Tableau de Paris/277

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CHAPITRE CCLXXVII.

Les Prisons.


Retombons de ces sublimes projets à ce qui existe. Abandonnons nos beaux rêves, pour contempler notre indigence & notre pauvreté réelle. Voyons notre extrême indifférence pour tout ce qui intéresse de si près l’humanité. Des images consolantes ont erré autour de moi : les cachots, les chaînes, le bruit des clefs dissipent le songe !

La loi arrête l’innocent comme le coupable, lorsqu’il s’agit de constater un délit ; mais la prison étant déjà une peine très-grave, elle doit être adoucie autant qu’il est possible qu’elle le soit. Or, pour s’assurer de ma personne, il ne faut pas pour cela attaquer ma santé, me priver des regards du soleil & de l’air, me jeter dans une demeure infecte, me faire languir au milieu d’une troupe de brigands, dont la seule vue est un supplice.

Si le soupçon exige que je sois totalement privé de ma liberté, que je ne sois point à la merci de l’avarice d’un geôlier ; qu’en m’arrachant à mes foyers, on ne me confonde point avec ceux qu’on va conduire au gibet ; car je puis être innocent.

La loi ne me devra aucun dédommagement, quand elle aura reconnu mon innocence ; d’accord : parce qu’elle aura agi au nom de l’intérêt général, auquel tout est & doit être subordonné. Mais que je n’emporte pas une affreuse maladie de ma captivité, tandis qu’il est si facile de m’épargner ces horreurs, en m’accordant un peu d’air au milieu de ma solitude.

Les prisons sont resserrées, mal-saines, infectes : on les a justement comparées à de hauts & larges puits, aux parois desquels seroient adossées des masures étroites & hideuses. Si le prisonnier veut y être séparé, il paiera soixante francs par mois un petit emplacement de dix pieds quarrés. Tout s’y vend le double, & l’on diroit qu’il y a au guichet une taxe particuliere, pour rendre la misere des prisonniers encore plus profonde.

D’énormes chiens font la garde & même la police avec les geôliers. Rien n’est plus frappant que l’analogie qui les caractérise. Ces éleves sont dressés à saisir un prisonnier au collet & à le mener au cachot ; ils obéissent au moindre signe.

Une petite porte épaisse s’ouvre trente fois par quart d’heure ; il faut que tout ce qui sert à l’entretien & à la nourriture, passe par là : il n’y a point d’autre entrée.

Les cachots sont les réceptacles de toutes les horreurs & de toutes les miseres humaines : les vices les plus monstrueux y sont naturalisés, & le criminel oisif s’enfonce là dans de nouveaux crimes.

On nomme pailleux les misérables qui respirent encore dans ces souterreins. L’humanité est réellement effrayante & hideuse sous ce déplorable point de vue : tirons le rideau.

Il y a à la porte de la prison un cercueil bannal pour les prisonniers & pailleux qui décedent ; ils n’obtiennent point de biere de la charité publique ; on ne leur accorde qu’un linceul. Ce cercueil très-épais & très-solide reçoit chaque jour tous les morts, & indistinctement ; quelquefois il en contient deux, quand les trépassés sont des adolescens. Le cercueil bannal de la prison du Châtelet sert depuis plus de quatre-vingts ans. Les pailleux l’appellent la croûte de pâté. Ô sauvages errans dans les forêts de l’Amérique septentrionale ! vous mangez vos ennemis, vous faites un trophée sanglant de leur chevelure : mais vous n’avez jamais du moins offert à la main tremblante de l’historien les tableaux que j’aurois ici à tracer… Non, laissons les monstrueuses turpitudes de l’humanité dégradée sous les voiles épais qui la couvrent. Les gardiens féroces de ces criminels ne s’attendrissent jamais, & ils ajoutent d’eux-mêmes à la dureté de leur ministere.

Un édit bienfaisant & paternel va faire cesser une grande partie de ces abus ; & le bien qui se fait, devient le gage du bien qui se fera. Qu’il se fait lentement !