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Tableau de Paris/270

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CHAPITRE CCLXX.

Clamart.


Les corps que l’Hôtel-Dieu vomit journellement, sont portés à Clamart : c’est un vaste cimetiere, dont le gouffre est toujours ouvert. Ces corps n’ont point de bierre ; ils sont cousus dans une serpilliere. On se dépêche de les enlever de leur lit ; & plus d’un malade réputé mort, s’est réveillé sous la main hâtive qui l’enfermoit dans ce grossier linceul ; d’autres ont crié qu’ils étoient vivans, dans le chariot même qui les conduisoit à la sépulture.

Ce chariot est traîné par douze hommes : un prêtre sale & crotté, une cloche, une croix, voilà tout l’appareil qui attend le pauvre : mais alors tout est égal.

Ce chariot lugubre part tous les jours de l’Hôtel-Dieu à quatre heures du matin ; il roule dans le silence de la nuit. La cloche qui le précede, éveille à son passage ceux qui dorment ; il faut se trouver sur la route pour bien sentir tout ce qu’inspire le bruit de ce chariot, & toute l’impression qu’il répand dans l’ame.

On l’a vu, dans certains tems de mortalité, passer jusqu’à quatre fois en vingt-quatre heures : il peut contenir jusqu’à cinquante corps. On met les enfans entre les jambes des adultes. On verse ces cadavres dans une fosse large & profonde ; on y jette ensuite de la chaux vive ; & ce creuset qui ne se ferme point, dit à l’œil épouvanté, qu’il dévoreroit sans peine tous les habitans que renferme la capitale.

L’arrêt du parlement, du 7 juin 1765, qui supprime tous les cimetieres dans l’enclos de la ville de Paris, est demeuré sans effet.

La populace ne manque pas, le jour de la fête des morts, d’aller visiter ce vaste cimetiere, où elle pressent devoir se rendre bientôt à la suite de ses peres. Elle prie & s’agenouille, puis se releve pour aller boire. Il n’y a là ni pyramides, ni tombeaux, ni inscriptions, ni mausolées : la place est nue. Cette terre grasse de funérailles est le champ où les jeunes chirurgiens vont la nuit, franchissant les murs, enlever des cadavres pour les soumettre à leur scalpel inexpérimenté : ainsi après le trépas du pauvre on lui vole encore son corps ; & l’empire étrange que l’on exerce sur lui, ne cesse enfin que quand il a perdu les derniers traits de la ressemblance humaine.