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Tableau de Paris/271

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CHAPITRE CCLXXI.

Les Enfans trouvés.


Lhôpital des enfans trouvés est un autre gouffre, qui ne rend pas la dixieme partie de l’espece humaine qu’on lui confie. Dans la province de Normandie on a calculé, d’après l’expérience de dix ans, qu’il mouroit cent quatre enfans sur cent huit. Voyez la Gazette des Deux-Ponts, du 9 avril 1771 ; le résultat s’est trouvé à peu près pareil dans plusieurs provinces du royaume.

Sept à huit mille enfans légitimes ou illégitimes arrivent tous les ans à l’hôpital de Paris, & leur nombre augmente chaque année. Il y a donc sept mille peres malheureux, qui renoncent au sentiment le plus cher au cœur de l’homme. Ce cruel abandon que combat la nature, annonce une foule de nécessiteux ; & ce fut de tout tems l’indigence qui causa la plupart des désordres trop généralement attribués à l’ignorance & à la barbarie des hommes.

Dans les pays où le peuple jouit d’une certaine aisance, les citoyens même des dernieres classes sont fideles à la loi de la nature ; la misere ne fit & ne fera jamais que de mauvais citoyens.

À ne considérer que les causes ordinaires qui précipitent les enfans dans ce malheureux gouffre, mille raisons pressantes excusent une grande partie de ceux qui ont eu le malheur de se trouver réduits à cette cruelle nécessité. Les calamités nationales ont épuisé peu à peu les forces & les ressources du corps politique ; mais il est une foule de causes secondes qu’il sera très-aisé de démêler, pour peu qu’on veuille réfléchir sur la constitution politique de la capitale.

La difficulté de vivre s’y fait sentir de plus en plus. Quelqu’envie qu’aient tous les individus de se procurer de quoi subsister honnêtement, il ne leur est plus également possible d’y parvenir. Et comment songer à la subsistance des enfans, quand celle qui accouche est elle-même dans la misere, & ne voit de son lit que des murailles dépouillées ?

Le quart de Paris ne sait pas bien sûrement la veille, si ses travaux lui fourniront de quoi subsister le lendemain. Faut-il être étonné qu’on se porte au mal moral, quand on ne connoît que le mal physique ?

En tout tems, à toutes les heures du jour & de la nuit, sans question & sans formalité, on reçoit tous les enfans nouveaux-nés qu’on présente à cet hôpital.

Ce sage établissement a prévenu & empêché mille crimes secrets : l’infanticide est aussi rare qu’il étoit commun autrefois ; ce qui prouve que la législation change totalement les mœurs d’un peuple.

Une fille qui a eu une foiblesse, la dérobe à tous les regards ; elle n’en porte point la peine. Je crois qu’on a mis le libertinage un peu plus à son aise ; d’accord : mais outre qu’il est des inconvéniens inséparables de toute grande société, & qu’il seroit inutile de vouloir anéantir, on a paré à une multitude de malheurs, de scandales & de forfaits.

On avait proposé de faire de tous ces enfans trouvés autant de soldats. Projet barbare ! Parce qu’on a nourri un enfant, a-t-on le droit de le dévouer à la guerre ? Ce seroit une charité bien inhumaine que celle qui l’éleveroit pour lui redemander son sang, & lui ôter la liberté malgré lui. Nul ne doit naître soldat, que tous les citoyens ne le soient indistinctement.

La tendresse maternelle s’éteignoit devant le fatal point d’honneur, lorsque le généreux saint Vincent de Paule (qui mériteroit un éloge de la main du panégyriste de Descartes & de Marc-Aurele) offrit un asyle à ces innocentes victimes, qui doivent le jour à la foiblesse, à la séduction, ou au libertinage.

J’ai dit que le nombre des enfans trouvés montoit à sept mille par année ; mais il faut observer qu’un grand nombre de ces enfans viennent de la province. Là, quand une fille devient mere, elle fait partir secrétement l’enfant qu’elle craint de conserver, & que dans toute autre circonstance elle eût idolâtré.

Ce malheureux enfant, qui perdroit celle qui lui a donné le jour, exilé par le préjugé, au moment de sa naissance, est recueilli, de lieue en lieue, par des mains mercenaires. Hélas ! c’est peut-être un Corneille, un Fontenelle, un le Sueur, qui dans ce transport va succomber à l’intempérie des saisons, aux fatigues du voyage ; l’oserai-je dire, au défaut de la nourriture ; & ce qu’il y a d’incroyable, c’est que ce même enfant, venu de Normandie ou de Picardie à travers mille dangers, y retournera le soir même de son arrivée à Paris, parce que le sort lui aura donné à la crêche une nourice Normande ou Picarde.

C’est un homme qui apporte sur son dos les enfans nouveaux-nés, dans une boîte matelassée, qui peut en contenir trois. Ils sont debout dans leur maillot, respirant l’air par en-haut. L’homme ne s’arrête que pour prendre ses repas & leur faire sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il en trouve souvent un de mort ; il acheve le voyage avec les deux autres, impatient de se débarrasser du dépôt. Quand il l’a déposé à l’hôpital, il repart sur-le-champ pour recommencer le même emploi, qui est son gagne-pain.

Presque tous les enfans qu’on transporte de Lorraine par Vitry, périssent dans cette ville. Metz a vu dans une seule année neuf cents enfans exposés. Quelle matiere à réflexion !

Il seroit tems de chercher un remede à ce mal. Ou il faudroit cesser de mésestimer la fille honnête & courageuse qui nourriroit de son lait son enfant, & racheteroit ainsi sa faute par tous les soins maternels ; ou il faudroit épargner à ces enfans ce transport pénible, qui en moissonne le tiers, tandis qu’un autre tiers périt avant l’âge de cinq ans.

En Prusse toutes les filles nourrissent leurs enfans, & publiquement. Il seroit puni, celui qui les offenseroit de paroles dans cette auguste fonction de la nature. On s’accoutume à ne voir plus en elles que des meres ; voilà ce qu’a fait un roi philosophe ; voilà comme il a donné des idées saines à sa nation.

On avoit proposé de substituer au lait de femme, celui de chevre & de vache : le Nord se trouve très-bien de ce systême. Pourquoi ne profiterions-nous pas de l’idée que nous avons donnée aux nations étrangeres ? Elles savent mettre en pratique ce que nous imaginons infructueusement.