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Tableau de Paris/269

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CHAPITRE CCLXIX.

L’Hôtel-Dieu.


Jirai à l’hôpital, s’écrie le pauvre Parisien ; mon pere y est mort, j’y mourrai aussi ; & le voilà à moitié consolé. Quelle abnégation ! Quelle profonde insensibilité !

Cruelle charité que celle de nos hôpitaux ! Fatal secours, appât trompeur & funeste ! Mort cent fois plus triste & plus affreuse que celle que l’indigent recevroit sous son toit, abandonné à lui-même & à la nature ! La maison de Dieu ! & on ose l’appeller ainsi ! Le mépris de l’humanité semble ajouter aux maux qu’on y souffre. Le médecin, le chirurgien sont payés ; d’accord : les remedes ne coûtent rien ; je le sais : mais on couchera le malade à côté d’un moribond & d’un cadavre ; on lui mettra le spectacle de la mort sous les yeux, lorsque les angoisses de la terreur pénétreront déjà son ame épouvantée… La maison de Dieu ! On le plongera dans un air rempli de miasmes putrides ; on le soumettra à un despotisme qui n’écoutera ni le cri de sa douleur, ni ses représentations, ni ses plaintes ; on ne lui donnera personne pour le consoler, pour l’affermir ; on sera indifférent à l’enlever comme mort ou comme convalescent : la pitié même sera aveugle & meurtriere ; car elle n’aura plus ce qui la caractérise, la compassion profonde, l’attention secourable, les larmes de la sensibilité… La maison de Dieu ! Tout est dur & farouche dans ces lieux où tout souffre. Les maladies les plus contraires seront sous la même couverture, & une simple indisposition se convertira en un mal cruel.

Qui ne fuiroit ces hospices sanglans & dénaturés ? Qui osera mettre le pied dans cette maison, où le lit de la miséricorde est cent fois plus affreux que le grabat nu de l’indigent ; & tandis que ces horreurs révoltantes affligent les regards de l’étranger & oppressent les cœurs irrités, on apprend avec une surprise mêlée d’effroi & d’indignation, que les hommes auxquels cette administration importante est confiée, n’ont rien fait encore pour éviter du moins la honte des reproches ; que le grand scandale subsiste ; que, tandis que tous les biens du clergé appartiennent de droit aux pauvres, disent les saints canons, le clergé n’a point secouru puissamment l’humanité souffrante, & que son zele a paru tiede sur le devoir le plus sacré que ses obligations lui imposoient.

Que seroit-ce, si le vol sacrilege des biens destinés au soulagement des misérables, si ces richesses détournées faisoient sortir la cruauté des établissemens même fondés par la bienfaisance ? Est-il sous le ciel un crime qui méritât plus l’exécration de tous les hommes ? Et cependant la voix publique accuse hautement ces régisseurs, dont le nom ne devroit être cité qu’avec attendrissement & respect.

L’Hôtel-Dieu a été fondé en 660 par saint Landry & le comte Archambaud, pour y recevoir les malades de l’un & de l’autre sexe sans exception de personnes. Le juif, le Turc, le protestant, l’idolâtre, le chrétien y entrent également. Il y a douze cents lits, & le nombre des malades se monte à cinq ou six mille. Comptez pour l’Hôpital-Général dix à douze mille personnes, pour Bicêtre quatre à cinq mille ; vous aurez le dénombrement des infortunés qui ne savent où poser leur tête. Car dans nos gouvernemens modernes, l’on reçoit l’existence sans obtenir le point où doit reposer cette même existence.

Il est presqu’impossible de savoir quels sont les revenus de l’Hôtel-Dieu. Ils sont immenses ; & ce qui le feroit croire, c’est l’attention que l’on a d’en dérober la connoissance au public. Les abus paroîtroient beaucoup plus révoltans à côté de cette opulence. Rapprochez la maison de Charité de Lyon & l’hôpital de Versailles de l’Hôtel-Dieu de Paris ; d’un côté, vous appercevrez un ordre admirable, une régie digne d’éloges & qui attendrit le contemplateur ; de l’autre, vous verrez tous les vices qui affligent l’ame, qui la soulevent, & qui ne lui permettent pas de passer sur cet objet sans exhaler sa profonde indignation.

On espéroit que le dernier incendie tourneroit à l’avantage des malades ; qu’on bâtiroit sur un nouvel emplacement un édifice plus spacieux, plus sain ; mais on a laissé subsister presque tous les anciens abus.

L’Hôtel-Dieu de Paris a tout ce qu’il faut pour être pestilentiel, à cause de son athmosphere humide & peu airée ; les plaies s’y gangrenent plus facilement, & le scorbut & la gale n’y font pas moins de ravages, pour peu que les malades y séjournent.

Les maladies les plus simples dans leur principe, acquierent des complications graves par une suite inévitable de la contagion de l’air ; c’est par la même raison que les plaies simples à la tête & aux jambes sont mortelles dans cet hôpital.

Rien ne confirme mieux ce que j’avance, que le dénombrement des misérables qui périssent tous les ans à l’Hôtel-Dieu de Paris & à Bicêtre : il meurt le cinquieme des malades ; calcul effrayant, & qu’on envisage avec la plus parfaite indifférence !

Il est prouvé par l’expérience & par les observations des physiciens, qu’un hôpital qui contient plus de cent lits, est une vraie peste : on peut ajouter que, toutes les fois que l’on traitera deux malades dans la même chambre, on les exposera évidemment à se nuire beaucoup, & que par conséquent l’on agira contre toutes les loix de l’humanité.

Puisse-t-il se rencontrer des hommes assez courageux pour remédier à ce qui dégrade aux yeux de l’étranger cette partie de l’administration publique ! Puissent-ils braver les adversaires qui frémissent du moindre changement ! Puisse enfin le génie du bien l’emporter sur le génie du mal, toujours fort, toujours opiniâtre & faisant la plus vigoureuse défense contre tous les plans généreux qui intéressent l’humanité !

On croit pouvoir assurer ici que le revenu de l’Hôtel-Dieu est tel, qu’il suffiroit pour nourrir presque la dixieme partie de la capitale ; & le patrimoine sacré des pauvres se trouve livré aux vices d’une administration insuffisante, pour ne pas dire plus, puisqu’elle se trompe depuis si long-tems, & dans le choix des moyens & dans l’exécution.