rire licencieux. La communauté de femmes est en usage, comme à Lacédémone, parmi ces misérables qui, dans une égalité scandaleuse, ne reconnoissent aucun principe, & ont dépouillé ces sentimens de pudeur qui semblent innés dans tous les hommes policés.

Ils se félicitent de subsister sans rien faire, de partager tous les plaisirs de la société, sans en connoître les charges. Les enfans qui proviennent de ces commerces infames & illicites, sont adoptés par les premiers d’entr’eux, qui ont besoin d’un objet innocent pour exciter la pitié publique. Ils dressent leur voix enfantine à l’accent de la mendicité ; & à mesure que l’enfant grandit, il transforme en métier la funeste éducation qu’on lui a donnée.

Lorsqu’ils manquent d’enfans, ces misérables enlevent ceux d’autrui : alors ils contournent & disloquent leurs membres pour leur donner ce qu’ils appellent des jambes & des bras de Dieu.

Cet infame & criminel métier enrichissoit autrefois plus qu’il n’enrichit aujourd’hui, vu la sévérité de la police sur cet article. On a vu des mendians donner trente & quarante mille francs en mariage à leurs filles, & vivre chez eux très-commodément, après avoir râlé une journée entiere pour attirer des aumônes abondantes.

Mais comment ose-t-on punir la mendicité, lorsqu’on voit celle des ordres religieux, revêtue d’une apparence légale, &, pour ainsi dire, consacrée ? Ces ordres sont riches, & ne mendient, dit-on, que par humilité ; mais l’exemple n’est-il pas dangereux ? & comment peut-on établir une différence entre des fainéans vêtus d’un froc, & des fainéans de profession, qui subsistent de la charité publique ?

Toutes ces filles qui le soir vous offrent leurs appas pour une légere rétribution, peuvent être considérées comme de jeunes mendiantes ; car elles sont encore plus affamées que libertines. Elles vous demandent votre argent plutôt que vos caresses.